Résumé
Ce livre est consacré à un des grands défis économiques de notre époque, à savoir l’émergence d’un monde où il n’y a plus assez de travail rémunéré pour tous, à cause des bouleversements technologiques qui se profilent, et aux différentes conséquences qui en résultent, à savoir l’augmentation des inégalités, l’affirmation du pouvoir des grandes entreprises, ou encore la quête du sens de l’existence dans une société qui n’est plus essentiellement laborieuse.
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L’ouvrage
Est-il vrai d’affirmer, comme le pensent encore aujourd’hui bon nombre d’économistes d’inspiration schumpetérienne, que le progrès technologique est destructeur d’emplois à court terme, mais créateur de davantage d’emplois à plus long terme ? (Mécanisme de la « destruction créatrice »).
Pour bien comprendre la portée de cette interrogation, il n’est pas inutile de revenir sur le « paradoxe de la merde de cheval ». A la fin du XIXème siècle, dans les grandes villes comme Londres et New-York, les moyens de transport les plus courants dépendaient des chevaux. Mais les chevaux n’étaient pas des locomotives très efficaces. Pour n’en prendre qu’un exemple, à Londres, chaque bus de deux étages (et il y en avait des milliers en circulation) nécessitait une douzaine de chevaux. Etant donné qu’un cheval en bonne santé produit entre 7kgs et 15kgs de fumier par jour, bon nombre d’observateurs de l’époque extrapolaient un avenir sombre débordant de fumier. C’est ainsi qu’un journaliste londonien imaginait qu’au milieu du XXème siècle, en prolongeant les tendances observées, les rues de la ville seraient envahies de fumier. Et la crise ne concernait pas que le fumier : des milliers de cadavres de chevaux se décomposaient en pleine rue, et beaucoup étaient délibérément abandonnées jusqu’à ce qu’ils rétrécissent assez pour qu’on puisse les éliminer plus facilement.
La sortie de cette crise s’est produite grâce au moteur à combustion interne. Construit pour la première fois dans les années 1870, il est intégré 10 ans plus tard à la première automobile. Et quelques décennies après, Henry Ford fit de la voiture un produit de masse avec son fameux modèle T. Dès 1912, New-York comptait plus de voitures que de chevaux. Et 5 ans plus tard, le dernier tramway tiré par des chevaux de la ville était mis hors service. La crise du fumier était terminée.
La plupart des versions de l’histoire présentent la disparition des chevaux sous un jour optimiste, en insistant sur l’idée que le progrès technique apporte la solution aux problèmes du moment, y compris ceux qui apparaissent parfois comme les plus insolubles, tel celui que l’on vient d’exposer. Pourtant, dans les années 1980, Wassily Leontiev (prix Nobel d’économie 1973) proposait une analyse différente de cette histoire. C’est un fait qu’une nouvelle technologie, le moteur à combustion, a remplacé une créature qui, pendant des millénaires, a joué un rôle central dans la vie économique des villes et des champs, et l’a reléguée en assez peu de temps au second plan. Mais pour Leontiev, cette histoire n’est pas terminée. Ce que le progrès technologique a fait aux chevaux, il finira par le faire aux hommes, en leur retirant leur travail. Les ordinateurs et les robots seront pour l’homme ce que les voitures et les tracteurs ont été pour les chevaux (« Technological Advance, Economic Growth, and the Distribution of Income », Population and Development Review, 1983).
D’après Daniel Susskind, le monde actuel vit désormais les angoisses dont parlait Leontiev. Y aura-t-il assez de travail pour tout le monde au XXIème siècle ? Pour Susskind, il est clair que non, et le « chômage technologique » est maintenant une menace réelle. Dans ces conditions, l’humanité va devoir surmonter plusieurs défis.
Le premier d’entre eux est la répartition des richesses. Comment partager celles-ci alors que l’outil traditionnel de partage -un salaire en échange d’un travail- est de moins en moins efficace ? Quel rôle l’Etat doit-il jouer pour mieux répartir la prospérité dans la société ?
Outre le partage de la prospérité, un deuxième défi est le pouvoir croissant d’une poignée de grandes entreprises technologiques, les Big Tech. Et ce pouvoir n’est pas tant économique que politique, à savoir l’impact que ces entreprises ont sur les questions de liberté, de démocratie, et aussi de justice sociale. Comment faire en sorte que ce pouvoir politique accordé à ces Big Tech soit soumis à examen et réglementé si nécessaire ?
Un dernier défi auquel nous serons bientôt confrontés est celui du sens de l’existence. Si le travail se tarit, d’où vient ce sens ? Que vont faire les gens s’ils ne sont pas obligés de gagner leur vie ? Là aussi, l’intervention de la puissance publique sera cruciale pour modeler notre temps libre en repensant la politique éducative pour préparer les enfants à s’épanouir dans un monde pauvre en travail, pour encourager les gens à occuper leur temps d’une manière différente, et pour développer des activités associatives porteuses de sens.
Voir le corrigé du sujet HEC 2021
Voir la note de lecture du livre de Philippe Aghion et Céline Antonin « Le pouvoir de la destruction créatrice »
I- Le contexte
Jusqu’à une date récente, le progrès technologique n’a pas entraîné un chômage de masse. Cela s’explique parce que si les machines ont pris la place des êtres humains pour exécuter certaines tâches (force de substitution), ce mouvement s’accompagne de la création de tâches nouvelles (force de complémentarité).
La force de complémentarité agit de trois façons. D’abord, il y a un effet productivité : la nouvelle technologie rend les travailleurs plus productifs. Et quand la productivité augmente, les prix baissent, ce qui fait que la demande de biens et de services peut augmenter, d’où l’augmentation de la demande de main-d’œuvre au bout du compte. Ensuite, il y a l’augmentation de la « taille du gâteau » : l’économie se développe, les habitants sont plus prospères et dépensent, et en conséquence les offres d’emploi sont plus nombreuses. Enfin, le gâteau « change » : en d’autres termes, le progrès technique modifie la nature même de l’économie. Les économies se tertiarisent, ce qui signifie que la demande pour de nouvelles fonctions dans d’autres secteurs explose, et qu’il y a là un gisement considérable de nouveaux emplois.
Il faut cependant examiner non seulement les conséquences du progrès technique sur le volume des emplois, mais aussi sur la nature des emplois. Jusqu’à il y a peu, les économistes pensaient généralement que les bouleversements techniques bénéficiaient directement à certaines catégories de travailleurs. Au XIXème siècle, la technique favorisait plutôt l’absence de qualification que la qualification. Au XXème siècle, le bénéfice s’est fait plutôt en faveur des travailleurs hautement qualifiés. Donc jusqu’au début du XXIème siècle, l’opinion dominante chez les économistes voulait que les progrès technologiques soient favorables au travail et aux travailleurs, mais plus bénéfiques à certaines catégories qu’à d’autres suivant les moments. Cependant, dès les années 1980, on a pu constater que les nouvelles technologies bénéficiaient aux travailleurs qualifiés et aux travailleurs non qualifiés, mais n’apportaient rien à ceux qui ont une qualification moyenne : c’est ce que l’on appelle le phénomène de « polarisation ». Ce creusement du marché du travail fut une énigme jusqu’à l’apparition de « l’hypothèse ALM » (du nom des trois chercheurs du MIT qui l’ont mise en relief : David Autor, Frank Levy et Richard Murnane). Selon ces trois chercheurs, il ne faut plus envisager le marché du travail en termes d’« emplois », mais plutôt en termes de « tâches ». Au sein d’un métier donné, chaque individu accomplit une grande variété de tâches distinctes, et parmi celles-ci, on peut distinguer les tâches « routinières » de celles qui ne le sont pas. Pour Autor et des collègues, les tâches routinières sont automatisables. Or, ces tâches routinières se trouvent plutôt dans les emplois du milieu. On comprend aisément que le travail très qualifié soit non routinier. Mais le travail très faiblement qualifié peut aussi être non routinier parce qu’il repose sur des compétences manuelles difficiles à automatiser. Bon nombre de tâches élémentaires (comme préparer un repas par exemple) que nous effectuons manuellement sont difficiles à faire exécuter par une machine : c’est le « paradoxe de Moravec ».
L’hypothèse ALM selon laquelle une machine peut accomplir des tâches routinières mais pas celles qui sont non routinières est importante pour comprendre l’évolution récente du marché du travail. Mais pour Susskind, les progrès de l’intelligence artificielle (IA) aujourd’hui font que cette hypothèse a toutes les chances d’être fausse. Les économistes pensaient jusqu’à présent que pour accomplir une tâche un ordinateur devait commencer par reproduire l’intelligence humaine allant de haut en bas. C’était vrai lors de la première vague de l’intelligence artificielle. Mais aujourd’hui les machines sont capables d’apprendre à exécuter des tâches par elles-mêmes, en élaborant leurs propres règles, de bas en haut. Cela signifie qu’elles sont capables d’accomplir de nombreuses tâches non routinières jugées autrefois hors de portée.
Voir la notion du lexique Déversement
II- La menace
Si les machines actuelles ne peuvent pas tout faire, on observe tout de même une tendance générale à « l’empiètement des tâches ». On peut vérifier cela au niveau des trois capacités fondamentales de l’être humain. Au niveau des compétences manuelles, il est clair qu’il existe aujourd’hui des tracteurs sans chauffeur, des drones qui surveillent le bétail, des trayeuses automatiques, des machines à récolter le coton, etc… En ce qui concerne les fonctions cognitives, on observe que les machines empiètent de plus en plus sur des tâches qui, jusqu’à présent, impliquaient l’aptitude humaine à penser et à raisonner. Par exemple, dans le domaine juridique, le cabinet J P Morgan possède un système qui scanne les contrats de prêts commerciaux : en quelques secondes, il fait ce qui demanderait 300000 heures de travail de juristes. Et enfin dans le registre des capacités relationnelles, plus difficilement substituable il est vrai, est né depuis peu un domaine baptisé « informatique affective », qui s’attache à créer des dispositifs pouvant détecter et réagir aux émotions humaines. Ces systèmes peuvent ainsi examiner un visage pour savoir si une personne est heureuse, perdue, surprise ou navrée.
Tout cela a pour conséquence l’apparition d’un chômage technologique qui n’est plus seulement frictionnel, mais structurel. Alors que le chômage frictionnel évoque la question de l’« appariement », donc de la compatibilité entre offre et demande de travail à un moment donné (problème grave, mais qui peut se résoudre la plupart du temps par la flexibilité et la formation), le chômage technologique structurel évoque la fin de l’Âge du travail dans laquelle l’empiètement des tâches réalisé par les machines est tel que la fonction de complémentarité évoquée plus haut n’agit plus. Et cette fonction n'agit plus car les trois effets décrits dans les phases précédentes du progrès technique n’agissent plus, ou beaucoup moins. L’effet productivité du travail ne se produit plus puisque les machines prennent désormais toute la place. L’effet du gâteau plus grand continue à jouer, mais la nouvelle demande de biens n’impliquera pas une nouvelle demande de main-d’œuvre. Quant à l’effet du gâteau qui change, il ne jouera que si les êtres humains sont toujours mieux placés que les machines pour accomplir les tâches requises lors de la production des biens et services nouveaux (ce qui comme on l’a vu plus haut est loin d’être acquis).
Au total, cette disparition du travail aura un effet redoutable sur les inégalités. S’il est vrai que le problème de la répartition n’est pas neuf, puisque les inégalités ont toujours existé, il n’en demeure pas moins que le progrès technologique reposant sur l’intelligence artificielle aggrave ce problème de distribution. Encore aujourd’hui, beaucoup de gens manquent de capitaux au sens classique, mais tirent un revenu de leur travail. C’est ce revenu qui sera compromis à l’avenir.
Voir la note de lecture du livre de Jacques Barthélémy et Gilbert Cette « Travail et changements technologiques : De la civilisation de l’usine à celle du numérique »
III- La réponse
Comment réagir à cette disparition inéluctable du travail ?
La réaction la plus courante face à la menace technologique est de dire que nous avons besoin d’éducation et de formation. Mais cette croyance est largement fondée sur notre expérience passée. En effet, au XXème siècle, que l’on peut appeler le siècle du capital humain, les changements touchaient essentiellement les compétences requises, si bien que les travailleurs les mieux formés avaient une valeur ajoutée plus forte et plus recherchée que celle des autres travailleurs. Aujourd’hui encore, les études sont considérées comme un excellent investissement économique pour une personne. Cependant, l’arrivée massive de l’intelligence artificielle amène à penser qu’il ne suffira plus de préparer les travailleurs à éviter les « tâches routinières » pour résoudre la question du chômage technologique. Nous savons en effet que les machines ne sont plus confinées aux tâches routinières. Il est même probable qu’à une époque un peu plus lointaine, les machines seront capables d’en faire beaucoup plus. Y aura-t-il même des tâches hors de leur portée ?
Dès lors, quelles nouvelles réponses apporter à la question du chômage technologique qui ne reposerait pas sur l’employabilité et le marché du travail ? Pour Daniel Susskind, ces réponses passent par l’apparition d’une nouvelle institution, le super-Etat, qu’il appelle Big State.
La première mission de ce Big State sera sur la répartition des revenus. Puisque le progrès technologique reposant sur l’intelligence artificielle accroît les inégalités, il revient à la puissance publique de corriger ces inégalités par la taxation du travail (les personnes dont le capital humain prend de la valeur avec le progrès technologique) et le capital (puisque les nouvelles technologies augmentent la part du gâteau allouée aux détenteurs du patrimoine), et également par la création d’un revenu universel contournant directement le marché du travail (RBI ou Revenu de base inconditionnel), dont Susskind pense cependant qu’il ne doit être disponible que pour certaines personnes et sous certaines conditions (donc pas vraiment inconditionnel).
Une autre mission de ce Big State est de limiter la montée en puissance des Big Tech. Dès maintenant, le pouvoir économique des « Big Five » (Amazon, Apple, Google, Facebook et Microsoft) est considérable. Aux Etats-Unis, Google contrôle 62,6% de la recherche en ligne et 88% du marché de la publicité lié à ces recherches. A l’avenir, il est très probable que d’autres entreprises de technologie apparaîtront, mais elles seront sans doute encore plus gigantesques, et leur pouvoir sera au moins autant politique qu’économique. En effet, au-delà de leur action économique sur le monde, ces Big Tech influencent la façon dont les hommes vivent en société, ne serait-ce qu’en façonnant l’avenir de la démocratie (par l’élaboration de « faits politiques ») ou encore en intervenant sur la liberté de chacun (par la diffusion et l’utilisation de données personnelles). De la même manière qu’il existe des Autorités de la concurrence réglementant le pouvoir économique des grandes entreprises, il faudra limiter le pouvoir des Big Tech par la création d’une « Autorité de surveillance » dont une des missions principales sera d’identifier les cas d’abus de pouvoir politique de la part de ces entreprises.
Enfin, la dernière mission du Big State qui est loin d’être la plus aisée, est d’agir sur le sens de la vie au moment où ce sens ne s’appuiera plus sur le travail. De même qu’à l’Âge du travail l’Etat intervient pour modeler la vie professionnelle, à l’Âge de « moins de travail » l’Etat aura besoin d’outils analogues pour modeler le temps libre, ce qui suppose d’agir sur la politique éducative pour préparer les jeunes à s’épanouir dans un monde pauvre en travail, d’agir pour encourager les gens à s’occuper de diverses manières, et d’occuper ceux qui veulent continuer à travailler en définissant le profil des postes, notamment dans des cadres associatifs.
Voir la note de lecture du livre d’Eloi Laurent « Le bel avenir de l’Etat-Providence
Quatrième de couverture
Quel est l’avenir du travail au XXIème siècle ? Cette question se heurte à un paradoxe fondamental : les avancées technologiques vont nous rendre plus riches que jamais, mais elles empiètent toujours plus sur le travail tel que nous le connaissons. Grâce aux progrès de l’intelligence artificielle, des secteurs entiers se transforment : des diagnostics médicaux à la résolution de conflits juridiques en passant par la rédaction d’articles, les technologies sont capables de se substituer aux humains.
Il faut se rendre à l’évidence : le travail ne va pas disparaître, mais il risque de se raréfier. Face à la menace de chômage technologique et des inégalités qu’il risque d’engendrer, Daniel Susskind encourage les Etats à prendre des mesures politiques fortes : redistribution des richesses et limitation du pouvoir des GAFAM. Bref, dans une certaine mesure, l’avenir se jouera entre Big States et Big Tech.
Tout en retraçant l’histoire des mutations majeures de notre temps, Daniel Susskind nous invite avec pragmatisme à repenser plus largement notre rapport au travail rémunéré, et à explorer des pistes différentes de celles du salariat. Une synthèse magistrale sue l’Âge du travail, une analyse éclairante des possibles qui s’ouvrent à nous.
L’auteur
Daniel Susskind étudie les effets de la technologie, notamment de l’IA, sur le travail et la société. Ancien conseiller au cabinet du Premier ministre britannique, il enseigne aujourd’hui à l’université d’Oxford. Sa conférence TED sur l’avenir du travail cumule à 1,3 million de vues.