Quelques remarques sur le sujet
Le sujet fait évidemment référence au concept de destruction créatrice de Schumpeter, et à la discussion actuelle de ce concept autour de la question de l’innovation et des gains de productivité, concept auquel il faudra bien sûr accorder une place importante, et même décisive, dans la copie.
Cela dit, tel qu’il est formulé, il peut laisser la place à la prise en compte d’autres destructions que celles qui résultent de l’innovation. Après tout, les guerres, les épidémies, les famines, les phases de banqueroute, les crises économiques majeures, peuvent être considérées comme des moments de destruction. Cette vision du sujet est acceptable à condition qu’elle ne donne pas un sens trop large à l’idée de destruction, qui conduirait à accorder une place minimale, voire nulle, à la question de la destruction créatrice. Par exemple, il est difficile de considérer que la suppression des cartels ou des barrières douanières, la disparition de l’inflation, la refonte du système monétaire international, sont des destructions à proprement parler. En même temps, certaines destructions ne sont à l’évidence que des destructions, et ne méritent pas qu’on s’y attarde. Une guerre détruit du capital et des hommes. Même si elle est suivie d’une phase de reconstruction, elle n’est pas pour autant créatrice, sauf lorsqu’on procède à des rationalisations a posteriori qui ne démontrent rien.
En soi, la guerre n’est pas créatrice, ni même la promesse d’une reconstruction : c’est toujours un épisode catastrophique pour l’humanité, et les dommages causés ne se réparent jamais. Si on revient au concept de Schumpeter, cet oxymore mérite d’être discuté dès le départ. En effet, comme un certain nombre de bons auteurs l’ont fait remarquer, dans l’esprit de Schumpeter, il ne s’agit pas tant de destruction créatrice que d’innovation destructrice. C’est le mouvement même de l’apparition des formes nouvelles qui s’accompagne de la disparition des formes anciennes.
Ce n’est donc pas la destruction en tant que telle qui engendre la création. C’est la création qui s’accompagne de la destruction, à condition de pouvoir disposer d’institutions (comme la libre concurrence sur le marché des biens et des services) qui accompagnent le mouvement des choses, et qui ne cherchent pas à préserver les « avantages acquis » ou les « formes instituées ». Donc, chez Schumpeter, il n’y a pas de destruction qui soit par essence créatrice : « Le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à lui nuire « (Capitalisme, socialisme, démocratie, 1942).
Bref, le monde nouveau, à condition de bénéficier d’un environnement favorable, voit émerger des technologies plus performantes, des modes de vie différents, qui finissent par rendre obsolètes les technologies et modes de vie hérités du passé. Mais le passé n’est en lui-même créateur de rien du tout. Il est vrai cependant, et c’est un autre aspect du sujet, que le fait de vouloir maintenir l’« ancien », comme cela se produit à intervalles réguliers dans l’histoire de sociétés développées ( que l’on pense par exemple à la volonté de la préservation du monde rural et de ses vertus dans l’entre-deux-guerres ou à la défense des « industries traditionnelles » à l’aube des années 1980), peut empêcher le nouveau d’émerger, ou tout au moins le retarder. C’est alors paradoxalement la volonté de ne pas détruire qui bloque le processus de création.
Introduction
En 1942, Joseph Schumpeter publie « Capitalisme, socialisme et démocratie », ouvrage dans lequel il définit l’évolution capitaliste de l’économie par une expression singulière, et qui est en fait un oxymore : « la destruction créatrice ». Pour Schumpeter, le capitalisme est un processus d’évolution, mais une évolution qui n’a rien de pacifique, puisqu’elle procède par un processus de destruction et de révolution : « Ce processus révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant perpétuellement des éléments neufs ». Le concept est contre-intuitif : on aurait pu penser que le capitalisme est avant tout une affaire d’accumulation et de patrimonialisation : il est plutôt le fruit de destructions, d’obsolescence programmée.
Cette réalité qui accompagne les fluctuations de la croissance capitaliste est de plus en plus difficile à accepter : elle se paie au prix d’externalités négatives (externalités qui concernant aussi bien les aspects écologiques du développement « durable », comme la pollution ou l’épuisement des ressources naturelles, que ses aspects sociaux, comme l’accroissement des inégalités de revenu ou de patrimoine, ou encore la remise en cause de la protection sociale). L’économie a tendance à négliger les diminutions du capital naturel et du capital humain qui accompagnent souvent la recherche d’une croissance économique sans cesse plus forte, et la recherche du développement durable (« sustainable development ») met de plus en plus en cause la dynamique du capitalisme.
Faut-il pour autant en appeler à la décroissance ? L’explosion de l’économie immatérielle et le règne des Nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ne se sont-ils pas avant tout traduits par une accélération du changement climatique, une marchandisation générale de la planète, et un accroissement important des inégalités ?
Depuis longtemps, la dynamique à l’œuvre dans le capitalisme fait question. Cependant, il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui comme hier, cette dynamique permet la transformation radicale des niveaux et modes de vie, et donc une amélioration du sort de l’humanité que l’on peut identifier à un progrès.
I- Le débat classique sur les rapports entre crise, innovation et croissance
A- La thèse de Schumpeter et la question de l’emploi
Dans son œuvre, l’économiste autrichien Schumpeter poursuit l’objectif de construire à son époque (première moitié du XXème siècle) une théorie économique dynamique rompant avec la tradition néoclassique qui se focalisait sur les conditions d’obtention d’un équilibre général ou sur le problème de l’allocation optimale des ressources, et qui serait capable d’expliquer les mouvements cycliques du capitalisme, tels qu’ils avaient pu être identifiés par l’économiste soviétique Nicolaï Kondratiev.
Dans la lignée des travaux de Marx et de ceux de l’école historique allemande, Schumpeter propose une réflexion sur l’évolution historique du capitalisme et sur les institutions qui en sont les piliers : l’entreprise, la concurrence, les rapports de pouvoir entre les classes sociales, le système de gouvernement des hommes (Théorie de l’évolution économique, 1911). La préoccupation première de Schumpeter, c’est de trouver une explication unique aux phénomènes de l’évolution économique et des fluctuations cycliques. Selon lui, cette explication réside dans l’innovation. Conduite par l’entrepreneur, l’innovation modifie les structures de production existantes, crée la nouveauté en perturbant les équilibres de marché, et change en profondeur l’économie et la société toute entière. L’innovation n’est pas un processus continu : elle se produit par à-coups et apparaît toujours par grappes, car l’entrepreneur pionnier est rapidement imité.
Cet entrepreneur innovateur devient ainsi l’acteur central de l’économie capitaliste, économie qui n’est « jamais stationnaire et ne pourra jamais le devenir », et dont le moteur est l’innovation et le progrès technique. Au passage, on notera que cette innovation a des visages assez différents chez Schumpeter, qui ne se réduisent pas au progrès technique proprement dit. Schumpeter en distingue 5 types : l’innovation de produit, l’innovation de procédé, l’innovation dans les méthodes de la production (innovation organisationnelle), l’innovation correspondant à la découverte de nouveaux débouchés, et enfin l’innovation dans la découverte de nouvelles matières premières.
Dans Capitalisme, socialisme et démocratie, Schumpeter affirme que la destruction créatrice est un processus continuellement à l’œuvre dans les économies capitalistes et qui voit se produire simultanément la disparition de secteurs entiers de l’activité économique et la création de nouvelles activités. En bref, la disparition de l’ancien est accompagnée de l’apparition du nouveau, et le nouveau est censé apporter un monde meilleur que l’ancien. Cette idée s’inspire de celle du philosophe allemand Nietzsche et a été formulée pour la première fois en économie par Werner Sombart en 1913. Chez Nietzsche, la destruction créatrice est l’antithèse de la stagnation.
C’est la lente disparition de la « volonté de puissance » qui conduit au déclin, et la régénération de la culture occidentale par l’apparition du « surhomme ». Dans une perspective économique, Werner Sombart montre en 1913 comment la destruction de l’industrie du bois suscite de nouvelles activités pour la remplacer, d’où l’expression de « destruction créatrice ». Dans la vision de Schumpeter, l’innovation portée par les entrepreneurs est la force motrice de la croissance économique sur le long terme. Lorsqu’un mouvement d’innovation réussit sa percée, il confère aux entreprises qui l’incarnent un monopole temporaire sur le marché (rente de monopole).
Les entreprises qui restent dans les secteurs traditionnels sont alors menacées de déclin, voire de disparition. Les entreprises imitatrices s’installent ensuite progressivement sur le marché et réduisent de ce fait le profit des entrepreneurs initiaux. Le mouvement se poursuit jusqu’à l’apparition d’une nouvelle innovation.
Evidemment, une question se pose immédiatement : le « nouveau » est-il préférable à l’« ancien » ? Le mouvement de destruction créatrice a souvent été questionné par rapport à ses effets sur l’emploi. Certes, depuis le début du XIXème siècle, on sait que le progrès technique détruit des emplois.
Dès 1811-1812, en Angleterre, dans le milieu du textile, les professions des fondeurs de draps, des tisserands sur coton et des tricoteurs sur métier sont menacées par l’apparition de métiers mécaniques. Et le mouvement des luddites (du nom de l’ouvrier John Ludd qui aurait détruit des métiers à tisser dès 1780) vise alors de nombreuses fabriques dont certaines machines font l’objet de destructions ciblées. Tout au long du XIXème siècle, et également au XXème siècle, la machine suscite les mêmes inquiétudes.
En 1980, Alfred Sauvy dans La machine et le chômage, au moment où des industries entières (mines, textile, sidérurgie, métallurgie) se sont reconverties, laissant sur le carreau des milliers d’ouvriers, se fixe comme mission de réhabiliter le progrès technique. Il est vrai que ce progrès technique est destructeur à court terme, puisque les ouvriers sont remplacés par des machines-outils.
Mais à plus long terme, le progrès technique est créateur d’emplois directs (correspondant à la fabrication de machines-outils), et surtout d’emplois indirects. C’est la thèse du « déversement de main-d’œuvre », dont le mécanisme repose sur la productivité. Les gains de productivité dégagés par le progrès technique vont permettre de diminuer le prix des marchandises, d’augmenter les salaires et d’accroître les profits. Par conséquent, la consommation et l’investissement augmentent, et la croissance économique suit le même mouvement. Il en résulte un déversement d’emplois de nature différente, de certains secteurs d’activité vers d’autres, et notamment de l’industrie vers les services.
Et c’est effectivement ce que l’histoire nous enseigne. La machine est créatrice d’emplois, à condition toutefois que les obstacles au déversement soient éliminés, et notamment par des mesures de flexibilisation du marché du travail, et aussi de formation et de reconversion des travailleurs, pour résoudre les problèmes d’ « appariement ».
B- Le capitalisme « autophage » et un questionnement sur la nature de l’innovation
Schumpeter et Sauvy partent d’un postulat : l’innovation est « processive », c’est-à-dire que le résultat de son introduction apporte un progrès pour l’humanité : les conditions et les résultats de cette innovation sont jugés préférables à l’état antérieur qui prévalait avant son introduction. Mais est-ce toujours le cas ? N’y-a-t-il pas des innovations que l’on pourrait qualifier de « récessives » ?
Pour préciser ce débat sur la nature de l’innovation et sur ses conséquences, il faut distinguer avec les économistes classiques Smith, Malthus, ou encore Say, plusieurs dimensions du progrès qui suit ou accompagne une vague d’innovations : le progrès technique (que l’on peut identifier avec le « progrès des facultés productives », ou encore avec la typologie de l’innovation de Schumpeter citée plus haut), le progrès économique (ou progrès de l’« opulence nationale », produit de l’accroissement des richesses ; bref en langage moderne l’accroissement du produit intérieur brut), et le progrès social (progrès de la « société », que l’on mesurera par exemple par une réduction des inégalités).
Le progrès technique débouche généralement sur des gains de productivité, encore que l’on puisse concevoir des configurations dans lesquelles le progrès technologique ne débouche sur aucune amélioration de la productivité : c’est là une innovation purement récessive, qui n’a bien sûr aucune chance de connaître une diffusion dans le monde économique, sauf si la situation évolue dans le temps.
Par exemple, la voiture électrique engendre dans un premier temps un accroissement de frais par rapport à la voiture classique qui la rendent peu rentable, jusqu’à ce que certains handicaps soient levés : la réduction du coût des batteries, l’accroissement de l’autonomie des véhicules, etc. Mais ce progrès technique peut parfois s’accompagner d’une absence de progrès économique. Cela arrive lorsque ce progrès technique est qualifié d’ « autophage », dans la mesure où, pour assurer son renouvellement, il consomme ses propres fruits.
C’est la parabole du « cheval mangeur » telle qu’elle est exposée par Jean-Paul Courtheoux dans son article de 1980 « Modalités du progrès et innovation régressive » (Revue d’économie industrielle). Pour faire comprendre cela, on suppose une situation initiale dans laquelle deux producteurs agricoles, Pierre et Jacques, produisent chacun 10 quintaux de blé sur des terres appartenant à Pierre (dans un souci de simplification, on ignore la question de la répartition inégale liée à la propriété des terres). Dans la situation nouvelle, l’introduction du cheval mangeur le progrès technique) permet à Pierre de doubler la production sur la terre qu’il occupe, mais au prix d’une part significative consommée par le cheval (coût de l’amortissement du capital). Quant à Jacques, il se retrouve expulsé sur une terre moins fertile dont le rendement est plus faible.
Dans ce cas d’école, la production et la productivité moyenne ont baissé suite à l’introduction du « progrès technique ».
Cette situation peut se rencontrer quand le taux d’accroissement de la production progresse moins vite que le taux d’accumulation du capital, et cela se produit par exemple dans la situation de surinvestissement dans le secteur des biens de production liées à des taux d’intérêt trop faibles, situation bien décrite par Hayek dans son analyse de la crise de 1929. Evidemment, le progrès technique sans progrès économique est quand même une situation assez rare.
En revanche, le progrès économique sans progrès social est un cas de figure assez répandu. Les gains de productivité sont substantiels, mais sont répartis de manière inégale, et les tensions engendrées par ces inégalités nouvelles peuvent mettre en cause les institutions. Sans compter que cette situation peut, comme l’a bien montré Keynes, être la source d’un déséquilibre économique : l’excès d’épargne et l’insuffisance de la propension à consommer, qui sont le résultat d’une répartition trop inégalitaire des revenus, peuvent provoquer une crise économique.
Pour Marx, au-delà de la question de l’innovation, le capitalisme est un mode de production par essence destructeur (Le capital, 1867). En effet, il repose sur une accumulation de capital qui est la nature de ce mode de production, voué de ce fait à s’autodétruire. Cela s’explique parce-que Marx considère dans sa célèbre formule du taux de profit PL/C+V que seule la force de travail est créatrice de valeur, le capital constant C, à savoir les machines, les matières premières..., étant du capital mort.
Or, du fait de la concurrence à laquelle se livrent les capitalistes, ceux-ci sont conduits à accumuler sans cesse le capital pour accroître leur productivité. Mais en faisant cela, ils créent les conditions pour que le taux de profit diminue. Pour sortir de cette contradiction, il faut soit augmenter le numérateur de ce rapport, à savoir le taux d’exploitation PL/V (ce qui a ses limites), soit diminuer la part du capital constant C, et c’est là la fonction des crises. Le capitalisme, s’il semble donc être en apparence « un Phoenix qui renaît de ses cendres », est en réalité un système économique voué à disparaître, le problème majeur étant la contradiction entre le développement des forces productives et l’état des rapports de production caractéristiques de ce régime. Selon l’auteur du Capital, le monde capitaliste n’est donc que destruction, empêtré qu’il est dans ses contradictions fondamentales. Il est vrai que le sens de l’histoire fait que sa destruction permet de faire naître un monde nouveau, à savoir le mode de production socialiste.
D’une certaine façon chez Marx donc, le nouveau naît de l’ancien, et la destruction est bien créatrice, mais à condition de faire table rase du passé, ce qui n’est évidemment pas l’hypothèse retenue par Schumpeter.
A propos de la destruction créatrice :
II- Un débat renouvelé dans le contexte de la situation contemporaine
A- Une dynamique qui peut sembler plus destructrice que créatrice
Une question fondamentale aujourd’hui est de savoir si le processus de destruction créatrice, présent dans le passé, existe encore. A partir de la fin du XIXème siècle, les trois inventions fondamentales de 1879 (à savoir l’invention de l’ampoule électrique par Thomas Edison, le moteur à allumage électrique de Karl Benz, et les ondes électriques par Hugues) ont généré des innovations aussi diverses que l’eau courante, l’électricité, les véhicules motorisés, la radio et le téléphone. Toutes ces innovations, apparues entre 1880 et 1910, ont porté la croissance du XXème siècle. Et effectivement, de la fin du XIXème siècle jusqu’en 1972, la productivité a augmenté rapidement pour doubler environ tous les 30 ans. Depuis, sur la base des statistiques de l’économie américaine étudiées par Gordon (Is U.S economic growth over ? 2012), le taux de croissance de la productivité a diminué au cours des quatre décennies suivantes, avec l’apparition de la révolution informatique.
Quand on regarde les choses de plus près, il apparaît que sur cette période, la productivité a augmenté significativement entre 1996 et 2004, mais il s’agirait pour Gordon d’une conjoncture particulière liée à la baisse du prix de l’informatique et à la hausse exceptionnelle de la part du PIB consacrée à l’investissement dans les technologies de l’information et de la communication. Fondamentalement, la révolution informatique serait décevante, et cela a pu être constaté également par le prix Nobel Robert Solow quand il a pu affirmer que « les ordinateurs sont partout, sauf dans les statistiques de productivité ». Cette révolution a accru la productivité pendant à peine une décennie, ce qui est à mettre en regard des quatre décennies des gains de productivité de la dernière révolution industrielle.
Pour Gordon, les innovations contemporaines, qu’il s’agisse des robots, de l’impression en 3D, de l’intelligence artificielle, des BIG Data ou encore des voitures sans conducteur, détruisent certainement le monde ancien, mais n’auront jamais l’impact sur la productivité et les niveaux de vie générés par la deuxième révolution industrielle : l’ancien disparaît et le nouveau n’apparaît pas forcément….
Un autre aspect du processus de destruction engendré par le capitalisme est les atteintes au « capital naturel ». Pour l’ensemble des théoriciens de la soutenabilité forte, les différents capitaux, à savoir le capital technologique, le capital humain, et le capital naturel, ne sont pas substituables.
Par exemple, Graig Calhoun, sociologue et directeur de la London School of Economics and Political Science, considère que l’accumulation de capital qui définit le capitalisme est menacée par la destruction de son environnement naturel. Cette accumulation dépend en effet des matières premières, des moyens de subsistance de la population, de la capacité du capitalisme à supporter les externalités négatives que sont les coûts de dégradation de l’environnement qui échappent au marché et pèsent sur l’ensemble du corps social.
Contrairement à ce qu’affirment les théoriciens de la soutenabilité faible, l’innovation dans les technologies vertes, dans les nouvelles sources d’énergie, ou encore dans l’organisation des marchés, n’apporte pas de réponse véritable. Concernant le marché du carbone, on constate que celui-ci ne résout en rien le problème de la pollution, puisque tous ceux qui ne polluent pas au-delà d’une certaine limite vendent les quotas aux pollueurs, qui peuvent de ce fait encore polluer davantage. Faire de l’environnement une monnaie d’échange est un échec, sauf bien sûr à augmenter fortement le prix du carbone, ce qui ne s’est jamais produit jusqu’à présent.
Concernant les technologies vertes, elles ne sont pas en état de fournir une énergie proportionnelle à la demande. Enfin, les nouvelles sources d’énergie comme le gaz de schiste ne sont qu’une solution partielle et temporaire au mouvement d’accumulation du capital, puisque cette solution ne peut que provoquer de nouvelles crises économiques. Selon Randall Collins (Le capitalisme va-t-il encore un avenir ? La Découverte, 2016), les catastrophes climatiques à venir achèveront à coup sûr le mode de production capitaliste.
B- Mais qui, au-delà des apparences, confirme plutôt le paradigme néo-schumpeterien
Dans la seconde moitié du XXème siècle, Romer, Lucas et Barro ont cherché à endogénéiser la source de la croissance (et à ne plus en faire seulement une « manne tombée du ciel » comme chez Solow), en insistant sur le rôle de l’accumulation du capital humain, du capital physique (infrastructures), et du capital technologique. Dans le prolongement de Schumpeter, Philippe Aghion et Peter Howitt (« A model of growth through creative destruction », Econométrica, 1992) ont donné naissance à un nouveau courant de la théorie de la croissance endogène, en modélisant les intuitions de Schumpeter.
En 1992, ils montrent que les innovations sont susceptibles de bouleverser l’ensemble d’une économie, puisqu’elles élèvent la productivité des entreprises. Les entreprises innovatrices captent les marchés en brevetant les innovations afin d’en retirer des rentes, mais elles sont bientôt imitées par des entreprises rivales qui contestent les monopoles existants. De cette façon, le tissu productif se renouvelle sans cesse, et les innovations bouleversent l’ensemble de l’économie. La destruction des activités anciennes, conformément à l’analyse de Schumpeter, est donc amplement compensée par l’apparition de secteurs nouveaux, mais il est à noter que le processus n’a rien de mécanique.
D’abord, parce-que les innovations sont aléatoires, et qu’elles s’inscrivent dans un environnement risqué : les entreprises sont toujours incertaines quant au succès des dépenses engagées en recherche-développement. Ensuite, parce-que plusieurs équilibres sont possibles, et que la croissance n’est jamais garantie. Il arrive que des anticipations autodestructrices (self-defeating expectations) fassent tomber les économies dans des trappes à non-croissance.
En effet, si les entreprises anticipent une forte innovation dans la période suivante, et donc une baisse des rentes de monopole pour les innovateurs, elles réduisent alors leurs efforts de recherche, ce qui réduit le potentiel d’innovation de toute l’économie (prophétie auto-réalisatrice). On peut en conclure que la croissance économique peut être freinée en raison des externalités, et aussi du défaut de coordination des agents. Les entrepreneurs n’internalisent pas la destruction des rentes qui résultent de leurs innovations, et seules les autorités publiques peuvent alors créer un cadre favorable au développement de l’incitation à innover.
Le modèle initial d’Aghion et d’Howitt a généré une multitude de modèles et de travaux empiriques qui ont complété ces premières analyses et qui sont synthétisées dans l’ouvrage de 2013 d’Aghion, Akcigit et Howitt « What do we learn from Schumpeterian groxth theory ? » (NBER working paper). Il en résulte une série d’enseignements qui montrent que le processus de destruction créatrice, pour être encore bien réel aujourd’hui contrairement à ce qu’affirment tous les théoriciens de la « stagnation séculaire », n’a cependant rien de mécanique.
Un des premiers enseignements est que l’innovation dépend du degré de concurrence dans une économie. Quand la concurrence est faible, toute intensification de celle-ci stimule l’innovation, et donc la croissance. Mais quand la concurrence est trop forte, le processus d’innovation est enrayé et entraîne une baisse de la productivité.
Un deuxième enseignement est le rôle des institutions. Un pays ne nécessitera pas les mêmes institutions selon qu’il est proche ou éloigné de la frontière technologique, et on observe que les politiques et les institutions qui facilitent l’adoption, la copie ou l’amélioration d’une innovation pour une économie (dans les pays émergents) diffèrent des politiques et des institutions qui contribuent à stimuler des innovations destinées à repousser la frontière technologique (pays développés).
La relation entre la croissance et la démocratie est aussi plus forte dans les économies proches de la frontière technologique. Un troisième enseignement est que si les technologies génériques (machine à vapeur, électricité, TICE) sont bien à l’origine des phases de croissance, puis de ralentissement de la productivité, elles sont également la source de fluctuations conjoncturelles le temps que l’économie s’y adapte.
Le processus ne s’opère pas sans heurts, le temps que les flux d’entrée et de sortie des entreprises s’accroissent, et que les différents secteurs de l’économie abandonnent les vieilles technologies, au fur et à mesure de la diffusion des nouvelles technologies génériques. En d’autres termes, la destruction que réalise le choc technologique peut très bien initialement ralentir la production et la productivité, ainsi que réduire l’emploi, avant que les bénéfices pour l’activité ne se révèlent pleinement.
Conclusion
Dans « Capitalisme, socialisme et démocratie », Schumpeter affirmait que la fin de la seconde guerre mondiale signerait l’extinction du mode de production capitaliste et de sa force vivante au profit d’une planification générale de l’économie et de la société ne pouvant conduire qu’au socialisme et à la stagnation.
Cette prédiction de Schumpeter présente une certaine parenté avec celle de Marx sur le nécessaire effondrement du système capitaliste et le passage au socialisme. Mais la différence entre les deux auteurs est que Schumpeter pense que, non seulement le capitalisme est un système économique viable, mais aussi que ces évolutions successives (résultant de la destruction créatrice) lui permettront à chaque fois de surmonter ses contradictions en réalisant une efficacité économique supérieure.
Pour Schumpeter, les contradictions à l’origine de la destruction du capitalisme ne sont pas de nature économique, mais plutôt sociologique. Plus précisément, il s’agit du « crépuscule de la fonction d’entrepreneur », c’est-à-dire l’apparition d’un capitalisme managerial qui sera bien décrit quelques décennies plus tard par Galbraith, de la disparition des « classes protectrices » que sont les travailleurs indépendants, et de l’effondrement du cadre institutionnel de la société capitaliste qui dilue la propriété du capital dans la société par actions.
D’une certaine façon, l’histoire a donné tort à Schumpeter, puisqu’au contraire dans la seconde moitié du XXème siècle le capitalisme a pu assurer sans cesse les conditions de son renouvellement et de son extension à l’ensemble de la planète. D’ailleurs, aujourd’hui, on évoque dans le monde entier une pluralité des capitalismes (anglo-saxon, européen, asiatique, méditerranéen, et même d’Etat), qui exprime certes une diversité, mais qui témoignent surtout de la vivacité de l’organisation capitaliste, capable de s’épanouir dans des contextes très différents.
Certes, de nos jours, les tensions suite à la crise de la Covid-19 seront très fortes, notamment liées au poids de l’endettement public et privé, mais le processus de destruction créatrice n’a-t-il pas maintes fois démontré qu’il pouvait triompher de toutes les pesanteurs économiques et sociales ?