COURS 1 : Justice sociale et légitimation de l'intervention publique.

Sommaire

Comment justifier l’intervention de l’Etat dans le domaine social ? Les termes du débat entre justice sociale et performance économique ont beaucoup évolués au cours du temps. Traditionnellement, les bénéfices politiques de l’intervention de l’Etat dans la sphère sociale étaient opposés à ses coûts économiques. Ainsi, pour beaucoup d’économistes, si la lutte contre la pauvreté se justifiait, la réduction des inégalités était inutile voir nuisible. Dans ce cadre, les inégalités étaient conçues comme efficaces et comme pouvant disparaître d’elles-mêmes en stimulant la croissance économique. Le creusement des inégalités depuis les années 1980 a changé la donne et de plus en plus d’économistes ont mis en avant le coût économique d’un excès d’inégalités, au delà du problème de la pauvreté. Comme nous le verrons, le contexte actuel d’une « stagnation séculaire » renforce certains de ces arguments économiques en faveur de l’intervention de l’Etat dans le domaine social. Par ailleurs, en dehors de leurs coûts économiques, les coûts sociaux et politiques de l’inégalité et de la pauvreté ont aujourd’hui une résonnance nouvelle. Dans Le prix de l’inégalité, Joseph Stiglitz rappelle que si l’inégalité favorise l’instabilité économique, le prix à payer est aussi la « subversion de la démocratie » (2012, p.11). La « capture » du système politique américain par une minorité, associée à la montée du populisme, en serait le symptôme. C’est un « principe d’égalité » qu’il faudrait selon lui réaffirmer afin de préserver le contrat social. Mais de quelle égalité s’agit-il ? Faut-il viser une égalité matérielle, des droits, des libertés ou encore des capabilités ? Nous finirons par nous interroger sur les différentes conceptions de la justice sociale, qui influencent le traitement des inégalités et de la pauvreté en légitimant plus ou moins ces situations et l’action de l’Etat visant à les combattre. Depuis La théorie de la justice de John Rawls, les débats autour des principes de justice à mettre en œuvre se sont multipliés, cherchant à prendre en compte la diversité des injustices qui marquent le monde contemporain.

Dans son ouvrage Inégalité (2019), James Galbraith remarque que si les questions de répartition étaient au cœur des préoccupations des économistes classiques comme Smith ou Ricardo, elles ont ensuite été éclipsées par la plupart des économistes. Trois idées longtemps dominantes expliquent selon lui cette éviction et l’objet de cette partie est d’aborder chacune d’entre elles. Premièrement, la question de la répartition fait appel à des jugements de valeur, desquels la science économique doit être exempte. Les économistes ne doivent donc se prononcer que sur l’efficacité. Deuxièmement, les inégalités de répartition profitent à tous en favorisant la croissance économique, tandis que la croissance conduit naturellement à une réduction de la pauvreté et des inégalités. Finalement, les interventions étatiques sur la répartition des richesses sont facteurs d’inefficacité et peuvent nuire à l’allocation optimale des ressources ainsi qu’à la croissance.

 

La justice sociale sujette à des jugements de valeur

Au cours de son histoire, la science économique s’est peu à peu éloignée des questions normatives pour se concentrer sur les questions d’efficacité (voir le chapitre 1 : « Les fondements de l’économie »). Un pas décisif dans ce processus d’émancipation des jugements de valeur a été franchi par Vilfredo Pareto. Dans son Manuel d’économie politique (1909), il remet en cause la distinction établie par Léon Walras entre trois branches de l’économie. Ce dernier distinguait l’économie pure, visant à analyser les prix et étant animée par un critère de vérité, de l’économie appliquée étudiant la production et étant fondée sur un critère d’utilité, de l’économie sociale centrée sur les questions de répartition et faisant appel à un critère de justice. Pareto rejette la pertinence de cette dernière branche de l’économie et avec elle, la nécessité de faire appel à un critère de justice dans cette science. Il définit un critère (le fameux « critère de Pareto ») permettant de comparer différents états possibles de la société en s’affranchissant de tout jugement de valeur. Ce critère permet de déterminer si une certaine allocation des ressources est meilleure qu’une autre, uniquement à l’aune de leur efficacité respective. Les différentes formes de l’allocation des ressources définissent des « états sociaux ». Selon ce critère, si un état social apporte plus de bien-être à chaque agent économique pris individuellement qu’un autre état social, alors il est peut être jugé plus efficace que lui. Un état est « optimal » au sens de Pareto s’il n’est plus possible d’améliorer le bien-être de certains individus sans réduire celui d’au moins un autre individu. Plusieurs états différents de l’allocation des ressources peuvent remplir cette condition et être jugées optimaux. Pour les comparer, il faut faire appel à des critères d’évaluation normatifs qui, selon Pareto, sortent du champ de la science économique. De fait, le critère de Pareto est un critère d’efficacité et non un critère de justice. Pour prendre un exemple extrême, un état social au sein duquel une seule personne détiendrait toutes les ressources pourrait néanmoins être considérée comme optimale au sens de Pareto, car redistribuer ses ressources à d’autres personnes réduirait son propre bien-être. Avec ce critère d’efficacité, les économistes peuvent se détacher des questions de justice pour se concentrer sur l’efficacité.

 

Des inégalités vectrices d’une croissance favorable à la justice sociale

Par ailleurs, de nombreux économistes ont longtemps admis que la croissance économique exigeait un certain degré d’inégalités et que les plus défavorisés profitaient de la montée des inégalités à long terme. Tout d’abord, d’après « l’effet de ruissellement », les inégalités ont donc des retombées positives sur les moins favorisés en favorisant la croissance. Adam Smith est parfois considéré comme le père de cette idée. Il défendait déjà l’idée forte d’une efficacité économique profitant à tous. Chaque individu, en cherchant à promouvoir son intérêt personnel, participe involontairement à l’intérêt général. Une première version de « l’effet de ruissellement » se retrouve dans l’idée que l’épargne accumulée par les plus favorisés permet de financer un investissement productif, qui favorise à son tour l’embauche et l’augmentation des salaires. Cette logique a été défendue récemment par Philippe Aghion et ses coauteurs dans Changer de modèle (2014). Dans cet ouvrage destiné à mettre en avant des solutions pour permettre une croissance de long terme, ils défendent la nécessité de favoriser l’épargne des ménages et de la diriger vers des placements servant à financer l’investissement des entreprises. Une autre version de « l’effet de ruissellement » ressort du « théorème de Schmidt », slogan politique énoncé par le chancelier allemand Helmut Schmidt le 3 novembre 1974 : « Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain ». Le principe est que les profits sont la condition de l’investissement des entreprises, et qu’un partage de la valeur ajoutée trop en faveur du travail peut se révéler contre-productif. Au contraire, favoriser une augmentation du taux de marge des entreprises serait favorable à la croissance.

 

Si les inégalités sont acceptables dans la mesure où elles sont nécessaires à la croissance, elles le sont d’autant plus si la croissance tend naturellement à les diminuer à plus long terme. Autrement dit, les inégalités peuvent être justifiées si elle favorisent une croissance économique qui elle même réduit les inégalités à long terme. C’est l’idée que défend Kuznets dans un article de 1955, intitulé « Economic growth and income inequality ». En utilisant des données provenant de différents pays développés, il montre qu’au début de leur industrialisation, les inégalités ont eu tendance à augmenter du fait de la concentration du capital entre les mains des plus fortunés. Toutefois, au bout d’un certain temps, les revenus des plus défavorisés ont augmentés, provoquant une baisse des inégalités. Dans son article, Kuznets fait de ce constat une loi générale. Autrement dit, il y aurait une hausse suivie d’une baisse des inégalités lorsque la production par tête augmente sur le long terme. L’économiste précise que les politiques sociales n’interviennent que dans un second temps et ne sont pas à l’origine de cette baisse des inégalités qui serait absolument « endogène ». La théorie de Kuznets est parfois synthétisé sous la forme d’une « courbe en U inversée » ou « courbe de Kuznets » :

qu’il avait observés pour les pays développés au tournant du XXème siècle semble s’être reproduit plus tard au sein des pays en développement. Ces derniers ont connu une période de fortes inégalités, durant laquelle un coût du travail faible a permis une compétitivité-prix élevée et un autofinancement de l’industrialisation. Cependant, au tournant du XXIème siècle, ils ont vu leurs inégalités décroître et de véritables classes moyennes émerger. Ainsi, la maximisation des richesse ou l’augmentation de la taille du gâteau économique est tout ce qui compte, tant que la situation de chacun s’améliore.

 

Une redistribution défavorable à la croissance

Finalement, un argument plus fort repose sur l’idée que la redistribution serait désincitative et qu’en cela, chercher à obtenir une répartition plus juste du gâteau économique risque de réduire sa taille. Cette idée remonte au moins à Malthus, qui par sa célèbre « allégorie du banquet » (Essai sur le principe de population, 1803), critiquait les politiques d’assistance aux plus pauvres. Invités au banquet sans avoir fourni aucun effort pour préparer les mets, ces derniers ne sont pas incités à travailler pour remédier à leur situation. Encouragés l’imprévoyance, ils se reproduisent entre eux et deviennent de plus en plus nombreux autour de la table. ls mettent alors en péril les convives qui ont travaillé dur pour préparer le banquet sans être récompensés pour leurs efforts. À travers cette allégorie, Malthus défend l’idée que les lois visant à réduire la pauvreté peuvent produire l’inverse de l’effet escompté en raison de leurs effets pervers. Elles multiplient le nombre de pauvres plutôt que de le réduire. Cet argument malthusien est l’ancêtre d’une grande tradition d’économistes critiques à l’égard des politiques redistributives. Par la suite, l’idée qu’un système incitatif récompensant les talents de chacun est la meilleure manière de favoriser leur productivité a été défendue par les économistes néoclassiques et autrichiens. Selon les néoclassiques, les facteurs de production sont rémunérés à leur productivité marginale. Ainsi, les travailleurs sont rémunérés en fonction de leur efficacité et ceux qui sont mieux rémunérés sont aussi les plus productifs. Rompre le lien entre salaire et productivité est inefficace, dans la mesure où ce lien garantit que la distribution des revenus entre les acteurs économiques soit la plus efficace possible, incitant chacun à « donner le meilleur de soi-même ». Dans La route de la servitude (1944), l’économiste autrichien Friedrich Hayek mobilise un argument similaire pour remettre en cause l’idéologie communiste et défendre la liberté individuelle ainsi que l’économie de marché. Selon lui, les inégalités économiques proviennent de nos différences de productivité, elles-mêmes issues de nos différences de talents. Offrir à chacun un revenu égal, quelque soit sa productivité, serait inefficace puisque l’individu n’aurait plus intérêt à exploiter ses talents. Ces critiques de la redistribution fondées sur les incitations sont reprises dans les analyses modernes des contraintes du système socio-fiscal, comme nous le verrons dans le prochain chapitre (« Les politiques de lutte contre les inégalités »).

Le contexte actuel d’une montée des inégalités a suscité un regain d’intérêt pour les questions de répartition en science économique. Comme le précisent Jonathan Ostry et ses coauteurs dans le rapport du FMI intitulé « Redistribution, Inequality and Growth » (2014), « les économistes se concentrent de plus en plus sur le lien entre la montée des inégalités, le risque de crise et la fragilité de la croissance » (p.5). Nous allons voir que les économistes sont de plus en plus nombreux à remettre en cause l’idée d’un arbitrage entre justice sociale d’un côté et performances économiques de l’autre. Tout d’abord, de plus en plus d’économistes mettent en avant les bénéfices d’une répartition plus égalitaire des richesses sur la croissance économiques. Par ailleurs, de façon symétrique, certains d’entre eux défendent l’idée que les inégalités peuvent freiner la croissance économique. Finalement, elles pourraient être responsables d’une plus forte instabilité économique et provoquer des crises financières.

 

Une répartition égalitaire des richesses favorable à la croissance

Dans Le prix de l’inégalité (2012), Stiglitz relève deux motifs strictement économiques pour justifier la lutte contre les inégalités. Ils mettent en évidence un impact favorable de l’égalité sur la croissance. Dans une perspective de court terme, la réduction des inégalités peut stimuler l’activité économique et relancer la croissance. Dès 1936, Keynes mettait en évidence les bénéfices d’une lutte contre les inégalités pour favoriser la consommation, offrir des débouchés aux entreprises et relancer la croissance. Cet argument est au cœur de sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de 1936 (voir le chapitre « Fluctuations économiques et politiques de régulation des cycles »). En effet, sa « loi psychologique fondamentale » stipule que plus le revenu d’un individu est faible, plus son taux de consommation augmente. Autrement dit, la propension marginale à consommer est décroissante avec le revenu. Ainsi, une redistribution en faveur des plus défavorisés augmente la consommation globale, ce qui permet de relancer l’économie. Dans certaines conjonctures économiques, la lutte contre les inégalités peut donc être efficace.

 

Dans une perspective de plus long terme, l’égalité favorise la productivité et une croissance forte. En effet, d’après les théories de la croissance endogène, la croissance de long terme s’auto-entretient par l’accumulation de différentes sortes de capitaux par les agents économiques, dont le capital humain (voir chapitre « La croissance économique »). Ainsi, un individu bénéficiant de soins de santé et d’un haut niveau d’éducation jouit lui-même d’une productivité et d’un revenu plus élevé, mais il permet aussi à l’économie dans son ensemble de profiter de ses meilleures capacités productives. Or, comme le montrent les rapports de l’OCDE sur les inégalités (par exemple « Inégalités et croissance », 2014), dans une société marquée par de fortes inégalités, les pauvres n’ont pas les moyens d’investir suffisamment dans leur santé et dans leur éducation. L’intervention sociale de l’Etat dans ces domaines, visant à permettre une prise en charge collective de cet investissement en capital humain, permet d’obtenir une meilleure allocation des ressources. Ainsi, « avec plus d’égalité, nous pourrions avoir une économie plus efficace et plus productive » (p.6). Autrement dit, la croissance et la recherche d’une plus grande égalité sont loin d’être des objectifs inconciliables.

 

Des inégalités défavorables à la croissance

Ensuite, les inégalités peuvent constituer un frein pour la croissance. Cette idée est aussi vielle que Karl Marx qui dans son ouvrage Le Capital (1867), théorisait l’autodestruction du système capitaliste en lien avec son rapport de production inégalitaire. Ce rapport de production est fondé sur deux classes : les capitalistes (détendeurs des moyens de production) et les prolétaires (ne disposant que de leur force de travail). Les capitalistes cherchent à augmenter leur plus-value tirée de l’exploitation des prolétaires payés au salaire de subsistance. Ils investissent donc dans le capital au détriment du travail, constituant par là une « armée de réserve de travailleurs » prêts à accepter des niveaux de salaires toujours plus faibles. Or, étant donné que la plus-value provient de l’exploitation du travail, l’accroissement de l’intensité capitalistique finit par produire une contradiction au sein du système de production. C’est la baisse tendancielle du taux de profit qui entrainera peu à peu le déclin et la chute du capitalisme. Sa dynamique inégalitaire le conduirait irrémédiablement à sa perte. Si la théorie de Marx a été invalidée par l’histoire, le taux de profit n’ayant pas connu une baisse de long terme, certaines théories actuelles établissent un lien entre la hausse des inégalités et la perspective d’une « fin » de la croissance économique. Cela a récemment soulevé des craintes jusqu’au sein des grandes organisations internationales telles que le FMI (Fond Monétaire International) ou l’OCDE. C’est ainsi qu’en pleine pandémie de la Covid-19, le FMI suggérait qu’un impôt supplémentaire pour les plus riches et les entreprises profitant de la pandémie serait une bonne solution pour enrayer la montée prévisible des inégalités, constituant un danger pour la croissance. En effet, la montée des inégalités est parfois mobilisée comme explication de la « stagnation séculaire », c’est à dire des taux de croissance futurs condamnés à être durablement très faibles. Ben Bernanke, ancien gouverneur de la Fed, dans un discours de 2005 (« The Glob and the U.S. Current Account Deficit »), pointait du doigt un lien entre la faiblesse de la croissance constatée depuis les années 1990 et la montée des inégalités. La stagnation séculaire s’expliquerait en partie par un excès de l’épargne mondiale provoqué par une plus faible propension à consommer des catégories sociales plus aisées. De fait, la production ne trouverait plus de débouchés. Dans la même veine, de nombreuses recherches ces dernières années accusent le développement de la finance d’être responsable d’une montée des inégalités, réduisant les perspectives de croissance. Par exemple, dans leur article « Reassessing the impact of finance on growth » (2012), Cecchetti et Kharroubi montrent que le la relation entre développement du secteur financier et croissance prend la forme d’un U inversé, le premier n’étant favorable à la seconde que jusqu’à un certain point, à partir duquel il lui devient nuisible. Ils expliquent ce phénomène par les rentes captées par les actionnaires, qui ont connu une augmentation de part de la valeur ajoutée au détriment des parts finançant l’investissement et l’augmentation des salaires.

 

Des inégalités à l’origine de crises économiques

Finalement, les inégalités peuvent provoquer des crises financières. Plusieurs économistes insistent sur la responsabilité des inégalités dans le déclanchement des crises financières de 1929 et de 2008. Ces deux crises ont fait suite à des périodes d’accroissement des inégalités. Or, ces inégalités ont dans les deux cas favorisé un endettement important des ménages moins favorisés, qui souhaitaient accéder à la société de consommation dans le cas des années 20 et accéder à la propriété dans le cas des années 2000. Dans Sous la crise, la répartition des revenus (2009), l’économiste et homme politique français Liêm Hoang-Ngoc souligne bien le lien entre la crise de 2008 et le surendettement des catégories populaires associé à la montée des inégalités. Si les explications de cette crise sont multiples, il rappelle qu’elle s’est déclenchée à partir d’une bulle immobilière qui a explosée suite à la crise des « subprimes », ces crédits à hypothèques accordés aux ménages les plus défavorisés afin qu’ils puissent acquérir un logement (voir « la dynamique de la mondialisation financière »). Il établit un lien entre la pratique de ces crédits et la déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur des profits. Aux Etats-Unis, pour soutenir une demande réduite par les modérations salariales, la Fed (banque centrale américaine) a favorisé l’accès au crédit des ménages de manière sans doute excessive. Afin d’accéder à la propriété, ces derniers se sont endettés à des taux variables en adossant parfois leur crédits à des hypothèques de leurs biens immobiliers. L’éclatement de la bulle immobilière a été provoqué par l’incapacité de ces ménages à rembourser leurs crédits. Ainsi, en alimentant le gonflement du crédit, l’accroissement des inégalités favorise les risques de crises financières.

 

Si de plus en plus d’économistes remettent en cause l’idée d’un arbitrage entre justice sociale et performances économiques, certains tentent de dépasser cette opposition. Nous pouvons distinguer quatre manières de le faire, que nous aborderons une par une. Tout d’abord, il s’agit d’envisager la justice sociale en un sens plus large que celui que nous lui avons implicitement attribué jusqu’à présent, en prenant en compte d’autres formes d’injustices que les inégalités des résultats économiques. Ensuite, la notion de performance peut elle aussi être envisagée de manière élargie, en mettant en évidence le coût politique des inégalités au delà de leurs coûts économique. Troisièmement, les travaux de Piketty ont contribué à remettre en cause l’existence d’une loi naturelle entre inégalités et croissance, montrant que leur relation s’inscrit dans un projet politique. Enfin, si on peut tout autant favoriser la croissance par des inégalités croissantes que par des politiques redistributives, le lien entre ces deux phénomènes se révèle être contingent et dépendant des institutions en place.

 

De l’égalité des résultats à d’autres formes d’égalité

Tout d’abord, la justice sociale ne saurait se réduire à la poursuite de l’égalisation des résultats économiques. Sans chercher à définir précisément la justice sociale et à en présenter les différents principes de manière exhaustive, ce qui sera l’objet de la deuxième partie de ce chapitre, nous pouvons d’ores et déjà souligner que le prétendu l’arbitrage entre efficacité et justice ne vaut pas pour toutes les conceptions de la justice sociale. Jusqu’à présent, nous nous sommes concentrés sur l’égalité des résultats (parfois appelée « égalité des places »), qui cherche à rapprocher les positions sociales des individus en réduisant notamment les écarts de revenus ou de conditions de vie. Une autre conception de la justice sociale consiste à défendre l’égalité des chances. Cette égalité ne concerne plus la situation d’arrivée des individus mais leur situation initiale. Elle vise à offrir à chacun la même chance d’accéder aux différentes positions sociales. Selon cette conception, l’inégalité des résultats est légitime si elle résulte d’une égalité des conditions initiales, c’est-à-dire d’une égalité des chances. Si, comme on l’a vu, l’égalité des résultats fait l’objet de controverses en science économique, les vertus économiques de l’égalité des chances font consensus. Son principal frein est l’existence de discriminations. Ces dernières désignent des différences de traitement entre individus sur la base d’un critère injuste ou prohibé, tel que la couleur de peau, le sexe, l’âge, l’origine sociale, etc. Ainsi, de nombreuses études économiques tentent par exemple d’estimer les discriminations sur le marché du travail et leurs effets négatifs. La plupart du temps, l’approche retenue consiste à mesurer statistiquement les écarts de situation en emploi qui ne sont justifiés par aucune variable objective (études, expérience), alors appelé « écarts inexpliqués ». D’après l’enquête menée par Bozio et ses coauteurs intitulée « Réduire les inégalités de salaire entre les hommes et les femmes » (2014), l’écart salarial homme/femme est ainsi de 25%. S’il s’explique en partie par des variables objectives comme la durée de travail différenciée entre les hommes et les femmes, l’écart salarial inexpliqué et qui pourrait être liée à des discriminations s’élève à 7 %. Les études portant sur les conséquences des discriminations s’accordent généralement à montrer qu’elles sont très préjudiciables à l’efficacité économique. Par exemple, un rapport récent sur « le coût économique des discrimination » de France stratégie (2016) estime que leur réduction permettrait des gains conséquent, s’échelonnant de +3,6% du PIB à +14,1% selon les scénarios. Ainsi, selon la définition que l’on donne à la justice sociale, le problème d’un arbitrage entre performances économiques et justice ne se pose pas de la même manière.

 

Une conception élargie des performances économiques

La deuxième manière de dépasser le débat entre performances économiques et justice sociale consiste à s’appuyer sur une approche élargie de la performance, en réinterrogeant le type de croissance que l’on prône. Le prix Nobel d’économie et philosophe indien Amartya Sen rompt avec la volonté de fonder une science économique affranchie des jugements de valeurs, incarnée par Pareto, pour réconcilier économie et éthique. En dépassant une approche des performances économiques à l’aune de la croissance du PIB (Produit Interieur Brut), il développe une approche du développement économique qui intègre les questions de justice. Dans son ouvrage Un nouveau modèle économique : développement, justice et liberté (2000), il montre que la justice est une condition sine qua non du développement. Si ce dernier intègre des préoccupations allant de l’accès aux services de santé à l’éducation, il faut concevoir une société développée comme une société juste. L’indicateur de développement humain (IDH), que ses travaux ont impulsés, intègre ces préoccupations (voir le chapitre « inégalités et stratégies de développement »). Par ailleurs, la démocratie est selon lui la clé du développement, dans la mesure où elle permet aux plus défavorisés de faire entendre leur voix et de mettre en place des politiques sociales plus justes. Or, un certain nombre d’économistes insistent sur le « prix » politique de l’inégalité. C’est, comme on l’a vu plus haut, le cas de Stiglitz, qui montre que la croissance récente des inégalités pourrait remettre en cause le rêve américain « où le fairplay, l’égalité des chances et le sentiment collectif tiennent tant de place » (p.20). C’est la démocratie qui se trouve mise en danger par ces tendances oligarchiques : le principe « un dollar, une voix » semble prendre la place du principe « une personne, une voix ». D’autres spécialistes de la question des inégalités comme Milanovic partagent ce constat. Dans Inégalités mondiales (2019), il insiste sur le fait que dans l’histoire, des inégalités intenses ont souvent provoqué des tensions sociales, voir des guerres et révolutions. Aujourd’hui, la classe moyenne, qui est selon lui le pilier de la démocratie et un rempart contre l’autoritarisme, se délite. Aux Etats-Unis, elle aurait perdu un cinquième de ses effectifs depuis 1970.

 

Des inégalités fruits de décisions politiques

La troisième manière de dépasser l’arbitrage entre performances économiques et justice sociale est de rappeler que la montée récente des inégalités est le fruit de décisions politiques. Atkinson écrit ainsi qu’ « on aurait tort de voir la forte inégalité d’aujourd’hui comme le produit de forces sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle » (2016, p. 344). L’économiste remet en cause le lien de causalité entre productivité et inégalités, attribuant les secondes aux différences de contribution de chacun à l’économie. Contrairement à ce qu’affirme la vulgate néoclassique, les différences de revenus sont d’abord la conséquence de rapports de forces et de combats politiques. Pour les analyser, il faut étudier les interactions sociales et économiques entre les individus, ainsi que les règles politiques qui leur confèrent des droits (relatifs au pouvoir des syndicats, à la fixation des salaires etc.) Dans la même veine, Thomas Piketty remet en cause la naturalisation du lien entre croissance et inégalités opérée par Kuznets. La relation entre les deux serait plutôt une construction historique s’inscrivant dans un projet politique. Dans Le capital au XXIème siècle (2013), il précise que la dynamique des inégalités au sein des pays étudiés par Kuznets n’a rien de naturelle mais s’explique par des événements contingents, qu’ils soient historiques ou politiques. La réduction des inégalités dans les pays développés entre 1910 et 1980 s’expliquerait par des phénomènes tels que les deux guerres mondiales, le développements de l’Etat-Providence et l’instauration de l’impôt sur le revenu, la croissance des Trente Glorieuses, la crise de 1929 l’« euthanasie des rentiers » qu’elle a provoqué etc. Piketty va plus loin en se demandant si cette baisse des inégalités n’était pas qu’une parenthèse dans l’histoire, alors que la tendance générale est à un niveau d’inégalité élevé. Il élabore en effet une « loi fondamentale du capitalisme », selon laquelle le rendement du capital excède en général le taux de croissance, ce qui provoque de fortes inégalités. Cette loi s’applique tant que des événements politiques et historiques ne l’entrave pas. Il résume cette loi par la formule « r>g » (r désignant la rentabilité du capital et g le taux de croissance de l’économie). Si cette loi a été enfreinte du début du XXème siècle aux années 1970, les décisions politiques prises à cette époque ont changé la donne. En effet, les politiques économiques menées lors du « tournant libéral » de la fin des années 1970, incarné par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, se sont traduites par une remise en cause des politiques sociales. Elles avaient pour but d’attirer les capitaux et d’augmenter la part des profits en application du « théorème de Schmidt », ainsi que de rompre avec la « spirale inflationniste » qui avait marqué la décennie (voir chapitre « l’inflation et le chômage »). Elles ont donc pris la forme de mesures visant à ralentir l’augmentation des salaires et à restaurer la part du capital dans la valeur ajoutée, conduisant à une augmentation du taux de marge au détriment de la rémunération du travail. Suite aux recherches de Piketty, certains économistes comme Galbraith ont défendu une « courbe de Kuznets augmentée », dont la partie décroissante ne s’explique pas par une loi naturelle mais par l’analyse de Piketty, et sur laquelle est ajoutée une portion de courbe croissante correspondant à la remontée des inégalités.

Le lien entre justice sociale et performances économiques dépend des institutions en place

Finalement, le lien entre justice sociale et performances économiques semble être contingent et dépendant des institutions en place. Certains économistes sont qualifiés d’ « institutionnalistes » en ce qu’ils se concentrent sur la compréhension des institutions pour expliquer les phénomènes économiques et leurs évolutions. L’institutionnalisme existait déjà au XIXème siècle, ressortant par exemple des travaux les auteurs de l’école historique allemande (voir « Les fondements de l’économie »). Aujourd’hui, ce courant se retrouve dans différentes écoles de pensée, dont « l’école de la régulation ». Les chercheurs qui appartiennent à cette école cherchent à montrer que les activités économiques sont régulées par des systèmes cohérents d’institutions variant au cours de l’histoire, davantage que par le marché. Chaque période de l’histoire se caractérise selon eux par un « mode de régulation » permettant au capitalisme de perdurer sans déséquilibre trop important. Lorsqu’un « mode de régulation » perd de son efficacité, il finit par être remplacé par un autre qui sera plus adapté. Les « modes de régulation » se caractérisent entre autres par différents rapports salariaux et par différentes formes de l’intervention de l’Etat dans l’économie. De ce point de vue, la recherche d’une plus grande égalité de répartition n’est pas naturellement favorable ou défavorable aux performances économiques, tout dépend du contexte. Dans l’Economie politique des capitalismes (2015), Robert Boyer synthétise les différents modes de régulations qui se sont succédées au sein des économies développées. Par exemple, suite à la crise des années 1930, s’est mis en place le « mode de régulation » fordiste. Il se caractérisait notamment par un rapport salarial favorable à une augmentation sans précédent des salaires, ainsi que par un Etat interventionniste favorisant une protection importante des travailleurs face aux risques sociaux. Suite à la crise des années 1970, un nouveau « mode de régulation » l’a remplacé. Face au ralentissement des gains de productivité, le rapport salarial a changé, devenant moins favorables à des augmentations de salaires. De son côté, l’Etat en crise de financement réforme le système de protection social qui devient moins ambitieux (voir le chapitre « Etat-Providence et protection sociale »). Ainsi, la recherche d’une plus ou moins grande égalité est d’abord affaire de systèmes institutionnels, déterminés par des circonstances historiques et par des choix politiques. Pour comprendre ce qui justifie et détermine l’intervention des pouvoirs publics dans le domaine social, il faut donc s’intéresser aux discours politiques tenus à propos de l’égalité. C’est ce que nous ferons dans la deuxième partie de ce chapitre.

 

Les politiques sociales sont encouragées par certaines visions de la justice sociale. Seulement, cette notion n’est pas facile à cerner car il y existe plusieurs manières de la définir. La justice est l’un des objets les plus anciens de la philosophie et dès l’Antiquité, Aristote cherchait à en définir les contours. Nous verrons d’abord que les conceptions de la justice reposent toujours sur une exigence d’égalité. Seulement, nous montrerons dans un deuxième temps que l’interprétation de l’égalité est source de controverses. Ces différentes visions de l’égalité débouchent sur différentes conceptions de la justice qui entrent en conflit.

 

L’égalité, objet de la justice

La conception de la justice comme reposant sur l’égalité remonte au moins à Aristote (-384, -322). Dans le livre V de l’Ethique à Nicomaque, il distingue deux conceptions de la justice, chacune fondée sur une exigence d’égalité. D’une part, la justice distributive égalise le rapport entre la valeur des personnes d’un côté, et la valeur des biens, des honneurs ou des avantages en général de l’autre. Elle repose sur une exigence d’équité, dans le sens où la distribution doit dépendre du mérite de chacun. On parle aussi de justice géométrique : chacun doit recevoir en proportion de son mérite. D’autre part, la justice corrective égalise le rapport entre les choses, indépendamment de la valeur des personnes. On l’appelle aussi justice arithmétique, car elle respecte une égalité stricte entre les choses. Elle se subdivise entre justice commutative et justice rectificative. La première concerne les transactions marchandes qui doivent se faire entre des biens de valeurs égales, quelque soit la valeur des personnes qui les échangent. La deuxième vise à compenser les pertes qui font suite à des rapports inégaux imposés comme le vol, la diffamation etc. Les philosophes qui s’intéresseront à la justice après Aristote conserveront cet accent mis sur l’égalité. La justice sociale, quelque soit la manière dont elle est définie, consiste toujours à prôner un traitement égal ou une considération égale pour tous. Comme le rappelle Fitoussi et Rosanvallon dans Le nouvel âge des inégalités  (1996), « il n’est pas de théorie sociale, même les plus critiques eu égard à certains critères d’égalité, qui ne soit fondée elle-même sur l’exigence de l’égalité dans au moins une dimension. Comment, en effet, se prévaloir d’une attitude éthique si chaque individu ne se voit pas accorder une égale considération dans un certain domaine, celui jugé important dans la théorie que l’on défend ? ». C’est particulièrement vrai au sein des société modernes, au sein desquelles l’égalité est une valeur fondatrice. C’est ce que montre Louis Dumont dans son travail comparatif des sociétés dites traditionnelles (Homo hierarchicus 1966) et des sociétés occidentales (Homo aequalis 1977). Tandis que les sociétés traditionnelles se fondent sur un ordre hiérarchique, dans lequel chacun des membres de la société occupe la place qui lui était destinée, les sociétés contemporaines misent au contraire sur l’égalité entre ses membres.

 

Egalité de quoi ?

Si l’égalité est au cœur de toute conception de la justice, son interprétation pose problème. Pour rependre le titre de l’article d’Amartya Sen, si on peut s’accorder sur la volonté de promouvoir l’égalité de quelque chose, reste à répondre à la question « Egalité de quoi ? » (1980). Il rappelle que les êtres humains différent de bien des manières (en termes de revenus, de ressources, de position sociale, de mérite, de talents, de bonheur, etc.). Promouvoir l’égalité entre les individus nécessite de sélectionner un critère de comparaison, qu’il nomme « variable focale ». Or, le choix d’une variable se fait nécessairement au dépend d’une autre car l’égalité sur l’une d’entre elle ne coïncide pas nécessairement avec l’égalité sur une autre. Par exemple, promouvoir l’égalité du mérite peut conduire à des revenus très inégaux. À l’inverse, promouvoir l’égalité des revenus nécessite de négliger les mérites individuels. Dans L’idée de justice (2009), Sen illustre ce problème de manière éloquente, à travers la querelle de trois enfants autour d’une flûte. Il nous propose de nous interroger sur la manière dont on pourrait décider quel enfant – Carla, Bob et Anne – doit obtenir la flûte qu’ils se disputent. Les trois enfants défendent chacun des arguments convaincants. Bob réclame la flûte en raison de sa pauvreté, qui est si extrême qu’il n’a pas le moindre jouet. Carla rappelle que c’est elle qui a fabriqué la flûte, à partir de mois de travail. Quant à Anne, elle souligne qu’elle est la seule à savoir jouer de la flûte, et qu’elle sera donc la mieux à même d’en profiter. Chaque solution comporte ses défauts. Par exemple, donner la flûte à Anne en promouvant le critère de bonheur pourrait désinciter Carla à fabriquer d’autres flûtes et ne ferait qu’augmenter l’inégalité de ressources entre elle et Bob. Comme nous le verrons dans les II.b. et c. lorsque nous les aborderons plus en détails, les théories de la justice prônent généralement un critère de justice au dépend des autres. L’utilitarisme est ainsi fondé sur la défense du critère d’utilité, la théorie de Rawls se focalise sur les biens premiers, les libertariens sur la propriété, etc. S’il propose sa propre « variable focale » (les « capabilités », que nous définirons dans le II.c.), Sen insiste sur l’importance du raisonnement public démocratique dans le choix du critère de justice. Selon lui, vouloir gommer les désaccords sur la question « égalité de quoi ? » peut être très dommageable. Il n’existe pas de principe de justice universel qui serait supérieur aux autres en tout lieu et en tout temps. La démocratie doit reconnaître la diversité des conceptions de la justice. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire d’obtenir un accord unanime sur un principe de justice universel pour reconnaître les situations d’injustices extrêmes, auxquelles il est urgent de remédier. Il s’agit donc, par un « raisonnement public éclairé », d’essayer d’obtenir des accords partiels en tenant compte du contexte et des priorités sociales du moment. Par exemple, si la pauvreté de Bob est si grande et son besoin d’avoir quoi que ce soit pour jouer si urgent que l’argument de pauvreté domine, un autre principe pourrait triompher dans un autre contexte.

 

Pour comprendre les débats qui animent les défenseurs des différents principes de justice sociale, il est intéressant de commencer par présenter La théorie de la justice de John Rawls (1971). Son ouvrage a en effet suscité un vif intérêt et provoqué un redéploiement conceptuel de grande envergure après sa publication. Il a conduit toutes les théories de la justice sociale existantes à se positionner par rapport à lui, et a suscité le développement de nouvelles théories dans son prolongement. C’est donc par la théorie de Rawls qu’il faut commencer. Nous verrons que Rawls développe sa théorie en réaction à l’utilitarisme. Il propose une approche renouvelée de l’égalité libérale, garantissant les libertés et les droits des individus tout en légitimant une redistribution en faveurs des plus pauvres. Pour aboutir à ses principes de justice, il développe une approche renouvelée du contrat social. 

 

Rawls contre l’utilitarisme

L’utilitarisme a occupé une position majeure dans le champ des théories de la justice sociale depuis le XIXème siècle. Or, selon Rawls, il a deux défauts majeurs : il ne respecte pas les droits fondamentaux des personnes et peut conduire au sacrifice d’une minorité pour le bien de la majorité. Le père de l’utilitarisme est Jérémy Bentham, qui prescrivait d’agir de manière à maximiser l’utilité collective à travers la maxime « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Dans son ouvrage An Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1780), il définit l’utilité comme un principe qui approuve ou désapprouve toute action en fonction de sa tendance à augmenter ou à diminuer le bonheur collectif. Deux aspects différents de l’utilitarisme ont conduit Rawls à lui formuler une critique sans appel. D’un côté, cette position éthique considère le bonheur ressenti par les individus comme le seul critère de l’évaluation morale, ce qui signifie que n’importe quelle action, quelles que soient ses conséquences, peut être justifiée en son nom. D’un autre côté, l’utilitarisme vise à maximiser le bien-être total, considéré comme la somme des utilités individuelles, sans reconnaître aucun droit fondamentaux aux individus singuliers. Associées, ces deux caractéristiques ont des implications désastreuses. Imaginons par exemple qu’il soit possible de fabriquer un sérum permettant d’interrompre le vieillissement et de prolonger considérablement l’espérance de vie, mais que sa fabrication exige de torturer une minorité de personnes. L’utilitarisme va considérer cette solution comme juste, considérant que la perte d’utilité engendrée par la torture et la mort éventuelle de quelques uns sera compensée par le gain d’utilité de la majorité. Cette solution sera d’autant plus juste qu’on sacrifie les personnes les moins utiles à la société, comme celles qui sont incapables de travailler. Ainsi, Rawls reproche à l’utilitarisme de justifier la maltraitance voir le sacrifice d’une minorité tant que cela va dans le sens d’une maximisation du bonheur du plus grand nombre. Le point de départ de Rawls est donc de concilier la quête du bonheur avec l’édification droits fondamentaux (par exemple, le droit liberté de pensée et de conscience, le droit à l'intégrité de la personne, le droit de propriété, la protection à l'égard de l'arrestation et de l'emprisonnement arbitraires, etc.) qui doivent être protégés en toute circonstance, même si ce n’est pas profitable à l’ensemble de la société. Comme nous le verrons, la défense de l’égalité des droits fondamentaux motive le premier principe de justice de sa théorie.

 

Les principes de justice rawlsiens

Au delà de son affirmation de l’égalité des droits fondamentaux, la théorie de Rawls constitue une tentative de concilier l’égalité des chances et l’égalité des résultats. Nous avons vu dans le I.c. que ces derniers entraient fréquemment en conflit. Tandis que les partisans de l’égalité des chances défendent l’idée que l’existence de gagnant et de perdant est acceptable tant que « la ligne de départ » est la même pour tous, les partisans de l’égalité des conditions rejettent la récompense des meilleurs et entendent corriger les conséquences de la concurrence. Pour Rawls, aucune de ces deux positions n’est véritablement satisfaisante et pourrait conduire à la mise en place de mesures extrêmes. Si une égalisation absolue des conditions de vie semble infaisable, il semble également très difficile d’identifier et d’isoler ce qui relève spécifiquement d’une inégalité des chances. Par exemple, une personne atteinte d’un cancer des poumons est-elle responsable de sa maladie ? Rawls propose une solution pour dépasser la confrontation entre ces deux critères d’égalité. Il s’agit de faire en sorte que non seulement chacun puisse accéder aux positions sociales les plus valorisées, mais aussi que les gains associés à ces positions fassent l’objet d’une redistribution après coup, en faveur des plus démunis. Plus précisément, il élabore les principes de justice suivants :

 

 

Ces principes sont accompagnés de règles de priorité. Le premier principe, relatif à la liberté, est prioritaire sur le second. Cette priorité garantit la reconnaissance des droits individuels, si chers à Rawls. Ensuite, au sein du second principe, aussi appelé principe de différence, la juste égalité des chances est prioritaire sur le plus grand bénéfice des plus défavorisés. Ainsi, le premier principe de justice permet de garantir que la recherche de l’égalité des chances et des résultats ne se fera pas au détriment des droits fondamentaux. Quant au second principe, il se décompose en un principe de « maximin » et un prince d’égalité des chances. Il faut permettre aux plus défavorisés de disposer d’une quantité suffisamment importante de biens premiers, ces derniers désignant les biens utiles pour mener n’importe quel projet de vie (privilèges divers, revenus, bases sociales du de soi etc.). Toutefois, il est légitime que ceux qui le méritent par leurs efforts occupent de « meilleures » positions sociales que les autres. Il faut rendre cette situation légitime et elle ne pourra l’être que si elle se réalise au plus grand bénéfice des plus désavantagés. Autrement dit, les inégalités de résultats issues des différences de mérite sont acceptables uniquement dans la mesure où elles permettent une plus grande redistribution vers les plus défavorisés. Le contrat social rawlsien permet ainsi de tenir compte simultanément de l’égalité des chances et de l’égalité de résultats, tout en protégeant l’égalité des droits.

 

Le voile d’ignorance

Comment garantir un accord général autour des principes de justice ? La solution rawlsienne se situe dans la lignée de Jean-Jacques Rousseau en concevant les principes de justice à partir d’un contrat social. Il s'agit de faire dériver les principes de justice d'une convention première par laquelle des partenaires isolés s'associent pour former une communauté politique. Ce contrat social est la résultante d’une situation hypothétique où les individus sont placés sous un voile d’ignorance, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas qui ils seront dans la société ni quelle sera leur place ou leur revenu. L’idée est d’éviter que les individus soient influencés par leurs intérêts liés à la place qu’ils occupent dans la société au moment de la définition des grands principes du contrat social. Dans une telle situation, il est rationnel pour chacun de minimiser les risques associés à la position la plus désavantageuse. Les contractants sont enclins à adopter des règles qui leur permettront d’obtenir satisfaction y compris s’ils se trouvent dans la pire des situations une fois le voile d’ignorance levé. Autrement dit, il importe de sélectionner une situation dans laquelle les plus mal lotis seront néanmoins dans une meilleure situation que si une autre option avait été privilégiée. Les agents choisissent donc rationnellement de rendre maximale (la « moins mauvaise » possible) situation des plus défavorisés : on retrouve le principe du « maximin ». Pour désigner la méthode que Rawls décrit pour aboutir à ses principes de justice, on parle de « justice procédurale ». En effet, le caractère équitable de ses principes est issu de la procédure employée pour y parvenir. À la différence de la position utilitariste, il n’y a pas de critère extérieur (comme le critère d’utilité) garantissant la justice en dehors de la procédure adoptée, que chacun doit juger équitable.

La théorie de Rawls a eu un impact considérable sur les autres théories de la justice sociale et a conduit à un renouvellement sans précédent du débat autour des principes de justice. Cette théorie reste en effet incomplète sur certains points, ce qui a amené certains philosophes à lui formuler des critiques et à proposer des prolongements. Les trois principaux points aveugles de la théorie de la justice sont celui du handicap, des résultats légitimes et de la reconnaissance. Nous aborderons successivement ces trois points en présentant les alternatives qui ont été proposées par les auteurs ayant travaillé sur ces questions.

 

Les résultats légitimes et la position libertarienne

Premièrement, Rawls laisse de côté la question des résultats légitimes. Dans Les théories de la justice (1999), le philosophe canadien Will Kymlicka prend un exemple particulièrement évocateur pour illustrer ce problème. Imaginons deux individus, un horticulteur et un joueur de tennis, qui possèdent un terrain d’une même superficie et de biens premiers identiques pour le valoriser. Le joueur de tennis décide d’y construire un cours pour s’y entraîner, en sachant que ce choix ne lui permettra de réaliser aucun gain financier. De son côté, l’horticulteur y cultive des fleurs et les commercialise. Une inégalité de revenus s’installe entre les deux individus et elle est le fruit de leurs choix respectifs. Doit-on, comme le prétend la théorie de Rawls, compenser le désavantage du joueur de tennis en prélevant sur le revenu de l’horticulteur ? Selon Kymlicka, la théorie de Rawls ne se prononce pas suffisamment sur la question de la responsabilité à l’égard de nos choix personnels. C’est ce qui a conduit les philosophes libertariens à rejeter la théorie de la justice rawlsienne. Dans Anarchie, Etat et utopie (1974), Robert Nozick affirme qu’elle ne protège pas suffisamment nos droits fondamentaux, et notamment le droit de propriété. Tant que personne n’a été lésé ou floué lors de l’appropriation originelle des ressources, tous les échanges qui suivent sont justes. Autrement dit, la justice dépend de la détention d’un droit de propriété légitime sur les biens échangés. Pour reprendre l’exemple de Kymlicka, tout prélèvement sur les gains financiers réalisés par l’horticulteur serait une violation de ses droits fondamentaux. Pour prendre un autre exemple, les libertariens considèrent injustes les prélèvements à visée redistributive effectués sur les salaires des joueurs de football, aussi conséquents soient-ils. Leurs talents naturels sont légitimes et les sportifs doivent pouvoir en bénéficier librement, d’autant qu’ils ont certainement dû s’entraîner et accepter de nombreux sacrifices pour atteindre leurs niveaux. Quelqu’un qui ne valoriserait pas ses talents n’aurait aucune légitimité à recevoir une compensation prélevée sur ceux qui ont su le faire. Les libertariens admettent que tout ce qui nous arrive ne relève pas de notre responsabilité et de nos choix individuels. Ainsi, les inégalités peuvent être liées au hasard et à la malchance. Par exemple, un cancer du poumon lié au tabagisme passif ne saurait être attribué aux choix du malade. Seulement, si l’on voulait discriminer entre les responsabilités et les circonstances malheureuses, cela  nécessiterait de détenir une quantité d’informations considérable sur les individus. Pour reprendre l’exemple précédent, calculer ce qui relève de la responsabilité du malade nécessiterait de déterminer ses conditions familiales, de travail, son exposition à l’information etc. On se retrouverait alors avec un Etat omniscient, scrutant les moindres faits et gestes des individus. Le risque serait alors d’abandonner la une part conséquente de la liberté individuelle, ce qui est inacceptable d’un point de vue libertarien. Ainsi, les libéteriens ne sont pas plus à mêmes que Rawls à résoudre la question des limites de la responsabilité, mais prennent le problème à contre-pied.

 

Des biens premiers aux capabilités

Le deuxième angle mort de la théorie de Rawls se trouve dans son incapacité à traiter pleinement du problème du handicap. Comme nous l’avons vu, Rawls convient d’une redistribution envers les plus défavorisés. Ceux qui souffrent d’un handicap doivent donc pouvoir bénéficier d’une redistribution de biens premiers en leur faveur. Seulement, selon Amartya Sen, Rawls ne pousse pas le raisonnement suffisamment loin. La capacité des personnes handicapées de tirer profit des biens premiers peut être plus faible que pour des individus valides. Viser une égalisation des biens premiers indifféremment de la question du handicap leur sera donc défavorable. Rawls a reconnu ce problème et s’est justifié en recommandant de « remettre à plus tard » le problème de l’invalidité et du handicap. À l’étape de la législation, il sera toujours possible d’établir des corrections marginales aux principes de justices élaborés dans le cadre du voile d’ignorance. Seulement, est-il réellement justifié de considérer le handicap comme un problème marginal ? Les êtres humains diffèrent profondément les uns des autres. Ces variations se reflètent dans leurs capacités à convertir les biens premiers en possibilités réelles de mener la vie qu’ils souhaitent. Au delà des handicaps graves, nos capacités diffèrent selon notre sexe, notre taille, la nature de notre métabolisme, ou selon les différents âges de notre vie. Elles se distinguent également en fonction de critères externes comme notre lieu de résidence, notre exposition à des polluants etc. La variable focale doit donc être l’égalité des capabilité plutôt que celle des biens premiers. Les capabilités désignent les possibilités qu’ont les individus de faire ce qu’ils veulent de leur vie. Il est nécessaire de bien comprendre que les capabilités mettent l’accent sur la liberté de choix. En effet, Sen fait une différence entre capabilités et fonctionnements. Ces derniers désignent des modalités concrètes d’être et d’agir qui définissent un individu, comme le fait qu’il fasse du vélo, qu’il porte un pantalon, qu’il soit en bonne santé, qu’il bénéficie d’une éducation, qu’il mange de la viande etc. Quant aux capabilités, elles désignent l’ensemble des fonctionnements accessibles à une personne, qu’elle les mette en œuvre concrètement ou non. Prenons un exemple pour comprendre cette distinction. Posséder un vélo est une ressource, qui se transforme en capabilité à certaines conditions (si j’ai appris à pédaler, s’il existe des pistes cyclables, etc.) Compte tenu de ma liberté de choix, je pourrais mettre en œuvre cette capabilité ou décider de me passer du vélo et de continuer à me déplacer à pieds. Dans le premier cas, le fonctionnement « faire du vélo » me caractérisera. Si je décide de me déplacer à pieds alors que j’ai la possibilité de faire du vélo, je conserve la capabilité de faire du vélo sans l’exercer concrètement. L’important pour Sen n’est pas tant de faire du vélo que d’avoir la possibilité d’en faire. À travers la notion de capabilité, c’est donc la liberté effective qui devient le centre de l’analyse de la justice. Il s’agit de favoriser l’ouverture la plus large possible aux modes de vie auxquels les individus peuvent avoir accès s’ils le souhaitent. Lutter contre les inégalités ou promouvoir l’égalité, c’est donc de répartir de manière plus égalitaire les capabilités.

 

La reconnaissance

La liberté de choisir les modes de vie auxquels les individus accordent de l’importance ouvre une perspective que Sen lui-même ne développe pas, concernant ce qui est reconnu comme légitime ou dévalorisé au sein d’une société. La reconnaissance des modes de vie différenciés est le troisième point aveugle de la théorie de la justice rawslienne. À partir des années 1960, le problème de la spécificité culturelle et du besoin des reconnaître les différentes identités a conduit à interroger la justice sociale sous un nouvel angle. Les conflits « post-socialistes » concernent davantage la question du genre, de l’identité sexuelle, de l’ethnicité et de la race, que la question des classes sociales. Dans ce cadre, la reconnaissance renvoie à la nécessité de prendre en compte la spécificité des modes vie associés à ces groupes minoritaires. Dans son article « Multiculturalisme. Les politiques de la reconnaissance » (1992), le philosophe canadien Charles Taylor plaide pour la reconnaissance de droits spécifiques aux minorités culturelles. Selon lui, la neutralité de l’Etat, avancée par certains libéraux, n’est qu’une illusion. Les sociétés s’appuient toujours sur un ensemble de considérations à propos de ce qui constitue une bonne ou une mauvaise manière de vivre (par exemple, des conceptions de ce que doit être une famille, un comportement digne, etc.). Or, ces considérations ne sont pas nécessairement partagées par tous les membres de la société. Prétendre que l’Etat est neutre alors qu’il ne l’est pas conduit à imposer à certaines minorités des modes de comportements contraires à leur appartenance culturelle. Par exemple, Taylor a défendu la liberté du port du voile à l’école. Selon lui, pour que les individus puissent participer pleinement à la vie sociale et politique, il est nécessaire que leurs modes de vies spécifiques soient reconnus.

 

De son côté, Axel Honneth souligne les théories de la justice contemporaines sont insuffisantes, car elles laissent de côté les besoins de reconnaissance. Qu’il s’agisse de redistribuer des biens premiers, des capabilités, des droits, etc., ces théories ont pour point commun d’être des théories de la justice redistributives. Or, selon lui, on ne peut pas répondre à l’expérience du mépris social ou au sentiment de honte par une redistribution quelconque. « Ce n’est plus l’élimination de l’inégalité qui représente l’objectif normatif, mais l’évitement de l’humiliation ou du manque de respect » (La lutte pour la reconnaissance, 1992). Honneth distingue trois principes de reconnaissance correspondant à trois sphères de la vie des individus. Dans le domaine de l’intimité (la famille, les relations amoureuses, etc.), la reconnaissance permet la confiance en soi. Dans celui des droits politiques, elle renvoie au respect. Dans la sphère collective, elle renvoie à la reconnaissance de son utilité sociale (en tant que travailleur notamment). Si la perspective d’Honneth a le mérite de mettre l’accent sur la question de la reconnaissance, elle a le désavantage d’évincer la redistribution comme remède à l’injustice. Selon Nancy Fraser, il ne faut pas opposer les demandes de redistribution aux demandes de reconnaissance. Comme elle le rappelle, « les luttes pour la reconnaissance prennent place dans un monde où les inégalités matérielles s’accentuent tant sur le plan des revenus et de la propriété que sur celui de l’accès à l’emploi, à l’éducation, aux soins de santé ou aux loisirs, ou encore, plus dramatiquement, dans l’apport calorique ou l’exposition à la pollution environnementale, avec des conséquences sur l’espérance de vie et sur le taux de morbidité ou de mortalité. » (« Justice sociale, redistribution et reconnaissance », 2004). Elle défend la nécessité d’analyser la manière dont l’inégalité et l’absence de respect s’enchevêtrent. La problématique du genre est emblématique. Les femmes sont victimes d’ « inégalités mixtes ». Les stéréotypes de genre valorisent systématiquement les comportements et pratiques masculines tandis qu’ils dévalorisent ce qui est associé au féminin. S’ils génèrent du mépris, ces stéréotypes créent aussi des inégalités entre les hommes et les femmes (exemple : les inégalités salariales). Ainsi, les injustices exprimées par les femmes peuvent être exprimées grâce aux théorie de la reconnaissance, mais sont néanmoins liées à des inégalités socio-économiques.

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