I - De la querelle des méthodes aux fondements scientifiques de la sociologie chez Max Weber
La querelle des méthodes porte sur le caractère scientifique des sciences sociales. Elle oppose à partir de 1880, en Allemagne, l’école historique allemande aux économistes adeptes du marginalisme. Il s’agit de savoir si les sciences de la culture (les sciences sociales) peuvent emprunter les méthodes des sciences de la nature ou si elles doivent mettre en place leurs propres méthodes. Mais, dans ce second cas, peut on encore, en ce qui les concerne, parler de science ? Autrement dit, est-il possible de produire des connaissances scientifiques avec d’autres méthodes que celles des sciences de la nature ? Cette querelle aboutit à la distinction entre « expliquer et comprendre » proposée par Wilhelm Dilthey (Introduction aux sciences de l’esprit,1883). Selon lui, il faut en effet reconnaître la différence entre les phénomènes naturels et les phénomènes sociaux, ces derniers étant dépendants de l’expérience des individus. Dès lors, les méthodes des sciences de la nature et les méthodes des sciences sociales doivent elles aussi être différentes. Si « nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique » affirme – t – il, il faut donc distinguer : d’une part, une démarche « compréhensive » qui vise à restituer le sens que les acteurs donnent à leurs actions ; et d’autre part, une démarche « explicative » qui consiste à rechercher des causalités, voire des lois, reliant de façon stable des effets à leurs causes. S’il adhère à la nécessité d’une méthode compréhensive pour la sociologie, Max Weber ne renonce pas pour autant à mettre en évidence des relations de causalité. Il cherche donc à dépasser la querelle des méthodes en associant explication et compréhension.
Dans l’article intitulé L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale en 1904, il expose les principes méthodologiques suivants :
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Tout d’abord, les sciences sociales appartiennent bien aux sciences de la culture en ce sens que leur objet est d’étudier les événements de la vie humaine sous l’angle de leur signification culturelle, et plus exactement selon Max Weber, d’étudier la signification culturelle de la structure économique et sociale et de ses évolutions historiques. Chaque science sociale étudie la réalité humaine en adoptant un point de vue spécifique, et c’est justement ce point de vue spécifique qui permet à chacune d’elles de produire un examen scientifique de la société. Ainsi, Weber reproche à Marx, non pas son analyse du capitalisme et des classes sociales, mais son refus de reconnaître qu’il s’agit d’un point de vue spécifique, et de le matérialisme historique comme la seule conception possible du monde.
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Ensuite, Max Weber récuse ce qu’il nomme l’illusion positiviste, en l’occurrence la prétention à établir des lois fondées sur une observation rigoureuse des faits dont on déduit la réalité. Il considère quant à lui qu’il n’existe en effet aucune loi générale permettant de décrire la réalité sociale. « La réalité empirique est culture » écrit Max Weber, parce que nous l’interprétons en nous référant à un système de valeurs. Il revient alors aux sociologues de choisir dans cette réalité ce qui a une signification culturelle, pour parvenir à expliquer causalement ce phénomène. On ne doit pas alors perdre de vue qu’il demeure un phénomène singulier, parce que justement lié à des valeurs et à une période particulière de l’histoire. La recherche de causalités n’est en effet jamais une fin en soi pour les sciences de la culture, comme elle l’est dans la recherche des lois de la nature. Elle est un moyen de saisir des causalités concrètes entre un phénomène et une cause. Si le lien est observé une fois, il est donc possible qu’il existe, mais comme il doit être rapporté à un système de valeurs, cette possibilité n’est qu’une probabilité, jamais une certitude. Dès lors, le problème que Max Weber doit encore traiter à ce stade de sa réflexion est celui de l’objectivité du sociologue et du caractère scientifique de ses observations. Celles – ci étant relatives au contexte dans lequel elles sont réalisées, cela peut laisser penser que le résultat de l’observation sociologique est alors entièrement subjectif, c’est-à-dire en d’autres termes, que les sciences de la culture ne parviennent pas à atteindre la vérité scientifique. Mais, Max Weber rejette cela. Il considère en effet que c’est la rigueur de la démarche, qui permet aux sociologues de faire œuvre de science en mobilisant les critères de la vérité scientifique.
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Il faut donc construire des concepts qui distinguent les sciences de la culture des sciences de la nature, ce que fait Max Weber avec la notion d’idéal – type, notion qu’il propose pour parvenir à faire le lien entre une causalité historique et un fait singulier. Il s’agit d’une abstraction construite à partir d’une observation de la réalité « en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets (…) choisis unilatéralement pour former un tableau de pensée homogène ». L’idéal type n‘est pas la réalité mais une forme synthétique tirée de cette réalité. Elle ne doit pas être une moyenne mais justement un type idéal, dont les individus qui ont vécu à l’époque observée n’ont pas eu nécessairement conscience. La construction de l’idéal type réclame que le chercheur applique une neutralité axiologique, c’est-à-dire qu’il s’abstienne d’une part de tout jugement de valeurs , et qu’il établisse un rapport aux valeurs qui consiste à considérer celles – ci comme des faits à analyser.
L’ensemble de ces principes aboutit à la définition de la sociologie et à la méthode compréhensive. La définition proposée par Max Weber est ainsi la suivante : « la sociologie est une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale, et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets ». Sachant qu’il faut entendre par activité sociale : « Toute activité qui, d’après son sens visé, par l’agent ou par les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement ». La sociologie de Max Weber est une sociologie individualiste. L’activité d’un individu est sociale, parce que celui -ci lui donne un sens subjectif déterminé par sa relation aux autres membres de la société. C’est ce sens subjectif qui permet en général d’expliquer l’action de cet individu. Chez le sociologue allemand, les parties (les activités sociales au sens subjectif) vont permettre de comprendre le tout (la société). Selon Raymond Aron (Les étapes de la pensée sociologique, 1967), Max Weber propose donc de mener conjointement la compréhension (saisir le sens pour l’acteur), l’interprétation (conceptualiser le sens subjectif) afin de pouvoir expliquer (identifier des régularités de conduite).
II : Positivisme et holisme de l’école française de sociologie : l’autre querelle des méthodes
A – Auguste Comte et le besoin d’une sociologie positive
Émile Durkheim, le père de la sociologie française, est directement influencé par le Cours de philosophie positive (1830 -1842) d’Auguste Comte, dont l’un des objets est de développer une science positive des phénomènes sociaux, d’abord baptisée « physique sociale », avant de prendre plus tard le nom de sociologie. La démarche de Comte est une démarche inductive, en d’autres termes, la science doit partir de l’observation des faits (et non pas d’hypothèses) pour extraire des lois. Il considère en effet que toutes les connaissances humaines passent par trois états, qui décrivent l’évolution et les progrès de l’esprit humain : un stade théologique où l’on explique la réalité comme conséquence de la volonté d’agents surnaturels ( Zeus ou Jupiter ) ; un stade métaphysique dans lequel les agents surnaturels sont remplacés par des abstractions ( par exemple, l’âme en psychologie) ; un stade positif qui consiste à admettre que la connaissance de l’origine de l’univers est inaccessible, et qu’il faut dès lors se concentrer sur la recherche de lois établies par les faits. Si toutes les sciences doivent accéder à l’état positif, elles n’y accèdent cependant pas toutes en même temps. Les mathématiques et l’astronomie ont ainsi été les premières à l’atteindre, avant d’être rejointes par la physique, la chimie et la biologie. Ce n’est pas encore le cas pour la sociologie au moment où écrit Auguste Comte.
C’est à partir de la 47ème leçon de son cours de philosophie positive, qu’il s’attache à la construction de la sociologie en tant que science positive des phénomènes sociaux. Pour cela, il considère que la biologie est un modèle pour la sociologie. Les phénomènes sociaux doivent en effet être observés avec la même rigueur et dans le même but que les phénomènes naturels. Mais les deux sciences ne peuvent néanmoins pas se confondre, en raison de l’importance, selon Auguste Comte, de la place de la psychologie dans les choix et les comportements individuels. La psychologie empêche la sociologie de prendre appui sur l’observation d’un individu, pour déduire les caractéristiques de l’espèce à laquelle il appartient, contrairement à ce que la biologie peut faire couramment. La sociologie doit alors parvenir à se différencier de la psychologie, celle – ci ne permettant pas à une observation fiable des comportements. Elle interdit en effet l’énonciation de lois générales, parce qu’il y aurait d’après Comte, autant de points de vue que de psychologues. Il fait donc la promotion d’une sociologie holiste. Pour lui, la société n’est pas réductible à la somme des individus qui la composent.
Il existe ainsi ce qu’il nomme une autonomie de la sociologie, c’est-à-dire la nécessité d’adopter une méthode d’analyse particulière. Il convient donc que l’expérimentation est impossible dans le cas des phénomènes sociaux et défend une méthode fondée l’observation. Il distingue la méthode comparative synchronique et la méthode comparative diachronique : la comparaison synchronique consiste à comparer les différents états des sociétés humaines à un moment donné ; la comparaison diachronique est une comparaison historique qui consiste à prendre en compte les états successifs qu’a connu l’humanité. Si Auguste Comte est incontestablement le premier penseur de la sociologie, il est cependant impossible de considérer que la sociologie s’est constituée avec lui comme une discipline à part entière.
B – Les règles de la méthode sociologique (RMS) d’Émile Durkheim
Héritier d’Auguste Comte, Émile Durkheim a la volonté de faire de la sociologie une discipline académique autonome, ce qui suppose, comme pour toute science, de définir son objet et sa méthode. Il s’agit plus particulièrement pour lui, d’une part de la distinguer de la psychologie qui étudie des phénomènes individuels et non pas collectifs, et d’autre part, de la philosophie dont les propositions ne reposent pas sur une méthode expérimentale. C’est l’objet des Règles de la méthode sociologique, ouvrage paru en 1895, dont le modèle est incontestablement à rechercher du côté des sciences de la nature. La société étant considérée comme un organisme vivant, il est aussi possible de s’inspirer des méthodes de la biologie. Les cinq règles énoncées par Durkheim dans ce livre sont les suivantes : la sociologie est l’étude des faits sociaux ; Il faut traiter les faits sociaux comme des choses ; la primauté de la méthode statistique ; Il faut distinguer le normal du pathologique ; la cause des faits sociaux doit être recherchée dans les autres faits sociaux. Revenons sur chacune d’elle.
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La sociologie est l’étude des faits sociaux. Les faits sociaux se définissent comme des « manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu et qui sont dotées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui ». Par cette définition, il s’agit pour le sociologue de distinguer parmi les conduites humaines, celles qui relèvent de l’analyse sociologique et celles qui n’en relèvent pas. N’en relèvent pas les phénomènes organiques qui répondent aux nécessités de la nature ; n’en relèvent pas davantage les phénomènes psychiques qui n’existent que dans la conscience individuelle et n’ont donc pas de dimension collective. Le fait est social parce qu’il n’entre dans aucune de ces deux catégories. Il est également social par la contrainte qu’il exerce. Elle concerne les conduites que la société dicte en quelques sorte à l’individu sous la forme de règles à respecter, qui encadrent les relations entre les personnes. Il en est ainsi par exemple, de la place et du rôle de chacun dans la famille ou dans la société.
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Il faut traiter les faits sociaux comme des choses. Sans ambiguïté, les faits sociaux ne sont pas des choses au sens matériel du terme. Ils le sont parce qu’ils ne sont pas immédiatement saisissables pour l’intelligence, ce qui suppose que l’esprit sorte de lui-même « par voie d’observation et d’expérimentation » écrit Durkheim. Les faits sociaux sont des choses au sens où ils ne sont pas immédiatement « classés dans telle ou telle catégorie du réel » écrit -il encore. Pour y parvenir, il faut pratiquer une rupture épistémologique au sens de Bachelard, c’est-à-dire « écarter de la science toutes les prénotions ». Celles – ci correspondent aux idées préconçues, que chacun a selon la place qui est la sienne dans la société, sur les phénomènes collectifs tels que l’État, la famille, la justice, la violence...Elles reposent sur des impressions, voire des illusions, en aucun cas sur des preuves. Les prénotions produisent « des notions confuses, mélanges indistincts d’impressions vagues, de préjugés et de passions ».
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La primauté de la méthode statistique. Les statistiques font apparaître des régularités qui échappent aux consciences individuelles. Elles saisissent donc les faits sociaux en tant que faits, concernant l’ensemble de la population, indépendamment des motivations et des décisions des individus qui la composent. Christian Baudelot et Roger Establet (Durkheim et le suicide,1984) vont même jusqu’à inverser le raisonnement, puisque selon eux, un fait est « un ensemble d’actions humaines dont la trace sur un appareil d’enregistrement présente une certaine régularité ».
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Il faut distinguer le normal du pathologique. La méthode statistique permet de calculer une moyenne que Durkheim considère comme le signe de la normalité : « un fait social est normal (…) Quand il se produit dans la moyenne des sociétés ». Dès lors, toute variation par rapport à la moyenne devient le signe d’une pathologie du social, ce qui revient à considérer littéralement que la société est malade et que le rôle du sociologue est de la « soigner ». L’écart à la moyenne est donc le témoin d’une crise sociale.
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La cause des faits sociaux doit être recherchée dans les autres faits sociaux. Emile Durkheim affirme ainsi que pour « expliquer un phénomène social, il faut chercher séparément la cause efficiente qui le produit et la fonction qu’il remplit ». En effet, si l’on ne respecte pas cet ordre, on risque de confondre la cause et les conséquences. La fonction doit alors être recherchée « dans le rapport qu’il [le fait social] soutient avec quelque fin sociale ». Par exemple, la division du travail a pour fonction de produire la solidarité entre les membres de la société, mais on ne peut pas dire que le travail s’est divisé pour créer lé solidarité. La cause de la division du travail est nécessairement un autre fait social, en l’occurrence chez Durkheim, la croissance démographique. De même, si les crimes sont punis parce qu’ils offensent les sentiments collectifs, ils ont pour fonction d’entretenir ces sentiments. Durkheim explique donc le « social « par le « social » ce qui évite le psychologisme.
I - Quels critères permettent de reconnaître une science ?
Répondre à cette question nécessite un détour par l’épistémologie, c’est-à-dire par la discipline qui a justement pour objet d’étudier la science pour elle – même. Est-ce que la science se définit par son objet et par ses méthodes ? Qu’est ce qui la différencie de ce qui n’est pas de la science ?
Dans l’Essai sur l’entendement humain (1689), David Hume défend l’empirisme comme théorie de la connaissance, c’est-à-dire qu’à l’origine de toutes connaissances humaines se trouvent les sensations originelles, autrement dit la connaissance est toujours le produit d’une expérience sensible. Toute idée peut donc être ramenée à un fait brut, à une expérience pure, à une sensation première. De là, il développe une logique inductive, qui consiste à généraliser les données de l’expérience pour en faire des lois. L’induction peut en effet renforcer une croyance au départ subjective, par exemple croire que le soleil se lèvera demain car il en a toujours été ainsi. Plus, l’observation que le soleil se lève jour après jour se reproduit , plus la croyance subjective se renforce. Certes, cette observation n’apporte jamais la certitude, mais la répétition d’un même événement peut engendrer, par association d’idées, la formation d’une relation de causalité qui, chez Hume, ne repose in fine que sur l’habitude et la répétition. On peut ainsi par l’observation, associer deux idées et établir un lien causal. Par exemple, le soleil se lève et il fait jour. C’est pour cette raison que l’autrichien Karl Popper (La logique de la découverte scientifique, 1934) juge l’empirisme insuffisant. Il ne permet pas, selon lui, de faire la distinction entre ce qui relève de la science et ce qui relève de la métaphysique, alors qu’il y a entre elles une différence de nature. La science établit des lois par l’expérience, tandis que la métaphysique produit des connaissances engendrées par la raison, sans justement recourir à l’expérience et aux phénomènes sensibles. Le problème devient alors de tracer une ligne de démarcation entre une vérité scientifique et une vérité non scientifique. Pour y parvenir, Popper propose comme critère, le critère de la réfutabilité. Pour être scientifique , une théorie doit être réfutable, c’est-à-dire qu’elle peut être logiquement contredite par un test empirique. Ainsi, la théorie naît de l’observation que les cygnes sont toujours blancs est une théorie scientifique, car elle peut être réfutée par l’observation d’un seul cygne noir.
Si l’analyse de Popper permet de distinguer science et idées reçues, elle ignore cependant le rôle que joue le contexte historique dans l’avancée de la science. Elle ne peut donc pas comprendre pourquoi il ne suffit pas de réfuter une théorie pour que cette théorie soit immédiatement abandonnée. En étudiant La structure des révolutions scientifique (1962), Thomas Kuhn s’interroge sur la progression effective de la science, c’est-à-dire sur les conditions qui amènent à l’abandon d’une théorie. Grâce à l’exemple de la physique, il décrit les révolutions scientifiques comme des changements de paradigmes, un paradigme étant constitué de « découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à un groupe de chercheurs des problèmes types et des solutions ». Il suppose pour s’établir, l’existence à un moment donné d’un consensus dans la communauté scientifique (hypothèses retenues, méthodologie, explications) qui définit en quelque sorte la science normale, c’est-à-dire la science dominante. Ainsi, les questionnements scientifiques s’inscrivent dans le prolongement de ceux qui les ont précédés, acceptent leurs résultats comme des acquis, et de fait, raisonnent à partir des mêmes hypothèses. Cependant, plus ce paradigme se diffuse, plus il devient hégémonique, plus sont importants les risques de voir apparaître un écart entre les explications qu’il permet d’obtenir et certains faits. Cet écart entraine alors progressivement une remise en question des hypothèses de départ, une contestation croissante, bref une crise du paradigme dominant qui se solde par une révolution scientifique, c’est-à-dire par l’émergence d’un nouveau paradigme. La révolution copernicienne est l’une de ces révolutions scientifiques. Elle substitue en effet l’héliocentrisme au géocentrisme qui domine depuis l’Antiquité. Mais, ce qui intéresse plus particulièrement Kuhn, c’est la découverte d’un grand nombre de critiques du système de Ptolémée (le géocentrisme) très antérieures à celle de Copernic. Autrement dit, le géocentrisme a été réfuté avant que Copernic ne s’empare du problème. Les deux théories ont donc coexisté avant que l’une n’écarte l’autre définitivement. Aussi, il faut étudier concrètement la progression de la science en fonction des résistances sociales qu’elle rencontre.
En effet, le premier réflexe de toute communauté humaine – y compris scientifique – est souvent de résister au changement ; aucune ne renonce à ses certitudes de gaité de cœur. C’est pourquoi, avant même de s’imposer vis-à-vis de la science du passé, la science doit aussi s’imposer face au sens commun, c’est-à-dire face à l’illusion de savoir immédiat qui accompagne les vérités premières. Cette expression de Gaston Bachelard (La formation de l’esprit scientifique,1938) signifie que la vérité scientifique remet nécessairement en cause les évidences : « l’observation première est toujours un premier obstacle pour la culture scientifique. En effet, cette observation première se présente avec un luxe d'images ; elle est pittoresque, concrète, naturelle, facile. Il n'y a qu'à la décrire et à s'émerveiller. On croit alors la comprendre ». En conséquence, ajoute – t – il : « le fait scientifique est conquis, construit, constaté ». Il est conquis contre le savoir immédiat avec lequel il est en rupture ; il est construit parce qu’il est la réponse à une question ; il est constaté parce que cette réponse doit être validée par des faits observés. Dès lors, la vérité scientifique est toujours « une erreur rectifiée », produite par une succession de questionnements qui sont autant de tâtonnements.
II – Les particularités de la sociologie comme science
A - Des critères peu utiles pour la sociologie
À la question initiale, qu’est-ce qu’une science ? Nous pouvons désormais avancer plusieurs éléments de réponse : une proposition est scientifique si elle peut être réfutée ; la réfutation entraine la contestation du paradigme dominant ; son remplacement est alors inéluctable même s’il ne s’impose que progressivement. Nous pouvons aussi constater que chacun de ces éléments posent un problème aux sciences sociales. Tout d’abord, le critère de réfutabilité de Karl Popper privilégie la démarche hypothético déductive au raisonnement inductif qu’il rejette comme non scientifique. Les «vraies » sciences, selon lui, partent d’une hypothèse (une idée de principe, un postulat) à partir de laquelle on déduit la réalité en la reconstituant, et dont on tire des enseignements par l’expérimentation, enseignements qui font ensuite l’objet de tests empiriques. Il est en tout autre pour les sciences sociales. Elles doivent en ce qui les concerne partir de l’observation, dégager de faits, avant de construire une théorie qui les explique. C’est pourquoi Popper considère les sciences sociales comme des historicismes. Il écrit ainsi, dans La société ouverte et ses ennemis (1945), que les sciences de la nature font confiance à la raison pendant que d’autres – les sciences sociales – s’abandonnent à une mystique collective. Donc, les sciences sociales ont toujours raison du point de vue où elles se placent. En conséquence, on ne peut pas les réfuter. Dans Misère de l’historicisme (1944), il s’en prend ainsi à ces fausses théories. Il définit un historicisme comme une théorie « touchant toutes les sciences sociales, qui fait de la prédiction historique son principal but, et qui enseigne que ce but peut être atteint si l'on découvre (…) les « lois » qui sous-tendent les développements historiques ». Le marxisme entre pour lui dans cette catégorie : le mode de production capitaliste est voué à disparaître en raison de la baisse tendancielle du taux de profit. Cela signifie que la recherche du profit conduit chaque capitaliste à accumuler toujours plus de capital, ce qui entraine pour tous une baisse du taux de profit. La paupérisation du salariat qui en résulte attise la lutte des classes qui devient alors le « moteur de l’histoire » en ce sens que c’est elle, qui provoque la fin du capitalisme. Au mieux, face au marxisme, on peut constater que le mode de production capitaliste n’a pas disparu, mais cela ne veut pas dire que sa disparition n’aura pas lieu. On peut toujours remettre à demain la vérification de la théorie. Cette thèse est donc irréfutable, c’est un historicisme.
Ensuite, les sciences sociales connaissent elles des révolutions scientifiques comme les a décrites Thomas Kuhn ? Là encore, la question plonge les sociologues dans l’embarras en raison de la pluralité des paradigmes. Nous avons vu que la sociologie est née simultanément en France et en Allemagne avec le XXème siècle. Elle a hérité de cette situation une dualité des méthodes. En exagérant, on peut écrire qu’il y a en quelques sortes deux sociologies : celle de Durkheim, celle de Weber. Cette dualité se décline en deux définitions : étudier des faits sociaux extérieurs et contraignants pour les individus pour le premier ; étudier l’activité sociale qui repose sur le sens que lui attribue celui qui en est l’auteur, sens par nature intériorisé pour le second. C’est aussi deux méthodes : une méthode holiste qui établit la causalité entre des faits sociaux en recourant à la méthode statistique, qui seule permet de les objectiver ; une méthode individualiste qui entreprend de comprendre par interprétation, le sens visé par les acteurs. Contrairement aux sciences de la nature où un paradigme chasse l’autre, un phénomène social peut être appréhendé selon plusieurs méthodes. Ainsi, Jean Michel Berthelot (1895 Durkheim, 2020) rappelle par exemple en quoi le statut de causalité oppose radicalement les deux pères fondateurs de la sociologie. Émile Durkheim s’appuie sur un principe de causalité universel. Il est le même pour la sociologie que pour les sciences de la nature, parce qu’il n’y a pas selon lui « deux mondes dans le monde : l’un où règne la causalité, l’un où règne l’arbitraire » (Émile Durkheim, Cours de science sociale, 1888). En revanche, Max Weber insiste systématiquement sur le nombre infini de connexions causales concrètes à l’origine d’un événement singulier, le rôle du sociologue étant d’interroger leur signification culturelle à un moment historique donné, pour tenter de cerner leur pouvoir explicatif et ainsi de les hiérarchiser. Néanmoins, comme le fait aussi observer Jean Michel Berthelot, cette différence est cependant toute relative. Les deux sociologues partagent, selon lui, un « même espace épistémique ». Il est clair en effet qu’ils ont une ambition commune : faire de la sociologie une science, c’est-à-dire énoncer des principes méthodologiques qui permettent des produire des connaissances au caractère scientifique incontestable.
B – Comment distinguer sens commun et savoir scientifique ?
Compte tenu de cette volonté de faire de la science, Émile Durkheim et Max Weber ont ainsi en commun le souci de l’objectivité du sociologue. Cela revient en fait, à mettre en œuvre l’indispensable rupture épistémologique entre le savoir scientifique et le sens commun. Ainsi, Émile Durkheim insiste sur la nécessité d’écarter les prénotions, c’est-à-dire des concepts formés en dehors de la science pour des besoins qui n'ont rien de scientifiques. Si toutes les sciences sont confrontées à cette nécessité de rompre avec les prénotions (la chimie et l’astronomie doivent par exemple se séparer de l’alchimie et l’astrologie), cette difficulté lui semble plus grande pour la sociologie, car tout sociologue, dans sa vie quotidienne, exprime des opinions sur la société, l’État, la famille, le travail. En revanche, le physicien n’a pas d’opinion sur la gravitation ou la relativité. Pour les mêmes raisons, Max Weber (Le savant et le politique, 1919) distingue ce qui relève des faits et ce qui relève des normes. Le discours scientifique doit être autonome par rapport aux valeurs, ce qui est aussi délicat à réaliser que la mise à l’écart des prénotions, puisque les valeurs sont, à travers les comportements et le sens que les individus leurs donnent, l’objet d’étude du sociologue. Max Weber insiste (Le savant et le politique,1919) sur la neutralité axiologique à laquelle celui -ci doit donc parvenir. Dans son rapport aux valeurs, il doit analyser les valeurs en écartant tout jugement normatif, c’est-à-dire en écartant tout jugement de valeur pour s’en tenir à des jugements de faits. Il s’agit selon Max Weber de « reconnaître que l’observation des faits, (…) la description de la structure interne de biens culturels, d’une part, et, d’autre part, la formulation d’une réponse à la question de la valeur de la culture et de chacun (…) constituent deux ordres de problèmes absolument hétérogènes ».
Dans le courant du XXème siècle, cette nécessité pour le sociologue d’avoir conscience de sa propre démarche, de sa propre histoire ou encore de sa position sociale, a conduit au développement de la réflexivité dans les études sociologiques. La réflexivité consiste à appliquer les outils de l’analyse au travail lui – même (choix du sujet, type de questionnement par exemple). Trois voies ont alors été suivies pour construire une sociologie réflexive.
- La première est celle empruntée par Paul Lazarsfeld (Philosophie des sciences sociales,1961) et défendue en France par Raymond Boudon (L’analyse mathématique des faits sociaux,1971). Elle développe l’usage des méthodes quantitatives. Il s’agit de mettre en place des enquêtes, en l’occurrence souvent des sondages, pour produire l’information sociale que l’on va analyser. Durkheim analyse dans Le suicide (1897) des statistiques officielles dont il n’a pas pu contrôler la production. Produire l’information statistique, c’est donc d’après Lazarsfeld, faire un pas vers l’objectivité, parce que la construction de l’enquête elle -même peut être interrogée par le sociologue. Il y a là une démarche réflexive déterminante pour la justesse de l’analyse que l’on va en réaliser. Par exemple, se demander si le choix de la question influence la réponse.
- Pierre Bourdieu, Jean Claude Chamboredon et Jean Claude Passeron (Le métier de sociologue, 1968) empruntent une seconde voie. Selon eux, il y a chez les sociologues un capital commun d’acquis, de concepts, de méthodes, de procédures de vérification. Le savoir en sociologie est donc cumulatif, manière de dire que les théories ne s’excluent pas entre elles. Ainsi, la question épistémologique est un faux problème, principalement lié à la peur que l’on a de la sociologie, parce qu’elle pose des questions que les autres sciences ne posent pas, et obtient des réponses qui dérangent la société. La réflexivité se trouve ici dans la sociologie de la sociologie, qui est une condition pour qu’une sociologie scientifique existe. Le sociologue participe à la vie sociale et occupe donc une position dans les luttes. Sa position sociale peut donc avoir des effets sur son activité scientifique, ne serait - ce qu’en raison de l’intérêt qu’il a, à connaître lui -même et à faire savoir une réalité sociale.
- La réflexivité désigne pour Norbert Elias (Engagement et distanciation,1983) une posture qui prend en compte le rapport entre la réalité observée, le savoir sociologique, et la restitution qui en est faite. Empruntant une troisième voie, il met en lumière que le sociologue est prisonnier comme tout individu, de ce qu’il nomme « un double lien » : l’engagement et la distanciation (c’est-à-dire rationnel -irrationnel, objectif – subjectif). La distanciation consiste à mettre à distance ses pulsions, ses émotions ou encore ses instincts ; c’est donc un exercice de pensée réfléchie, autrement dit de réflexivité. Ainsi, l’engagement du sociologue peut se manifester dans le choix du sujet quand sa préférence l’emporte sur l’intérêt scientifique. Cependant, la dualité étant toujours présente dans la société, la sociologie ne doit pas écarter l’analyse des croyances.
Avoir conscience du sens commun pour prendre ses distances avec lui, ne doit pas conduire à l’ignorer totalement. Il est partie intégrante de la réalité sociale, des représentations qu’en ont les individus, et à ce titre, reste un objet d’étude sociologique. On trouve d’ailleurs aux États – Unis des sociologues qui rejettent la nécessité de la rupture épistémologique. Le philosophe Alfred Schütz (Le chercheur et le quotidien,1971) avance ainsi que « les objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences sociales se fondent sur les objets de pensée construits par la pensée courante de l’homme menant sa vie quotidienne parmi ses semblables et s’y référant ». La connaissance savante de la société est fondée sur la connaissance ordinaire ; les constructions théoriques sont donc « des constructions au deuxième degré ». L’individu agit en mobilisant sa connaissance ordinaire du monde social ; le sociologue qui lui veut connaître et non agir, doit donc reconstruire la réalité en mobilisant les ressources de sa discipline. En exagérant, il s’agit d’une relecture de la réalité dont on ne peut écarter la connaissance ordinaire parce que la réalité est produite par la connaissance ordinaire que les individus mobilisent dans l’action. La construction sociale de la réalité (1966), livre publié par Peter Berger et Thomas Luckmann, est dans la continuité du travail de Schütz à qui ils reprennent l’idée que la connaissance du monde social est à la fois connaissance ordinaire et connaissance scientifique. L’essentiel de leur travail est alors de conjuguer dimension objective et subjective du monde social. La première signifie qu’il est extérieur à nous et donc qu’il s’impose à nous ; la seconde qu’il nous est cependant familier. Il s’agit là d’une combinaison des apports de Weber et de Durkheim : « La société est une production humaine. La société est une réalité objective ».
III : Les outils du sociologue
Sans donnée empirique, la réalité sociale demeure insaisissable et maintient le sociologue dans l’incapacité d’apporter la preuve de ce qu’il avance. La méthode par laquelle ces données vont être collectées devient alors déterminante pour s’assurer de leur fiabilité. Quel est le rapport entre l’observateur (le sociologue) et ce qu’il observe (la société) ? N’a – t – il pas tendance à ne trouver que ce qu’il cherche, à ne trouver que ce qui est nécessaire pour confirmer ses hypothèses, son intuition, son idéologie ? La méthode est alors l’un des gages de l’objectivité de la sociologie. La sociologie holiste s’est appuyée à la suite de Durkheim sur l’analyse d’informations statistiques, fondements de la méthode dite quantitative. En revanche, la sociologie compréhensive, qui cherchent par définition saisir les intentions des individus, à élaborer une méthode non quantitative (observation, entretien, analyse des discours).
A : Les méthodes quantitatives
1 – Les enquêtes sociologiques ne sont pas récentes
Elles sont apparues au milieu du XIXème siècle. C’est le cas par exemple du Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans l’industrie du coton, de la laine et de la soie (1840) menée par le médecin Louis Villermé, ou dans une certaine mesures des monographies de Frédéric Le Play (Les ouvriers européens, 1855). Si elles sont dans un premier temps principalement commandées et financées par des sociétés savantes, l’appareil statistique de l’État va se mettre progressivement en place. Par exemple, pour écrire Le suicide (1897), Durkheim utilise le compte général de l’administration de la justice qui, depuis 1825 environ, répertorie les actes de mort volontaire comme une catégorie à part, dans la mesure où c’est une décision de justice qui les désigne comme tels. Le traitement des données quantitatives a également progressé pendant cette période : calcul de moyenne et de taux grâce aux les travaux d’Adolphe Quételet, calcul de corrélation par Karl Pearson, découverte de lois statistiques (Laplace Gauss, Poisson). En même temps, la remise en cause des résultats se développent également. Dans son compte rendu sur Le suicide en 1898, François Simiand écrit : « une critique préalable de la valeur respective des statistiques, selon les pays et selon les dates serait en pareille matière toujours souhaitable : tout fait, que quelqu’un a des raisons de dissimuler, est difficilement atteint par la statistique ». Pour lui, Durkheim a donc manqué de recul sur les données statistiques qu’il utilise. Les données statistiques n’ont en effet de valeur que si l’on connait leur origine : comment et pourquoi ont – elles été collectées ? Par qui ? La sociologie américaine soulève ainsi très tôt le problème classique du chiffre noir, c’est-à-dire de l’écart qui sépare, pour les statistiques de la police, la criminalité légale et la criminalité réelle. Ainsi, les variations que l’on observe d’une année à l’autre sont-elles le reflet d’une évolution réelle ou d’un changement de comportement de la police ? On pense, par exemple, que la mise en place d’indicateurs d’efficacité dans les commissariats est une incitation à enregistrer le plus d’infractions possibles, y compris des infractions mineures pour lesquelles on se contentait auparavant d’une réprimande ou d’un avertissement oral. Ces variations peuvent aussi être la conséquence d’un changement de comportements des victimes. C’est particulièrement le cas pour les violences sexuelles, qui demandent aux victimes d’affronter des services de police pas nécessairement bienveillants au moment où elles portent plainte. Il est fréquent que les entourages familial et professionnel se fracturent entre ceux qui croient la victime et ceux qui soutiennent le présumé coupable. Il faut aussi faire face au débat public, à la honte qui en résulte, sachant que la tolérance de la société vis-à-vis de ces violences est elle – même très variable selon les périodes.
2 – Les enquêtes sociologiques
Au XXème siècle, une part importante des données statistiques utilisées par les sociologues n’est plus issues des statistiques, mais produites par eux-mêmes grâce à des enquêtes fondées des sondages Si aujourd’hui les sondages sont principalement des sondages d’opinion, ils sont aussi une technique d’enquête, qui consiste à administrer un questionnaire à un échantillon d’individus représentatifs d’une population plus vaste, appelée population mère. L’intérêt évident de la méthode est d’obtenir des informations sur la population mère en n’interrogeant que les personnes de l’échantillon. Généralement, la construction de l’échantillon consiste à obtenir une structure identique à celle de la population mère à partir de nombreux critères (âge, le genre, le revenu, la profession), en fonction desquels les réponses sont classées, reflétant ainsi les déterminants de l’opinion au moment de l’enquête. L’échantillon peut être suivi dans le temps pour mesurer les réactions face à la survenue d’un événement, face à la prise de connaissance d’une information particulière, ou plus simplement de suivre les variations d’opinions et de comportements à moyen et long terme. Ces pratiques connaissent des limites qui nécessitent une grande vigilance à chaque étape de la construction d‘une enquête.
- Tout d’abord, comment l’échantillon est-il constitué ? Deux méthodes existent : le tirage au sort et la méthode des quotas. Concernant le tirage au sort, il faut s’assurer que toutes les catégories de la population ont une chance d’être tirées au sort. Un biais peut en effet apparaître selon le répertoire de la population que l’on utilise : tirer au sort à partir de l’annuaire exclu la population qui n’a pas le téléphone ; tirer au sort à partir de la liste électorale élimine de l’échantillon ceux qui n’y figurent pas. Or, la non-inscription sur les listes électorales peut avoir des raisons (rejet de la société, mauvaise intégration sociale, contestation de la démocratie) qui sélectionnent une population avec des caractéristiques sociales particulières, dont l’absence de l’enquête va modifier le résultat. La méthode des quotas cherche quant à elle à établir un échantillon ayant la même structure que la population mère par souci de représentativité. Cette structure dépend des critères que l’on retient, sont-ils assez nombreux et significatifs. Pour établir la liste de ces critères, il faut une connaissance approfondie de la population mère d’une part, et disposer des moyens d’isoler ce critère dans la population d’autre part. Ainsi, les critères objectifs portant sur l’individu lui – même (âge, sexe, situation familiale, revenu) sont collectés aisément. C’est en revanche, plus difficile pour les critères relatifs à l’environnement (lieu de résidence, type de logement, voisinage), car certains tiennent à la perception qu’en ont les individus, et d’autres sont à impossible à retenir, parce qu’ils sont interdits par la loi (statistiques ethniques par exemple). Quelle que soit la méthode choisie, on peut ajouter pour finir que la taille minimum, que l’échantillon doit avoir pour être représentatif, est aussi un enjeu pour la signification des résultats obtenus.
- Ensuite, vient l’élaboration du questionnaire qui recèle aussi de nombreux pièges : les questions sont-elles compréhensibles ? Est – ce – que la signification des termes de la question est accessible à toute la population ? Le questionnaire doit également être construit pour que les personnes à qui il s’adresse, soient incitées à répondre avec sincérité. Dans le cas des questionnaires fermés, on propose une série de réponses possibles à chaque question. Si aucune de ces réponses ne correspond à la situation d’une personne, celle – ci risque de tout de même de choisir parmi les différentes propositions. Il y a donc dans ce cas un artefact, les réponses recueillies ne correspondent aux pratiques effectives des enquêtés. De surcroît, ceux – ci ont aussi des raisons personnelles de mentir, indépendantes du questionnaire, selon que leurs pratiques sont socialement valorisées ou pas. Par exemple, le vote pour le Front national a longtemps fait l’objet de dissimulation. De même, les pratiques culturelles effectives (type d’émissions télévisées ou de films visionnés, nombre de livres lus) sont souvent cachées en faveur de pratiques mieux valorisées socialement.
- Enfin, comment l’enquête est-elle concrètement réalisée ? Une enquête réalisée par téléphone ou par internet, qui plus est, si elle est anonyme, obtient des résultats qui différent de ceux obtenus si la question est posée en face à face. Il est cependant difficile de savoir laquelle des situations est la plus apte à faire surgir la vérité sur les pratiques sociales. Par exemple, l’anonymat peut générer trop peu d’investissement personnel de la part des enquêtés, mais s’avérer nécessaire selon les thèmes abordés par l’enquête.
3 - La construction des données statistiques est en soi un problème sociologique.
Revenons une fois encore au travail de Durkheim sur le suicide. Dominique Merllié (Suicides : mode d’enregistrement in Jean Louis Besson, La cité des chiffres, 1992) montre le rôle essentiel du classement réalisés par des médecins et des policiers, qui décident si une mort est ou non volontaire. Cela ne va pas toujours de soi. Parfois, il faut mener des investigations qui n’ont pas toujours lieu. Deux critères forment principalement la décision selon Dominique Merllié : d’une part l’âge du défunt, et d’autre part, son statut social. En effet, plus le sujet est âgé, plus la probabilité d’une mort naturelle augmente, ce qui incite alors à classer l’affaire sans faire de recherche plus avancée, par exemple sans réaliser d’autopsie. De même, le statut social, la notabilité, la religion, sont souvent la source de pression pour que la mort soit considérée comme accidentelle, afin de ne pas nuire à la réputation de la famille. On voit donc ici, que la production de l’information statistique est réalisée dans un contexte social qui la modifie en fonction des comportements. En effet, une information est toujours enregistrée par un individu, qui peut avoir des raisons de le faire ou de ne pas le faire.
La neutralité des données statistiques et aussi mise en défaut en raison des enjeux politiques qui lui sont propres. La construction statistiques du chômage est un exemple souvent cité, parce que le nombre de chômeurs est un indicateur de réussite ou d’échec des politiques suivies, et parce que la réponse à la question – qu’est-ce qu’un chômeur ? – est dépendante de la définition du chômage. Or, cette définition est variable selon les périodes ( la comptabilisation moderne du chômage apparaît en France avec le recensement de 1896, auparavant les chômeurs ne sont pas différenciés des vagabonds et des marginaux), variable en fonction des institutions (en France, le chômage évalué par Pôle emploi n’est pas le même que celui évalué par l’INSEE), variable en fonction de la situation du chômage lui – même (pour être chômeur, il faut rechercher un emploi et être disponible, ces conditions sont de plus en plus difficilement satisfaites en présence d’un chômage endémique). Les classements en fonction de catégories d’âge sont aussi la conséquence de rapports de force politiques au sein de la société. Pierre Bourdieu (Questions de sociologie,1984) déclare que la « jeunesse n’est qu’un mot (…) qu’on est toujours le vieux et le jeune de quelqu’un (…) Que les coupures entre classes d’âge sont toujours l’enjeu de manipulation ». Selon lui, il y a toujours des conflits entre classes d’âge qui sont des enjeux de pouvoir et de répartition. Être jeune, c’est pouvoir se conduire de manière irresponsable ; la société est par définition plus indulgente la jeunesse. Elle tolère de sa part des comportements qu’elle ne tolère plus pour les adultes, parce qu’ « il faut que jeunesse se fasse ». En contrepartie, les jeunes sont exclus du pouvoir, en particulier celui de décider pour eux-mêmes. Allant dans le même sens, Rémi Lenoir (L’invention du troisième âge,1979) écrit « qu’on ne saurait traiter la catégorie d’âge des individus comme une propriété indépendante du contexte dans lequel elle prend sens ». Il y a une perception des âges qui évolue, « chaque société crée sa vieillesse » (Xavier Gaullier, L’avenir à reculons,1982). Elle est objectivée par les catégories administratives qui fixent des limites d’âge, qui sont aussi des enjeux puisqu’elles sont en même temps des limites de droit. L’utilisation par le sociologue de données quantitatives n’est donc pas en elle – même un gage de d’objectivité scientifique.
B : Les méthodes non quantitatives
1 – Observation participante et entretien
Pitirim Sorokin (Tendances et déboires de la sociologie américaine,1959) estime que la sociologie américaine se fourvoie en développant sans limites les techniques quantitatives. Le reproche s’adresse plus particulièrement à Paul Lazarsfeld, dont il caricature le travail à l’aide de néologisme créés pour la circonstance : quantophrénie, testocratie, épistémologie sensualiste, argot pseudo scientifique etc. Pour Sorokin, cette attitude conduit à mettre le sociologue en dehors de son analyse, c’est-à-dire à ignorer la réflexivité indispensable à l’objectivité, en finissant par considérer comme allant de soi les catégories statistiques construites pour établir ces données quantitatives. En réaction à cette situation dénoncée par Sorokin, de nombreux sociologues américains sont revenus à des techniques non quantitatives. Deux d’entre elles méritent que l’on s’y attarde : l’observation participante et les entretiens.
- L’observation participante est une technique d’abord développée par les ethnologues. Il s’agit de s’installer avec la population que l’on étudie, afin de partager sa vie en quelques sorte « de l’intérieur ». Il s’agit d’observer pour comprendre les enjeux culturels des échanges entre les individus et en saisir le sens. Les sociologues interactionnistes vont suivre cette voie ouverte par l’ethnologie. Par exemple, Howard Becker (Outsiders, 1963), qui après avoir vécu avec des musiciens de jazz et des fumeurs de marijuana, propose une théorie de la déviance ; ou autre exemple, Erwing Goffman (Asiles,1961), qui assiste un directeur d’hôpital en occupant un poste fictif, qui lui permet de se soumettre aux conditions de vie des malades, de les observer là aussi « de l’intérieur », et ainsi de dépasser le point de vue jusque-là exclusif des soignants. L’observation participante permet de porter un regard différent de celui de la société (policiers, magistrats) sur les déviants chez Becker, ou de celui des institutions hospitalières sur les malades qu’elles accueillent chez Goffman.
- Les entretiens sont particulièrement utilisés en sociologie compréhensive pour cerner le monde, tel qu’il est perçu subjectivement par un individu, pour qu’il dévoile ses pensées, ce qui est naturellement inaccessible pour les techniques quantitatives. L’ouvrage de Pierre Bourdieu (La misère du monde,1993) est par exemple construit à partir de récits de vie, collectés par 23 enquêteurs auprès de personnes en difficultés sociales (infirmiers, policiers, étudiants, agriculteurs, clochards, résidents de cité, étudiants). Il s’agit donc de donner la parole à ceux qui vivent la misère, afin selon Bourdieu, qu’ils comprennent que son origine est sociale et non pas individuelle. Cela leur permet de se positionner comme étant des victimes et de se libérer de la culpabilité qu’ils portent. Plus récemment, Camille Peugny (Le déclassement,2009) mène des entretiens avec des enfants de cadres devenus ouvriers ou employés pour analyser l’expérience du déclassement. Il parvient à identifier, grâce à ces entretiens, deux trajectoires de déclassement : tout d’abord, celle de ceux qui se considèrent comme appartenant à une génération sacrifiée, jugeant l’ascension sociale que leur père a généralement connu comme la conséquence de circonstances économiques favorables, bref, ils se revendiquent comme étant les victimes d’un contexte ; ensuite, celle de ceux qui, étant des héritiers, pensent être responsables de leur déclassement, qu’ils expliquent la plupart du temps par un parcours scolaire décevant et inhabituel dans leur famille. Dans ce cas précis, l’entretien permet de saisir le sens que les individus donnent au déclassement qu’ils vivent.
2 – L’information recueillie est-elle exacte ?
Ces techniques rencontrent plusieurs écueils :
- Le problème le plus évident est celui de la fiabilité de l’information recueillie. Plusieurs raisons à cela : les enquêtés peuvent mentir ; ils peuvent aussi avoir oublié tout ou partie des évènements sur lesquels ils sont interrogés ; Quand ces évènements sont fréquemment relatés, ils sont aussi reconstruits par la mémoire populaire ou familiale.
- Le second problème mis en avant par Pierre Bourdieu (Le métier de sociologue,1982) est le risque de « l’illusion biographique », en ce sens que l’entretien repose sur l’idée que les enquêtés avaient conscience des faits au moment où ils ont eu lieu et conscience de la place qu’ils occupaient et du rôle qu’il tenait. Rien n’indique en effet que les individus sont capables de détenir, quel que soit le moment, la vérité objective sur leur comportement. Finalement, le sociologue ne récolte alors que des discours fictifs tenus par tous pour justement occulter la réalité, plus particulièrement les relations de domination qui sont l’objet du travail de Bourdieu.
- Dans le même ordre d’idée, le sociologue doit aussi tenir compte que la relation enquêteur – enquêté est une relation sociale comme une autre. Le capital culturel des enquêtés devient alors essentiel ; il détermine la légitimité à répondre aux questions ressenties par chacun. Une auto-censure peut exister chez les moins bien dotés en capitaux, en même temps qu’une volonté de dire à l’enquêteur ce qu’il veut entendre.