Document 1 : La querelle allemande des méthodes
Le débat a commencé en 1883, au lendemain de la publication du livre de l'économiste autrichien C. Menger, Recherches sur la méthode des sciences sociales. Dans cet ouvrage, le tenant de la révolution marginaliste, soutenait que l'économie devait devenir « scientifique ». Autrement dit, elle doit adopter une démarche déductive et formelle en partant de principes élémentaires concernant d'une part le comportement des individus, et d'autre part les lois du marché, pour parvenir à des lois universelles.
Cette thèse attira les foudres de Gustav Schmoller (1838-1917), chef de file de l'école historique allemande en économie. Il reprocha à Menger d'avoir recours au modèle de « l'homo economicus » qui serait une pure fiction théorique. En effet, l'individu réel étant un être complexe, ses valeurs et ses mobiles seraient irréductibles au seul calcul des intérêts. De plus, la méthode abstraite, déductive et formelle de Menger ne pouvait convenir à l'étude des sociétés. A la méthode de l'individualisme méthodologique préconisée par Menger, Schmoller opposait au contraire une approche « historique, globale et sociale » partant des institutions dans lesquelles agissent les individus. Schmoller contestait que l'on puisse découvrir des lois universelles dans le domaine de l'économie et de la société, l'histoire humaine étant marquée par la contingence, la spécificité de chaque période et de chaque milieu.
C'est également en 1883 que Wilhem Dilthey (1833-1911) publia son ouvrage, Introduction aux sciences de l'esprit. Il y présentait la célèbre opposition entre les «sciences de l'esprit» et les «sciences de la nature». L'objet de ces dernières est la réalité physique, laquelle s'explique par un système de causes et de lois. En revanche, pour rendre compte de la réalité humaine, il faut faire appel, selon Dilthey, à une autre démarche qui prenne en compte la subjectivité et le sens que les êtres humains donnent à leur action. L'objet des sciences de l'esprit est donc le monde des idées, des valeurs, des projets qui ne peuvent s'appréhender que par la compréhension (c'est-à-dire la perception intérieure des visions du monde des sujets).
La querelle des méthodes en Allemagne n'a débouché sur aucune conclusion tranchée. De fait, il fut réactivé tout au long de ce siècle, par des biais différents et dans chaque discipline. Dans ce débat difficile, parfois confus et aux multiples ramifications, on peut cependant repérer plusieurs oppositions. La première se situe entre le formalisme des modèles abstraits et l'approche concrète et empirique, la seconde entre l'approche subjective de l'humain et l'approche objective des faits sociaux. Enfin, la dernière opposition concerne le réductionnisme et l'approche « holiste ». (…)
Dans les sciences de la nature, on peut remarquer qu'un tel débat sur les différentes approches d'un même phénomène est quasiment inexistant. Nul ne songerait pourtant à opposer le regard du physiologiste, qui découpe un insecte au scalpel pour étudier ses organes, à celui de l'éthologiste qui le regarde évoluer dans son milieu naturel. On admet ici qu'une querelle entre ces deux méthodes serait sans fin parce que les scientifiques ne recherchent manifestement pas les mêmes choses.
Jean François Dortier, « La production des sciences humaines », Sciences Humaines n°80, février1998
Questions à partir du document 1 :
1) Définissez la révolution marginaliste ?
2) En quoi est – ce une démarche déductive et formelle ?
3) Quelles critiques le sociologue peut -il adresser à cette méthode ?
4) Que signifie l’opposition entre expliquer et comprendre ?
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1) Définissez la révolution marginaliste ?
William Stanley Jevons (Théorie de l'économie politique, 1871), Carl Menger (Principes d’économie politique,1871), et Léon Walras (Éléments d’économie politique pure,1874), sont à l’origine des trois écoles appartenant au courant néo classique (école autrichienne, école de Lausanne et école de Cambridge). Ils ont, simultanément et indépendamment, utilisé le principe de l’utilité marginale décroissante (expliqué avant eux par le français Jules Dupuis et l’Allemand Hermann Heinrich Gossen). Ainsi, au cours de la décennie qui commence en 1870, l’économie politique a connu une révolution scientifique que l’on qualifie de révolution marginaliste. Le raisonnement à la marge s’impose alors pour expliquer, d’une part les choix des consommateurs et des producteurs, et d’autre part les conditions de réalisation de l’équilibre économique.
2) En quoi est – ce une démarche déductive et formelle ?
C’est une démarche déductive car elle repose sur l’adoption de plusieurs hypothèses, qui définissent les caractéristiques économiques du monde dans lequel s’inscrit la réflexion. L’utilisation des mathématiques permet de formaliser le comportement des producteurs et des consommateurs en tant qu’homo economicus.
Les principales de ces hypothèses sont les suivantes : les agents économiques sont rationnels, il est possible de quantifier leurs préférences ; ils cherchent à maximiser l’utilité totale de leur consommation sous contrainte de budget, ou, s’ils sont producteurs, à maximiser leurs profits sous contrainte de coûts de production ; les agents économiques sont indépendants les uns des autres, c’est la variation des prix sur le marché en fonction de l’offre et de la demande qui permet de coordonner leurs décisions.
Le fonctionnement optimal du marché suppose lui aussi sur le respect des hypothèses de concurrence pure et parfaite ; l’atomicité (il existe un grand nombre d’acheteurs et de vendeurs, aucun ne pouvant influencer le marché), l’homogénéité (le produit est considéré comme identique par tous les acheteurs), la libre entrée et libre sortie ( tout producteur et tout acheteur est libre d’entrer sur un marché et d’en sortir), la mobilité des facteurs de production (ils peuvent se déplacer librement d’un marché à un autre), la transparence (l’information est parfaite, c’est à dire connue de tous et sans coût).
3) Quelles critiques le sociologue peut -il adresser à cette méthode ?
L’individu que l’on étudie ici est un homo economicus, c’est-à-dire un personnage abstrait, sans histoire et sans épaisseur sociale. Or, la sociologie a précisément pour objet d’étudier concrètement les comportements humains et leurs conséquences. Mais pour y parvenir, elle considère que ces comportements sont orientés par des valeurs, qu’ils ne se limitent pas à la défense de l’intérêt individuel, qu’ils sont dépendants les uns des autres.
4) Que signifie l’opposition entre expliquer et comprendre ?
L’opposition entre expliquer et comprendre a pour origine la querelle des méthodes qui oppose en Allemagne, vers 1880, Carl Menger, partisan d’une méthode hypothético déductive utilisant la formalisation mathématique, et Gustav Schmoller, chef de file de l’école historique allemande, qui défend une méthode inductive fondée sur l’observation historique.
Pour clore cette querelle, le philosophe Wilhem Dilthey ( Introduction aux sciences de l’esprit,1883) distingue deux types de sciences : les sciences de la nature et les sciences de l’esprit. Chacune se caractérise par une méthode qui lui est propre : les sciences de la nature cherchent à expliquer, c’est-à-dire à mettre en évidence les relations de causalité qui permettent de formuler les lois de la nature ; Ne pouvant pas recourir à l’expérience, les sciences de l’esprit doivent se contenter de comprendre les intentions des individus, c’est-à-dire le sens qu’ils donnent à leurs actes.
Max Weber dépasse cette opposition. Pour lui, la sociologie doit expliquer et comprendre. L’explication et la compréhension sont alors deux étapes de la construction du savoir scientifique.
Document 2 : Comprendre l'origine du débat
Le second débat, un peu plus tardif, concernait surtout la sociologie qui a introduit une autre opposition entre l'individu et la société. Pour Durkheim, comme pour Quételet et la plupart des autres sociologues du XIXe siècle, les statistiques prouvent que les phénomènes sociaux ne dépendent pas de la volonté des individus mais d'autres faits sociaux (on se souvient de la règle de Durkheim : il faut expliquer le social par le social). A l'époque, ces sociologues s'opposent aux méthodes introspectives des philosophes et aussi à la théorie de l'individu rationnel et maximisateur - l'homo economicus - des économistes libéraux.
Selon certains sociologues, ce débat opposerait en réalité à l'origine deux traditions nationales. D'une part la tradition française incarnée par Durkheim qui expliquerait le comportement des individus par les seuls mécanismes sociaux ; d'autre part, la tradition allemande incarnée par Weber qui s'efforcerait de comprendre les motivations des individus. Ainsi s'opposeraient d'un côté l'explication, le social, l'objectif, de l'autre la compréhension, l'individuel, le subjectif. Lancée par Raymond Aron juste avant la guerre, reprise par Raymond Boudon dans les années 70, cette opposition est aujourd'hui souvent tenue pour centrale en sociologie. On peut pourtant en douter. En effet, cette opposition n'est pas fondée historiquement. Certes, Durkheim a poussé jusqu'à l'absurde l'idée de mécanismes sociaux inconscients. En 1897, dans Le Suicide, après avoir montré l'influence des facteurs sociaux sur le taux de suicide, il postule en effet l'existence de véritables « courants suicidogènes » qui traverseraient la société et agiraient automatiquement sur les individus, sans même qu'ils en aient conscience. Il en vient ainsi à décrire au premier degré (et non de façon métaphorique) les « souffrances » et les « résolutions » de la société et non des individus. Mais relisons Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912) et les textes de la fin de sa vie, on verra qu'il ne cesse de rechercher une psychologie collective et qu'il se demande à maintes reprises ce que ressent le croyant. De plus, c'est une erreur de croire que Durkheim résume à lui seul la tradition française. (…)
Par ailleurs, on caricature pareillement Weber en en faisant un champion de l'individualisme et de la subjectivité. On peut certes trouver ici et là telle ou telle phrase dans ses textes épistémologiques, mais observons aussi sa pratique des sciences sociales. Ouvrons par exemple son fameux article sur l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1905), et nous voyons Weber donner des statistiques, raisonner en termes de corrélations sociales générales (rôle des systèmes d'éducation, de la gestion des héritages, des traditions religieuses, du commerce...) et finalement se livrer à une très vaste étude de psychologie collective (englobant plusieurs siècles et de nombreux pays) dans laquelle il n'est jamais question d'individu ni de méthode individualiste. En tout état de cause, la prétendue « grande question » apparaît donc comme mal posée et il est probable qu'elle renseigne davantage sur ceux qui utilisent aujourd'hui cette opposition que sur la pensée des classiques.
Laurent Mucchielli, La guerre des méthodes n'aura pas lieu, Sciences Humaines n°80, février1998
Mensuel N° 80 - Février 1998
Questions à partir du document 2
5) En quoi consiste l’opposition entre la sociologie de Durkheim et celle de Weber ?
6) Pourquoi n’est elle pas fondée historiquement ?
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5) En quoi consiste l’opposition entre la sociologie de Durkheim et celle de Weber ?
La méthode de Durkheim est qualifiée d’objectivisme holiste. Si l’on considère un système et les éléments qui en font partie, être holiste, c’est considérer que chaque élément est entièrement déterminé par le système. Autrement dit, pour le sociologue, être holiste revient à considérer que l’individu est soumis à des contraintes sociales qu’il a intériorisées. Selon Durkheim, les faits sociaux sont ainsi extérieurs aux individus, en ce sens qu’ils ne sont, ni des représentations mentales, ni des sentiments. Ils existent en dehors de la conscience de chacun et n’apparaissent qu’à l’examen de séries statistiques.
Max Weber développe quant à lui une sociologie individualiste. Selon lui, les phénomènes sociaux ne peuvent être compris qu’en prenant en compte le sens subjectif que les individus donnent à leurs actes. Il écrit ainsi dans sa correspondance : « La sociologie (…) ne peut procéder que des actions, d’un, de quelques, ou de nombreux individus séparés. C’est pourquoi elle se doit d’adopter des méthodes strictement individualistes ». Sa sociologie est aussi une sociologie compréhensive, car le sens subjectif est compris par interprétation en fonction du contexte culturel et historique.
6) Pourquoi n’est elle pas fondée historiquement ?
Il y a plusieurs raisons objectives pour expliquer en quoi l’opposition entre les deux pères de la sociologie n’est pas fondée historiquement. La principale étant que Durkheim et Weber ont en réalité un projet commun, celui de faire de la sociologie une science. Ainsi, même si leurs méthodes respectives divergent, on retrouve chez chacun, le souci d’imposer la sociologie comme une science, face à la psychologie et à la philosophie pour Durkheim, dans le cadre de la querelle des méthodes au sein de l’université allemande pour Weber. Ils en viennent donc, tous les deux, à énoncer des principes méthodologiques en insistant, d’une part sur la nécessaire objectivité du sociologue dans la construction de son questionnement (écarter les prénotions pour l’un, neutralité axiologique pour l’autre), et d’autre part sur la nécessaire administration de la preuve, qui passe par la mise en évidence de relations de causalité. On peut ajouter ensuite qu’Émile Durkheim ( par la théorie de la division du travail) et Max Weber ( par la mise en évidence d’un processus de rationalisation) cherchent à comprendre les transformations subies par les sociétés européennes au moment de l’industrialisation et de l’urbanisation. Enfin, il est à noter que dans Éthique protestante et l'esprit du Capitalisme (1905), Max Weber se livre à une analyse statistique afin d’établir des corrélations entre certaines pratiques sociales ( éducation, héritage, commerce, religion), analyse statistique bien peu individualiste dans sa démarche. De même, il est tout aussi excessif de considérer que Durkheim ignore tout de la conscience individuelle. Cité par le sociologie Bernard Lahire (Sociologie, psychologie et sociologie psychologique, Hermès la revue n°41,2005), il écrit que « la psychologie collective, c’est la sociologie tout entière (…) Elle aboutit elle-même à une psychologie (…) plus concrète et complexe que celle que font les purs psychologues ». Le père de la sociologie française n’aurait donc jamais cessé d’interroger le rapport entre l’individu et la société, considérant que « l’étude des phénomènes sociologiques-psychiques n’est donc pas une simple annexe de la sociologie ; c’en est la substance même ». Pour lui, si les événements historiques (les guerres, les révolutions, les conflits de classe) influencent l’évolution des sociétés, c’est parce qu’ils agissent sur les consciences individuelles. La sociologie de Durkheim n’est donc pas une sociologie qui ignore la conscience des individus, mais une sociologie qui vise à expliquer comment celle – ci se forme à partir de représentations collectives et sociales.
Document 3 : La réalité et ce qui est « vu » : l’exemple du sommeil.
Le sociologue transforme le pan de la réalité sur laquelle il travaille grâce au type de lunettes qu’il emprunte, grâce à son questionnement théorique mis en œuvre dans le recueil des données. L’ « objet social » ou « objet réel » devient un « objet sociologique ». Examinons comment le sommeil, comme pratique, peut être construit en plusieurs objets sociologiques. En fonction de son intérêt théorique, et aussi de la demande sociale, le sociologue choisira tel ou tel mode de construction :
- Premièrement, le sommeil peut être appréhendé par ses difficultés, notamment l’insomnie, et les manières de les surmonter. Le sociologue analysera notamment la consommation de somnifères et observera que les différences renvoient d’abord à l’âge (les personnes de plus de quatre-vingts ans en prennent davantage), ensuite au sexe (les femmes étant plus consommatrices), la variation selon le milieu social étant plus réduite. Si on croise ce constat avec le fait que les hommes retraités déclarent comme temps de sommeil presque une heure et demie de plus que les hommes actifs à temps plein, on peut se demander si l’insomnie ne renvoie pas aussi au problème du manque d’activité. Une nouvelle hypothèse peut être formulée : les difficultés du sommeil renverraient tout autant au « jour » qu’à la « nuit », c’est-à-dire à l’angoisse de remplir son emploi du temps. On peut faire l’hypothèse que les « moments critiques » (Anselm Strauss) dans l’existence sont accompagnés par des rêves spécifiques. Par exemple, quels rêves font les personnes qui sont menacées de subir un licenciement collectif, qui déplorent la fermeture de leur entreprise ?
- Deuxièmement, le sommeil peut être analysé dans le cadre d’une sociologie de la socialisation familiale. Pendant la petite enfance, il peut y avoir le rituel de l’histoire lue avant d’éteindre, la préparation des conditions de l’endormissement avec le doudou et la veilleuse. La fixation de l’heure du coucher est un enjeu important dans les relations entre les jeunes et leurs parents. On peut étudier comment les adolescents acceptent cette heure sans pour autant s’endormir immédiatement : ils peuvent parler à leurs amis avec leur mobile, ou écrire des textos, ou encore écouter leur musique ou leur émission préférée. Ils dérobent ce temps non surveillé par les parents pour en faire un temps à soi. De plus, rester éveillé la nuit symbolise pour eux une forme d’émancipation par rapport à l’imposition parentale, et aussi par rapport au rythme des adultes.
- Troisièmement, le sommeil peut être analysé dans une perspective de genre. L’intimité conjugale et hétérosexuelle s’inscrit dans le fait de dormir dans le même lit. Comment concilier le sommeil, activité individuelle, avec l’activité collective d’être dans le lit commun ? Comment se constituent dans cet espace deux territoires personnels ? Comment ces derniers sont défendus ? Dans la perspective développée par le centre de sociologie du sommeil de l’université de Surrey, dirigé par Sara Arber, la dimension conjugale de l’identité pendant la nuit – repérée par le fait d’être ensemble dans le lit – ne se traduit pas de la même façon pour les hommes et les femmes. Ces dernières se plaignent deux fois plus du ronflement de leur partenaire que les hommes, d’être réveillés par ce bruit ou par d’autres mouvements. Mais selon les commentaires des uns et des autres, les femmes semblent trouver plus normaux ces désagréments : « C’est ok pour un homme de ronfler ». Cela traduit l’intériorisation par la femme de l’attention que les proches attendent d’elle (c’est aussi elle qui se lèvera plus fréquemment la nuit en cas d’appel des enfants), de la responsabilité qu’elle estime avoir de la relation (rester ensemble pour sauvegarder le symbole de cette pratique commune), d’une balance défavorable du pouvoir en sa faveur. Selon Susan Venn, cette acceptation se joue aussi sur le fait que le ronflement est perçu comme une activité masculine, normale : les femmes qui ronflent se sentent davantage stigmatisées que les hommes. Le coût de la vie conjugale est plus élevé pour les femmes aussi pendant la nuit.
François de Singly, « Choisir des « lunettes » sociologiques pour mieux voir la réalité sociale », in François de Singly et alii, Nouveau manuel de sociologie, Armand Colin, 2010, p23-25
Questions à partir du document 3
7) Quelles différences faites vous entre objet social et objet sociologique?
8) Comment le sommeil peut il être construit en plusieurs objets sociologiques ?
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7) Quelles différences faites vous entre objet social et objet sociologique ?
L’objet social est un élément de la réalité sociale. Certes, dormir est une nécessité biologique, mais la manière de dormir ( le lieu, la position, avec qui) est caractéristique d’une société particulière, parce qu’elle dépend de sa culture et de son époque. Le sommeil en tant qu’objet social est donc influencé par l’organisation économique ( le temps de travail par exemple) et sociale (urbanisation, transports).Il devient objet sociologique lorsque le sociologue le construit comme objet d’étude en fonction des apports théoriques qu’il privilégie et de la méthode qu’il utilise : approche statistique de la consommation de somnifères ou compréhension des rituels d’endormissement par exemple.
8) Comment le sommeil peut il être construit en plusieurs objets sociologiques ?
Les trois exemples proposés par François de Singly sont les suivants :
1. L’étude de dysfonctionnement du sommeil en fonction du groupe social d’appartenance, et des caractéristiques de celui-ci.
2. La compréhension des liens entre le sommeil et la socialisation de l’enfant.
3. L’identification des attentes en fonction de ce que le sommeil représente comme moment de la vie d’un couple.
Document 4 : Les Règles de la méthode sociologique
« Le but de Durkheim est de démontrer qu’il peut et qu’il doit exister une sociologie qui soit une science objective, conforme au modèle des autres sciences, dont l’objet serait le fait social. Pour qu’il y ait une sociologie, deux choses sont nécessaires : il faut, d’une part, que l’objet de cette science soit spécifique, c’est-à-dire qu’il se distingue des objets de toutes les autres sciences. Il faut, d’autre part, que cet objet puisse être observé et expliqué de manière semblable à celle dont les faits de toutes les autres sciences sont observés et expliqués. Cette double exigence conduit aux deux formules célèbres par lesquelles on résume généralement la pensée durkheimienne : il faut considérer les faits sociaux comme des choses ; et la caractéristique du fait social, c’est qu’il exerce une contrainte sur les individus. La première formule a été très discutée. […] Le point de départ est l’idée que nous ne savons pas, au sens scientifique du mot « savoir », ce que sont les phénomènes sociaux qui nous entourent, au milieu desquels nous vivons. Nous ne savons pas ce que sont l’Etat, la souveraineté, la liberté politique, la démocratie, le socialisme ou le communisme. Cela ne signifie pas que nous n’en ayons pas quelque idée. Mais précisément parce que nous en avons une idée vague et confuse, il importe de considérer les faits sociaux comme des choses, c’est-à-dire de nous débarrasser des prénotions et des préjugés qui nous paralysent lorsque nous voulons les connaître scientifiquement. Il faut considérer les faits sociaux de l’extérieur, les découvrir comme nous découvrons les faits physiques.
Parce que nous avons l’illusion de connaître les réalités sociales, il importe que nous nous convainquions qu’ils ne nous sont pas immédiatement connus. C’est en ce sens que Durkheim affirme qu’il faut considérer les faits sociaux comme des choses. Les choses sont tout ce qui s’offre ou plutôt s’impose à l’observation.
Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967.
Document 5 : Qu’est-ce qu’un fait social ?
Voilà donc un ordre de faits qui présentent des caractères très spéciaux : ils consistent en des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui. Par suite, ils ne sauraient se confondre avec les phénomènes organiques, puisqu'ils consistent en représentations et en actions ; ni avec les phénomènes psychiques, lesquels n'ont d'existence que dans la conscience individuelle et par elle. Ils constituent donc une espèce nouvelle et c'est à eux que doit être donnée et réservée la qualification de sociaux. Elle leur convient ; car il est clair que, n'ayant pas l'individu pour substrat, ils ne peuvent en avoir d'autre que la société, soit la société politique dans son intégralité, soit quelqu'un des groupes partiels qu'elle renferme, confessions religieuses, écoles politiques, littéraires, corporations professionnelles, etc. D'autre part, c'est à eux seuls qu'elle convient; car le mot de social n'a de sens défini qu'à condition de désigner uniquement des phénomènes qui ne rentrent dans aucune des catégories de faits déjà constituées et dénommées. Ils sont donc le domaine propre de la sociologie. Il est vrai que ce mot de contrainte, par lequel nous les définissons, risque d'effaroucher les zélés partisans d'un individualisme absolu. Comme ils professent que l'individu est parfaitement autonome, il leur semble qu'on le diminue toutes les fois qu'on lui fait sentir qu'il ne dépend pas seulement de lui-même. Mais puisqu'il est aujourd'hui incontestable que la plupart de nos idées et de nos tendances ne sont pas élaborées par nous, mais nous viennent du dehors, elles ne peuvent pénétrer en nous qu'en s'imposant ; c'est tout ce que signifie notre définition. On sait, d'ailleurs, que toute contrainte sociale n'est pas nécessairement exclusive de la personnalité individuelle.
Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894
Document 7 : Comment choisir le prénom d’un enfant ?
Le choix du prénom semble varier au gré des goûts de chacun. Pour les uns, ce sera Loana ou Jean Pascal ; pour d’autres, Aliénor ou Baudouin. Qui opterait pour un prénom qu’il n’apprécierait pas, dont la sonorité lui serait désagréable ou qui évoquerait de mauvais souvenirs? Dans ce choix, on met une touche personnelle, les projections y ont leur part, la vie de chacun s’y incorpore, et puis, il y a l’histoire familiale, les références explicites ou non à la région ou au pays, l’ancrage religieux. Bref, chaque famille est différente, chaque enfant est unique et l’élection d’un prénom se fait rarement au hasard. Cette décision est, au contraire, souvent mûrement réfléchie; on examine un calendrier, on se renseigne sur l’histoire et la signification de tel ou tel usage, on achète même parfois des guides. Mais si nous ne considérons pas ce choix à la légère, avons-nous bien conscience de prendre une décision qui engagera la vie de notre enfant? Nous pressentons qu’appeler des jumeaux Starsky et Hutch ne serait pas un service à rendre à ses enfants : la série télévisée a beau être devenue « culte » et ces deux héros bénéficier d’une bonne image, on se doute que porter ces prénoms risque d’exposer pour longtemps aux railleries, aux sourires narquois, voire à une certaine forme de pitié ou de condescendance. Cela dit, nous estimons globalement que, si nous évitons ces quelques prénoms trop stigmatisants — et ils ne sont pas nombreux au fond —, nous avons veillé à l’essentiel : le reste est affaire de goûts et les goûts ne se discutent pas, libre à chacun d’aimer plutôt Ryan que Stanislas. Malheureusement, dans la réalité, les conséquences du choix d’un prénom, même si l’on a pioché dans le stock des prénoms «normaux », sont autrement plus considérables, car, là où nous avons simplement l’impression de suivre une préférence, nous pratiquons, en vérité, un choix qui dépend étroitement, et à notre insu, du groupe social auquel nous appartenons, de la religion que nous pratiquons ou de la localisation géographique de notre lieu de résidence : un prénom est toujours un redoutable marqueur social, quasi indélébile de surcroît (…)
Au total, on ne peut que réaffirmer combien les différences de goûts selon les milieux sociaux sont fortes en matière de prénoms. Ces variations s’expliquent en grande partie par les circuits qu’ils empruntent. Premier cas de figure, le plus traditionnel : un prénom peut être d’abord à la mode au sein de l’élite (professions des arts et du spectacle pour les prénoms innovants, professions libérales pour les prénoms bourgeois à la mode), ensuite se diffuser en quelques années au reste des cadres et professions intellectuelles supérieures (à Paris d’abord, puis en province), avant de convaincre les professions intermédiaires, puis les commerçants ou artisans et, enfin, les employés. Lorsque les ouvriers et les agriculteurs adoptent ce prénom, celui-ci a déjà été délaissé par les groupes sociaux les plus favorisés : ce n’est donc pas le prénom qui classe un individu, mais le prénom combiné à l’âge. Autre cas de figure, plus récent et de plus en plus fréquent : les prénoms choisis par les milieux bourgeois ne sont pas adoptés au bout de quelques années par d’autres groupes sociaux et les milieux populaires, de leur côté, adoptent des prénoms qui n’ont jamais été choisis par les milieux favorisés; les goûts sont alors plus tranchés que dans la première situation évoquée. Actuellement, c’est plutôt la polarisation qui prédomine. Ainsi, Certains prénoms, en général d’origine anglo-américaine, sont plébiscités par les milieux populaires; d’autres prénoms restent la chasse gardée des milieux bourgeois (Anne, Claire, Bénédicte, Bertrand, Pierre, Étienne...); enfin, les nobles ont évidemment leurs propres prénoms (Gonzague, Foucauld, Aymeric, Baudouin, Geoffroy, Gersende, Guillemette, Isaure...). Du coup, le prénom est de plus en plus un redoutable marqueur social: dans les années 1960 ou 1970, les clivages sociaux s’exprimaient par des avances ou des retards dans le moment où était choisi un prénom; désormais, et de plus en plus, les goûts semblent irrémédiablement distincts.
Jean François Amadieu, Les clés du destin, éditions Odile Jacob, p 63-64, Mars 2006
Document 8 : Écarter les prénotions
Le premier de ces corollaires est qu’il faut écarter systématiquement toutes les prénotions. (…) Il faut donc que le sociologue, soit au moment où il détermine l'objet de ses recherches, soit dans le cours de ses démonstrations, s'interdise résolument l'emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n'ont rien de scientifique. Il faut qu'il s'affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l'esprit du vulgaire, qu'il secoue, une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu'une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques. Tout au moins, si, parfois, la nécessité l'oblige à y recourir, qu'il le fasse en ayant conscience de leur peu de valeur, afin de ne pas les appeler à jouer dans la doctrine un rôle dont elles ne sont pas dignes. Ce qui rend cet affranchissement particulièrement difficile en sociologie, c'est que le sentiment se met souvent de la partie. Nous nous passionnons, en effet, pour nos croyances politiques et religieuses, pour nos pratiques morales bien autrement que pour les choses du monde physique ; par suite, ce caractère passionnel se communique à la manière dont nous concevons et dont nous nous expliquons les premières. Les idées que nous nous en faisons nous tiennent à cœur, tout comme leurs objets, et prennent ainsi une telle autorité qu'elles ne supportent pas la contradiction. Toute opinion qui les gêne est traitée en ennemie. Une proposition n'est-elle pas d'accord avec l'idée qu'on se fait du patriotisme, ou de la dignité individuelle, par exemple ? Elle est niée, quelles que soient les preuves sur lesquelles elle repose. On ne peut pas admettre qu'elle soit vraie ; on lui oppose une fin de non-recevoir, et la passion, pour se justifier, n'a pas de peine à suggérer des raisons qu'on trouve facilement décisives. Ces notions peuvent même avoir un tel prestige qu'elles ne tolèrent même pas l'examen scientifique. Le seul fait de les soumettre, ainsi que les phénomènes qu'elles expriment, à une froide et sèche analyse révolte certains esprits »
Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894
Questions à partir des documents 4,5,6,7,8 :
9) Qu’est ce qu’un fait social ?
10) En quoi le choix du prénom est il un fait social ?
11) Qu’est qu’une prénotion ?
12) Donnez des exemples de prénotions concernant le choix du prénom ?
13) Selon Durkheim, « il faut expliquer les fais sociaux comme des choses ». Que veut il dire ?
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9) Qu’est ce qu’un fait social ?
Selon Émile Durkheim, la sociologie est l’étude des faits sociaux, qu’il définit comme des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui. Dans cette définition, trois éléments méritent notre attention : tout d’abord, les faits sociaux concernent les comportements (agir), les valeurs et représentations ( penser) les goûts ( sentir). Ensuite, ils sont extérieurs à l’individu. Durkheim nous dit en effet explicitement, qu’ils ne sont ni organiques , ni psychiques, autrement dit, ils ne sont pas liés à la personne, ni par le corps, ni par l’esprit. Enfin, ils sont dotés d’un pouvoir de coercition , c’est-à-dire qu’une contrainte s’exerce sur l’individu. Cette contrainte vient de la société.
10) En quoi le choix du prénom en est il un ?
Choisir le prénom de l’enfant est un pouvoir des parents. Ils le choisissent ainsi en fonction de leurs goûts personnels, de leur histoire personnelle et familiale, en toute liberté. Néanmoins, toutes les caractéristiques du fait social sont présentes ici. Les parents obéissent à des règles contraignantes. Elles sont d’abord juridiques. Avant 1993, le prénom devait être choisi dans un stock pré défini de prénoms usuels, d’abord validés dans l’histoire par la religion, et ensuite par la République. Depuis, les parents peuvent choisir des prénoms originaux, même ils restent contrôlés par l’officier d’état civil qui peut refuser un prénom s’il le juge contraire à l’intérêt de l’enfant. Ces règles sont aussi sociales, propres à la période ou au milieu d’origine. Ainsi, les prénoms sont des marqueurs qui portent la trace de votre année de naissance (les prénoms à la mode deviennent inévitablement désuets) – et de votre milieu social ( certains prénoms sont typiques des descendants de l’aristocratie par exemple). Ces contraintes expliquent pourquoi le choix du prénom de son enfant est bien un fait social, ce qui est d’autant plus intéressant que les parents sont intimement persuadés de faire un choix personnel, réfléchi, original, donc d’être parfaitement libres.
11) Qu’est qu’une prénotion ?
Les prénotions sont « des fausses évidences qui dominent l’esprit vulgaire ». Il s’agit de croyances issues du sens commun « formées par la pratique » nous dit Durkheim. Ces préjugés, ces idées toutes faites, interdisent au sociologue d’atteindre la vérité des choses. Les prénotions « sont comme un voile ». Ces croyances sont religieuses , politiques, ou propres à la culture populaire.
12) Donnez des exemples de prénotions concernant le choix du prénom ?
Par exemple, penser que les prénoms sont une affaire de goûts et que les goûts ne se discutent pas, est caractéristique d’une prénotion. Si c’était le cas, la répartition des prénoms serait aléatoire. Elle ne présenterait aucune régularité. Le sociologue n’échappe pas à cette croyance. Il a lui – même ses préférences, et donc des préjugés, liées à son âge et à son milieu social.
13) Selon Durkheim, « il faut expliquer les fais sociaux comme des choses ». Que veut il dire ?
« Traiter les faits sociaux comme des choses » signifie qu’ils doivent être considérés comme des objets scientifiques, c’est-à-dire indépendamment des opinions du sociologue. Il s’agit pour Durkheim de mettre en œuvre ce que Gaston Bachelard nomme la rupture épistémologique : le fait scientifique doit être conquis, construit et constaté.
Document 9 : La loi de causalité
« La sociologie n’a pas à prendre parti entre les grandes hypothèses qui divisent les métaphysiciens. Tout ce qu’elle demande qu’on lui accorde, c’est que le principe de causalité s’applique aux phénomènes sociaux. Encore ce principe est-il posé par elle, non comme une nécessité rationnelle, mais seulement comme un postulat empirique, produit d’une induction légitime. Puisque la loi de causalité a été vérifiée dans les autres règnes de la nature, que, progressivement, elle a étendu son empire du monde physicochimique au monde biologique, de celui-ci au monde psychologique, on est en droit d’admettre qu’elle est également vraie du monde social. »
Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894
Document 10 : Distinguer le normal du pathologique
1° « Un fait social est normal pour un type social déterminé, considéré à une phase déterminée de son développement, quand il se produit dans la moyenne des sociétés de cette espèce, considérées à la phase correspondante de leur évolution ».
2° « On peut vérifier les résultats de la méthode précédente en faisant voir que la généralité du phénomène tient aux conditions générales de la vie collective dans le type social considéré ».
3° « Cette vérification est nécessaire, quand ce fait se rapporte à une espèce sociale qui n’a pas encore accompli son évolution intégrale ».
Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894
Document 11 : Le holisme
« La société n’est pas une simple somme d’individus, mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres. Sans doute, il ne peut rien se produire de collectif si des consciences particulières ne sont pas données ; mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Il faut encore que ces consciences soient associées, combinées, et combinées d’une certaine manière ; c’est de cette combinaison que résulte la vie sociale et, par suite, c’est cette combinaison qui l’explique. En s’agrégeant, en se pénétrant, en fusionnant, les âmes individuelles donnent naissance à un être, psychique si l’on veut, mais qui constitue une individualité d’un genre nouveau. »
Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894
Questions à partir des documents 9,10,11.
14) La loi de causalité s’applique – t- elle au choix du prénom ?
15) Comment distinguer le normal et le pathologique dans ce cas ?
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14) Appliquez cette règle au choix du prénom ?
Le choix du prénom renvoie au même questionnement que celui de Durkheim à propos du suicide, puisque les deux actes ne semblent relever que de décisions individuelles. Si c’était le cas, leur distribution serait totalement aléatoire ; aucune régularité ne serait observable. L’analyse statistique permet d’identifier des variations concomitantes, c’est-à-dire des corrélations entre l’année de naissance, l’origine sociale et le choix du prénom. Ainsi, le prénom que l’on porte, s’explique principalement par ces deux facteurs.
15) Comment distinguer le normal et le pathologique dans ce cas ?
La distinction entre le normal et le pathologique consiste à comparer la moyenne qui représentent en quelques sortes les attentes « théoriques » (la norme), et les effectifs réels dans l’ensemble de la population ( faisant éventuellement apparaître un écart à la moyenne donc à la norme). Le document 6 fait clairement apparaître que la fréquence d’attribution des prénoms est corrélée avec la religion, la localisation géographique, le milieu social, et la date de naissance. Dans quelle mesure cet écart à la moyenne est il un indicateur de différences d’intégration sociale ? C’est la question posée par Durkheim.
Document 12 : qu’est ce que la sociologie ?
« Nous appelons sociologie (…) une science qui se propose de comprendre par interprétation, l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par « activité » un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance), quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par activité « sociale » l’activité qui, d’après son sens visé, par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement. »
Max Weber, Economie et société,1921.
Questions à partir du document 12 :
16) Expliquez en quoi la définition de la sociologie donnée par Max Weber diffère de celle proposée par Emile Durkheim ?
17) Quelles sont les conséquences méthodologiques de cette différence ?
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16) Expliquez en quoi la définition de la sociologie donnée par Max Weber diffère – t – elle différente de celle proposée par Emile Durkheim ?
La définition de la sociologie donnée par Max Weber diffère sur deux points de celle de Durkheim : d’une part, la sociologie étudie l’activité sociale plutôt que les faits sociaux ; d’autre part, l’activité sociale est un comportement auquel les agents attribue un sens subjectif qui se rapporte au comportement d’autrui, alors que le fait social est déterminé extérieurement aux individus.
17) Quelles sont les conséquences méthodologiques de cette différence ?
D’un point de vue méthodologique, cette définition nécessite une approche compréhensive et individualiste, puisqu’il s’agit de reconstituer pour le comprendre le sens subjectif donné par les agents à leurs actes. Contrairement aux faits sociaux, l’activité sociale ne peut donc pas être repérée dans une série statistique.
Document 13 : L’idéal type
L ’usage de types idéaux constitue pour Max Weber une démarche sociologique fondamentale. Le type idéal est pour lui un moyen de comprendre le sens que les individus donnent à leurs expériences vécues, ce qui conduit à mettre ces dernières en relation avec l’organisation de la société à un moment historique de son évolution. Définir un type idéal ne signifie pas repérer sa forme majoritaire d’un point de vue statistique, mais discerner à partir des formes historiques des sociétés contemporaines les traits principaux, volontairement simplifiés, qui lui donnent un sens. La démarche que Weber propose n’est pas une fin en soi. L’objectif selon lui est d’ordre méthodologique. Le type idéal est avant tout un moyen de connaissance. On ne peut pas savoir à l’avance si cette élaboration sera féconde ou pas, ce n’est qu’après avoir effectué le rapprochement de la réalité du tableau idéal élaboré que l’on pourra juger de l’efficacité démonstrative de celui-ci.
La question est alors de savoir comment s’y prendre pour construire un type idéal ? Voici la réponse de Weber : « On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie ». Une typologie pour Max Weber est constituée d’un ensemble de types idéaux. Pour analyser les déterminants de l’activité sociale, Weber a défini, par exemple, quatre types idéaux, aujourd’hui très connus et encore très utilisés dans la recherche sociologique : le type « rationnel en finalité », le type « rationnel en valeur », le type « affectuel » et enfin le type « traditionnel ». Weber ne pose pas la question de la répartition statistique de ces différents types puisque son objectif n’est pas de décrire la réalité sociale. Il est principalement de comprendre et de comparer des sociétés différentes et a fortiori de dégager les traits constitutifs des sociétés modernes.
Serge Paugam, Les 100 mots de la sociologie,2018
Document 14 : Les formes élémentaires de la pauvreté
Les idéaux-types, ou formes élémentaires de la pauvreté, que l'auteur propose comme grille d'analyse sont tributaires de ces trois apports. L'expérience de la pauvreté y est en effet détaillée en fonction des modalités du développement économique, de l'intervention publique, mais aussi de la forme et de l'intensité du lien social. Ces critères permettent de distinguer trois idéaux-types. La pauvreté intégrée, caractéristique de pays dont le développement économique est faible et où la pauvreté monétaire est répandue, apparaît comme faiblement stigmatisée et ne s'accompagne pas, bien au contraire, d'une expérience de rupture des liens affectifs. La pauvreté marginale apparaît comme une pauvreté résiduelle, quasi-structurelle, dans les phases d'ascension économique. Occultée comme problème politique, la pauvreté marginale est vécue de façon honteuse, et s'accompagne d'une problématique de l'inadaptation sociale. La pauvreté disqualifiante est caractéristique des situations de crise économique dans les pays riches : elle frappe des populations nombreuses, qui font pour la première fois l'expérience de la relation d'assistance. L'Etat-Providence s'étant substitué aux solidarités traditionnelles, et l'intégration par le travail jouant un rôle prépondérant conformément au modèle de la «société salariale» décrite par R. Castel, cette pauvreté s'inscrit le plus souvent dans une dynamique cumulative de rupture des relations sociales et familiales.
Dans la deuxième partie de l'ouvrage, l'auteur confronte ces idéaux-types avec les résultats d'enquêtes européennes sur la pauvreté. Le modèle de la pauvreté intégrée apparaît caractéristiques des pays du Sud de l'Europe : Portugal, Grèce, Italie, Espagne, pays au sein desquels existent toutefois de fortes disparités régionales. La pauvreté y correspond à une situation durable, qui se reproduit fortement de génération en génération. Les solidarités familiales jouent un rôle important de filet de protection lors des épisodes de chômage. Une étude sur le Mezzogiorno italien montre que le rôle de l'économie informelle y est très important, si bien que les personnes sans emploi continuent à être intégrée socialement grâce à ces réseaux. L'aide sociale, gérée essentiellement à l'échelon de la commune, y fonctionne de façon clientéliste et ne joue qu'un rôle résiduel face à l'étendue des problèmes à traiter.
La pauvreté marginale est une expérience qui renvoie à l'histoire des pays développés pendant les Trente glorieuses : la croissance économique, mais aussi le développement d'un système étendu de protection sociale ont pu contribuer, non pas à faire totalement disparaître la pauvreté, mais à la rendre invisible. Pourtant dès 1964, M. Harrington dans son ouvrage The other America ( L'autre Amérique , Gallimard, 1967) rappelle l'existence d'oubliés de la croissance. Si leur existence n'est pas totalement oubliée, le problème de la pauvreté est alors essentiellement traité comme un problème de l'inadaptation sociale, notamment par les travailleurs sociaux enclins à ancrer leur action dans des références psychologisantes et volontiers normatives, d'où un risque important de stigmatisation liée à l'aide publique. Aujourd'hui, la crise généralisée sur le marché de l'emploi a transformé les situations objectives, mais pas toujours les représentations ni les modalités de l'intervention publique à destination des pauvres. Dans les pays scandinaves, l'efficacité du modèle universaliste de protection sociale a permis à la pauvreté de se maintenir à un niveau objectivement moins élevé que dans le reste de l'Europe. Mais l'Allemagne est dans une situation paradoxale : le discours sur la pauvreté, les modalités de l'action publique y sont restées sensiblement les mêmes, alors que la pauvreté comme expérience vécue se rapproche du modèle de la pauvreté disqualifiante.
Ce dernier modèle prend forme avec la crise de l'emploi. Le refoulement hors de la sphère productive de franges importantes de la population y génère un sentiment collectif d'insécurité. Dans les pays les plus fortement industrialisés de l'espace européen (France, Allemagne, Royaume-Uni), le chômage s'accompagne plus qu'ailleurs d'une fragilisation des relation sociales. La dynamique de la disqualification revêt également une dimension spatiale, à travers la constitution de ce que l'on appelle aujourd'hui les zones urbaines «sensibles», vidées progressivement de leurs classes moyennes et devenues des espaces de relégation, vecteurs d'une identité sociale négative. Enfin, les nouvelles formes de la question sociales induisent de nouvelles formes d'intervention publique ? mise en place de minima sociaux, multiplications des dispositifs d'insertion ? qui ne s'avèrent pas toujours à la hauteur du problème posé, et qui dans certains cas, aboutissent à fragiliser encore plus la condition salariée.
Ressources en sciences économiques et sociales, ENS
Questions à partir des documents 13 et 14 :
18) Rappelez la définition d’idéal - type ?
19) En quoi est – il indispensable à la sociologie de Max Weber ?
20) Quels sont les idéaux types construits par Serge Paugam ?
21) Quel est l’intérêt de la méthode ?
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18) Rappelez la définition d’idéal type ?
Le type idéal consiste à isoler les traits principaux d’une situation historique pour la caractériser. C’est donc une simplification de la réalité à laquelle on parvient par l’observation et l’analyse.
19) En quoi est – il indispensable à la sociologie de Max Weber ?
Il est indispensable à la sociologie de Max Weber pour se substituer à l’information statistique, qui ne lui est d’aucun secours comme nous l’avons évoqué. Il est donc indispensable de saisir l’objet social par un autre moyen pour en faire un objet sociologique, et ainsi construire le fait scientifique.
20) Quels sont les idéaux types construits par Serge Paugam ?
Les types - idéaux construits par Serge Paugam concernent les formes élémentaires de la pauvreté en Europe. Il en distingue trois : la pauvreté intégrée qui désigne une situation banale, celle d’être pauvre dans une société qui l’est également ; le pauvreté marginale qui est une pauvreté résiduelle qui concerne ceux qui échappent aux dispositifs d’aides sociales ; la pauvreté disqualifiante qui apparait pendant les crises économiques en raison de la destruction d’emplois que l’on observe dans ces périodes.
Il s’agit de type idéaux, c’est-à-dire de modèles que l’on peut considérer comme dominants dans tel ou tel pays, mais que l’on ne rencontre jamais à l’état pur dans la réalité.
21) Quel est l’intérêt de la méthode ?
L’intérêt de la méthode est de cerner le sens subjectif que les personnes touchées par la pauvreté donnent à leur situation. Se sentent elles personnellement responsables ou victimes des circonstances ? Elle permet aussi de comprendre l’attitude du reste de la population vis-à-vis de la pauvreté. Ainsi, la pauvreté disqualifiante est stigmatisante ; elle enferme les personnes concernées dans l’exclusion, l’assistance ou encore l’insertion. En revanche, la pauvreté intégrée ne l’est pas ou peu.
Document 15 : l’individualisme
L'insistance de Weber à parler d' « action » de « sens subjectif », l'amène à qualifier sa sociologie non seulement d'individualiste, mais aussi de « rationaliste ». Dans son esprit, ces deux qualificatifs sont étroitement associés. En effet, l’individu wébérien est pourvu d'un certain nombre d'attributs - notamment, celui de combiner des moyens et des fins, et d'évaluer les éventualités qui se présentent à lui. C'est en ce sens qu'il est rationnel.
Naturellement, ce terme ne signifie nullement pour Weber que les acteurs (agents) sociaux sont tous, toujours et partout, pourvus d'une échelle de préférences explicite, qu'ils disposent d'une information complète et d'une maîtrise parfaite de leurs ressources et leurs environnements, ni que la somme ou la résultante des actions individuelles satisfasse aux exigences de la rationalité collective. Le rationalisme sociologique de Weber consiste simplement à supposer que le sens de nos actions se détermine par rapport à nos intentions et par rapport à nos attentes, concernant les intentions et les attentes des autres. [...].
Parmi les, fondateurs, de la sociologie moderne, Weber est celui qui s'est le mieux immunisé contre la propension au « réalisme totalitaire » (Piaget) qui fait de la société « une entité transcendante et distincte des individus ». Pour lui, la trame de la vie sociale est constituée par les actions d'individus capables d'anticiper, d'évaluer, de se situer les uns par rapport aux autres. Mais, à la différence des « individualistes », ou des « idéalistes » dont Durkheim s'était fait des plastrons, Weber a très bien vu le caractère « émergent » des faits sociaux. Il établit une distinction très claire entre les intentions et les motivations des acteurs d'une part, et l'effet agrégé de leur action au plan social et culturel d'autre part. Ainsi, les puritains croient, en conformant leur conduite à la lettre des commandements divins, exprimer leur obéissance au Dieu terrible qui les jugera ou les condamnera par un acte de son insondable justice. Pourtant, au regard de l'historien et du sociologue, ils contribuent à légitimer des vertus séculières comme l'épargne, l'abstinence, la diligence qui constituent des ingrédients indispensables à la discipline des sociétés industrielles. La « sociologie compréhensive » n'est donc en aucune façon un psychologisme qui réduirait les conduites sociales au « sens subjectif » que leur attribuent les acteurs. Elle est mieux définie comme un effort pour saisir les processus de combinaison et de composition à partir desquels émergent types sociaux et individualités historiques.
Source : R. Boudon, F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, 3' édition, 1990, pp. 681-682.
Document 16 : Max Weber et la neutralité axiologique
Une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu'il doit faire, mais seulement ce qu'il peut et - le cas échéant - ce qu'il veut faire. Il est exact que dans le domaine de notre discipline les conceptions personnelles du monde interviennent habituellement sans arrêt dans l'argumentation scientifique et qu'elles la troublent sans cesse, qu'elles conduisent à évaluer diversement le poids de cette argumentation, y compris dans la sphère de la découverte des relations causales simples, selon que le résultat augmente ou diminue les chances des idéaux personnels, ce qui veut dire la possibilité de vouloir une chose déterminée. Sous ce rapport les éditeurs et les collaborateurs de cette revue ne s'estimeront certainement pas « étrangers à ce qui est humain ». Cependant, il y a loin de cet aveu de faiblesse humaine à la croyance en une science « éthique » de l'économie politique qui aurait à tirer de sa matière des idéaux ou encore des normes concrètes par l'application d'impératifs éthiques généraux. Il est également exact que les éléments les plus intimes de la « personnalité », les suprêmes et ultimes jugements de valeur qui déterminent notre action et donnent un sens et une importance à notre vie, nous les ressentons justement comme quelque chose qui est « objectivement » d'un grand prix. En effet, nous ne réussissons à nous en faire les défenseurs que s'ils nous apparaissent comme valables parce qu'ils découlent de nos valeurs vitales suprêmes et qu'ils se développent dans la lutte contre les résistances que nous rencontrons au cours de notre existence. Sans nul doute, la dignité de la « personnalité » réside dans le fait qu'il existe des valeurs auxquelles elle rapporte sa propre existence et, si jamais dans le cas particulier ces valeurs se situaient exclusivement à l'intérieur, de la sphère de l'individualité personnelle, le fait de « se dépenser » en faveur des intérêts auxquels elle assigne l'autorité de valeurs devient alors l'idée à laquelle elle se réfère. En tout cas, la tentative de se faire au dehors l'avocat de jugements de valeur ne peut vraiment avoir un sens qu'à la condition de croire à des valeurs. Cependant : porter un jugement sur la validité de cette sorte de valeurs est une affaire de foi et peut-être aussi une tâche de la pensée spéculative et de l'interprétation du sens de la vie et du monde, mais ce n'est assurément pas l'objet d'une science empirique au sens où nous entendons ici la pratiquer.
Max Weber, “L'objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales ”, 1904
Questions à partir des documents 15 et 16 :
22) En quoi consiste le rationalisme de Max Weber ?
23) Que signifie ici l’expression « réalisme totalitaire » ?
24) Expliquez le caractère émergent des faits sociaux ?
25) Quel sens donnez vous à la neutralité axiologique ? Pourquoi est elle nécessaire ?
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22) En quoi consiste le rationalisme de Max Weber ?
Le rationalisme de Max Weber consiste à considérer que les individus agissent rationnellement, c’est-à-dire qu’ils se donnent les moyens d’atteindre les objectifs qu’ils se donnent eux-mêmes. Cependant, cette rationalité diffère de celle l’homo économicus. Max Weber considère en effet que la rationalité est un moyen de comprendre le sens subjectif de l’activité sociale, en s’interrogeant sur les buts poursuivis par les individus, en s’interrogeant aussi sur leur justification par rapport à eux -mêmes et par rapport aux autres membres de la société. En aucun cas, l’individu n’est chez lui réductible au calcul qu’il met en place pour satisfaire des désirs parfaitement ordonnés en utilisant de façon optimale les ressources dont il dispose.
23) Que signifie ici l’expression « réalisme totalitaire » ?
Le « réalisme totalitaire », selon l’expression de Jean Piaget, désigne la sociologie holiste qui considère la société extérieurement aux individus comme « une entité distincte et transcendante ».
24) Expliquez le caractère émergent des faits sociaux ?
Les faits sociaux sont émergents en ce sens qu’ils sont le produit de l’agrégation des comportements individuels. Ainsi, ils sont une conséquence macro sociale des décisions individuelles pour lesquelles cette conséquence ne constitue pas un objectif.
25) Quel sens donnez vous à la neutralité axiologique ? Pourquoi est elle nécessaire ?
Cette expression est la traduction proposée par Julien Freund pour le terme wertfreiheit utilisé par Max Weber. Celui – ci nous explique que le sociologue étudiant l’activité sociale est conduit en tant qu’homme à l’évaluer en fonction des valeurs qui lui sont propres, héritées de sa culture ou de sa famille, liée à son éthique personnelle et en lien avec ses préférences politiques, morales et religieuses. Il est donc conduit à distinguer jugement de valeur et rapport aux valeurs :
- Le jugement de valeur est un risque pour le sociologue puisqu’il revient à analyser son objet en fonction de ses préférences personnelles, ce qui rappelle le risque des prénotions chez Durkheim.
- Le rapport aux valeurs signifie que les valeurs sont considérées par le sociologue comme des faits à analyser.