Le coronavirus, révélateur de la fragmentation du monde ?

Depuis le 22 janvier 2020, un site dédié de l’Université John-Hopkins agrège, jour après jour, les déclarations officielles des États : nombre de cas de Covid-19, nombre de morts, nombre de guérisons. Et ce ne sont que les déclarations publiques, celles des hôpitaux. Et ce sont les chiffres déclarés par les États, dont le degré de transparence n’est pas partout le même.

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Source: (capture d’écran, 28 mars 2020 - https://coronavirus.jhu.edu/map.html )

Une inégalité de fait

Les États réagissent très différemment à l’expansion de l’ennemi invisible. Le 24 mars 2020, l’Inde a gonflé à 3 milliards le nombre de terriens confinés. Mais plusieurs critères coalisés peuvent rendre ces décisions publiques efficaces, ou non. Le contrôle des mobilités a poussé à la fermeture des frontières extérieures, via les aéroports, les ports, les villes douanières : en limitant le commerce extérieur, l’économie d’États moins touchés en subit directement les effets. La qualité du maillage sanitaire est le plus souvent lié au degré d’urbanisation, à la formation médicale, à la circulation des personnels soignants, à la capacité de produire et faire circuler des médicaments ; la qualité des soins dans les espaces ruraux moins dotés s’en ressent immédiatement.

Le degré d’information des populations permet de diffuser les gestes-barrières, d’expliquer la diffusion du virus, de dépasser les préjugés, à condition que les élites politiques, sanitaires, communautaires, soient crédibles. En cas de faiblesse, un État peut compter sur les coopérations régionales, à condition que les décisions soient rapidement prises, et que les échanges d’informations soient fiables ; pour une Union européenne solide qui hésite pourtant à créer une solidarité financière forte, comment compter sur l’Union africaine ou le Mercosur, dont la santé n’est pas dans les compétences de coopération ? Dernier critère, et non le moindre : pour lutter contre une pandémie, il faut de l’argent ; « l’Etat paiera » annonçait le président Macron le 16 mars, mais pour l’Ethiopie, qui paiera ? Le FMI et la Banque Mondiale ont demandé au G20 un gel de la dette publique des États les plus pauvres, mais un gel n’est pas une annulation, et il faudra bien que quelqu’un finance la lutte de temps long contre le covid-19 et ses effets.

Un combat médiatique

Alors comment faire ? Le terrain d’affrontement est dans les hôpitaux, mais aussi dans les médias, avant de l’être un jour dans les prétoires et peut-être les bastilles. Les Etats semblent incapables de s’entendre à l’échelle mondiale, alors que l’OMS lance un appel aux échanges d’expériences, et que l’ONU appelle à cesser les conflits militaires le temps d’éteindre la pandémie. Comme s’il fallait d’abord convaincre pour pouvoir lutter. Les batailles médiatiques portent sur l’efficacité des techniques de limitation de la pandémie : faut-il suivre le modèle sud-coréen du test avant mise à l’écart ou celui modèle chinois du confinement massif ? Dès la mise en place du confinement, le modèle sud-coréen a mathématiquement plus d’amateurs chez nous. La bataille se poursuit à propos de la mise sur le marché d’une molécule considérée comme miracle par son promoteur marseillais et comme dangereuse sans test massif par ses contempteurs ; les réseaux sociaux explosent en soutien pour le docteur Raoult, dont on ne sait s’il est un nouveau Pasteur ou un charlatan 2.0. Le combat se poursuit sur la capacité d’anticipation du stockage de masques : on reproche aujourd’hui aux Etats de ne pas avoir désobéi aux injonctions d’hier (masques inutiles et trop chers) ; pendant ce temps, au prix fort, les États font ce qu’ils peuvent et se fournissent auprès des rares États capables d’organiser une rapide production mondiale de masse, la Chine d’abord. À leur tarif, ce qui sera bien sûr reproché aux gouvernants une fois la pandémie vaincue. Bref, nous explosons entre nos quatre murs, à force de ne regarder que nous-mêmes.

En Afrique, la chèvre contre le loup

Pendant ce temps, un continent qui a globalement un faible contrôle des mobilités, un maillage sanitaire parmi les plus dépendants du monde, un degré d’information des populations qui a laissé croire que le covid-19 était une « maladie de blancs », des coopérations régionales balbutiantes, et une capacité d’endettement si faible qu’elle est un sujet majeur de gouvernance mondiale, annonce ses premiers morts. L’Afrique et le coronavirus, pour simplifier, c’est le combat de la chèvre de M. Seguin contre le loup. Et les pays africains de s’interroger : quel modèle suivre ? comment tester sans tests ou avec des tests de mauvaise qualité ? comment confiner quand les États contrôlent parfois difficilement leur propre administration ou que leur territoire est entre les mains de groupes terroristes ? comment trouver un masque et se défendre alors que les épidémies classiques y promènent encore leur rictus mortifère ? Ebola est parti, mais Covid-19 arrive. Bien sûr tous les pays ne se ressemblent pas. Mais comme ces animaux malades de la peste moqués par La Fontaine, « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ».

L'impossible transparence?

Les pandémies ont trois amis : le mensonge, la peur et le mouvement. Pour le mensonge : l’Egypte vient d’expulser un journaliste britannique qui a révélé que les 536 cas officiels seraient en réalité plus de 19 000. L’Afrique a officiellement à ce jour moins de cas de Covid-19 que la France. Bien sûr, la France a plus de liens avec la Chine, l’Italie, l’Espagne, et tous les foyers épidémiques majeurs. Mais comment croire que l’Afrique en ait si peu alors que la Chine y est le premier investisseur et que les circulations y sont nombreuses ? Pour la peur : comment lutter contre la pandémie si les rumeurs sont trop ancrées ? Alors que nombre de journaux prônent l’apaisement, le quotidien sénégalais L’Evidence titrait « la France coronise le Sénégal » parce que les deux premiers cas sont de nationalité française. Dans ce contexte, comme faire accepter massivement l’idée de se renfermer ?

Un archipel sanitaire, entre centres et périphéries

Cette crise révèle la réalité géopolitique dans toute sa nudité : chaque pays doit faire d’abord avec ses propres forces, qui dépendent de sa préparation et de la richesse de ses structures publiques ; les tensions s’expriment au sein de chaque coopération régionale, qui y risque la mort, comme prophétisait Jacques Delors le 28 mars ; les opinions publiques cherchent des boucs émissaires, d’abord sur les réseaux sociaux, ensuite dans la rue. Le virus s’étend d’abord entre les espaces les plus interconnectés, qui coopèrent, même mal, et limitent ainsi les effets de sa propagation. Lorsqu’il aura commencé à y ralentir, les espaces les plus éloignés seront en pleine explosion du virus. Alors que nous, au même moment, vivrons peut-être le « lâche soulagement » d’avoir passés ce pic. Le covid-19 nous rappelle que nous vivons un monde fragmenté.

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