Dans cet ouvrage, Philippe Aghion, Céline Antonin, et Simon Bunel nous invitent à découvrir, dans une perspective à la fois historique et prospective, les rouages de la croissance économique. Le fil conducteur de leur analyse est le mécanisme de la destruction créatrice, qu’ils définissent comme « le processus par lequel de nouvelles innovations se produisent continuellement et rendent les technologies existantes obsolètes, de nouvelles entreprises viennent concurrencer les entreprises en place, et de nouveaux emplois et activités sont créés, et viennent sans cesse remplacer des emplois et activités existants ».
Si Joseph Schumpeter, qui évoquait dans ses écrits, dans la première moitié du XXème siècle, la force motrice de la destruction créatrice, il se montrait pessimiste sur l’avenir du capitalisme, évoquant même le crépuscule de la fonction d’entrepreneur. Les auteurs, quant à eux, réfutent le catastrophisme et affirment un « optimisme de combat », à condition que l’État régulateur se dote des outils pertinents en termes de politique de croissance et de politique de la concurrence, à l’heure de la révolution technologique (« plutôt que de chercher à dépasser le capitalisme, il faut le réformer pour atteindre l’objectif d’une prospérité plus durable et partagée »).
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L'ouvrage
Comprendre la croissance
Pour cerner les mécanismes de la croissance sur le long terme, Philippe Aghion, Céline Antonin, Simon Bunel plaident pour substituer aux modèles de croissance néoclassique classique un paradigme radicalement nouveau : le modèle de croissance schumpétérien par destruction créatrice (Aghion et Howitt, 1992 et Aghion, Akcigit, et Hiwitt, 2014).
Trois idées sont au cœur de ce modèle :
- L’innovation et la diffusion du savoir sont au cœur du processus de croissance ;
- Les incitations et la protection des droits de propriété sont indispensables à l’innovation ;
- La destruction créatrice est le mouvement fondamental de l’économie ;
Les auteurs insistent tout particulièrement sur le dilemme crucial et la contradiction interne au cœur du processus de croissance : l’innovation crée des rentes sur les marchés pour les entreprises, nécessaires pour inciter à des nouveaux investissements porteurs de progrès technique ; mais ces rentes doivent être temporaires, pour autoriser l’entrée de nouveaux concurrents qui « challengent » les entreprises en place et portent les innovations.
Philippe Aghion, Céline Antonin, et Simon Bunel étayent leur analyse avec de nombreux travaux empiriques qui montrent la réalité de ce processus de destruction créatrice, notamment en termes de créations/destructions d’emplois, en France et aux États-Unis.
Phénomène récent à l’échelle de l’Histoire, la croissance économique, dont le décollage occidental peut être estimé après 1820, est en réalité une combinaison de ruptures technologiques et d’arrangements institutionnels : la diffusion du savoir (avec l’imprimerie), la rencontre de la science et de la technique, l’instauration de solides droits de propriété (notamment les brevets dès la fin du XVIIIème siècle), les systèmes financiers et le crédit bancaire, conjugués à la concurrence entre les nations européennes pour attirer les innovateurs, ont permis de dépasser les obstacles des pouvoirs politiques en place et les intérêts privés. Ces mécanismes vertueux ont permis de soutenir durablement le processus cumulatif d’innovation et de destruction créatrice. Chemin faisant, Philippe Aghion, Céline Antonin, Simon Bunel rappellent dans leur ouvrage que les révolutions technologiques peuvent mettre du temps avant de produire leurs effets sur la productivité et le PIB par habitant, mais qu’il faut absolument tordre le cou à l’idée qu’elles engendrent le chômage de masse, ce que l’histoire longue dément catégoriquement, malgré les prophéties crépusculaires de certains observateurs. Pour conjurer le risque de la stagnation séculaire de la croissance, évoqué par l’économiste Robert Gordon notamment, les gouvernements devront améliorer les institutions : « en particulier tant que la politique de la concurrence ne prendra pas mieux en compte l’innovation, les révolutions technologiques des TIC et de l’intelligence artificielle entraveront l’innovation et la croissance au lieu de la stimuler ».
La croissance et la destruction créatrice reposent sur des forces ambivalentes, et impliquent des énigmes, comme celles de la concurrence : cette dernière peut d’un côté grignoter les rentes des firmes en place qui ont conquis une position par l’innovation, et décourager les efforts de productivité devant la réduction des profits ; mais d’un autre côté elle peut aussi aiguiser la volonté de nouveaux acteurs d’innover sur les marchés, et forcer les firmes en place à redoubler d’efforts pour maintenir leurs acquis. Philippe Aghion, Céline Antonin, et Simon Bunel considèrent que pour résoudre cette énigme de la concurrence, il faut considérer que les entreprises proches de la frontière technologique (celles dont la productivité est proche du niveau maximal de productivité), vont intensifier leurs efforts afin d’échapper à la concurrence, tandis que les autres entreprises, plus éloignées de la frontière technologique, vont être davantage découragées et freiner leurs efforts d’innovation.
Ce constat débouche sur une donnée capitale pour guider les pouvoirs publics dans la régulation du capitalisme : dès lors, il ne s’agit de se prononcer pour ou contre la politique industrielle, mais de concevoir une politique industrielle qui évite les phénomènes de concentration excessive des entreprises qui pourraient freiner l’innovation, ériger des barrières à l’entrée, et décourager les efforts de productivité.
Destruction créatrice, inégalités, et croissance durable
Si l’un des débats récurrents en économie concerne la dynamique des inégalités, l’innovation peut certes accroître l’inégalité en accroissant la part des revenus captée par le haut de l’échelle des revenus (le top 1%), mais elle est aussi de nature à favoriser la mobilité sociale et la réussite entrepreneuriale. Ils montrent à ce propos qu’il existe aussi une forte inégalité d’accès à l’innovation entre individus : en particulier le niveau social, l’éducation, et la profession des parents influent grandement sur la probabilité qu’ont les enfants de devenir innovateurs. L’école et sa capacité (ou son incapacité) d’égalisation des chances, a ainsi un rôle clé : « la question de savoir comment organiser le système scolaire pour récupérer le maximum d’Einstein en germe demeure largement ouverte ». A contrario, il est certain que le lobbying des firmes auprès des pouvoirs publics, et les connexions politiques qu’elles mobilisent pour asseoir leur pouvoir de marché, peut entraîner un gaspillage de ressources et créer des rentes qui obèrent les gains de productivité et aggravent les inégalités : « si l’innovation est source d’inégalité « au top », elle a néanmoins des vertus que n’ont pas d’autres sources d’inégalités telles que le lobbying et les barrières à l’entrée qui en résultent ». Pour le comprendre et illustrer les deux modèles, les auteurs citent la réussite de deux figures emblématiques du capitalisme : « au personnage de Steve Jobs, fondateur d’Apple, qui incarne l’enrichissement par l’innovation, s’oppose celui de Carlos Slim, homme d’affaires mexicain proche du pouvoir et dont la fortune a bénéficié de la privatisation de l’entreprise Telmex au début des années 1990 ».
En particulier, les auteurs montrent que l’ouverture à la concurrence est un phénomène central : certains pays ont pu mettre en œuvre des politiques et des institutions qui favorisent le rattrapage technologique et l’imitation des pays avancés, mais d’autres, comme l’Argentine qu’ils évoquent, n’ont pu opérer un décollage suffisant en raison d’institutions défaillantes, de rentes et de barrières à l’entrée sur les marchés, et sont ainsi restés coincés dans le « piège du revenu intermédiaire » (middle income trap). Dès lors, on peut considérer qu’il existe deux grands types d’économies dans l’économie internationale : les économies de rattrapage et les économies d’innovation à la frontière, et « s’il y a convergence, c’est donc une convergence en club, avec certains pays qui convergent vers les niveaux de PIB par tête des pays avancés et d’autres pas ».
C’est alors à la politique fiscale de créer les incitations pour stimuler l’innovation des entreprises, mais aussi à l’État de mobiliser des ressources pour investir dans des politiques de formation, dans les secteurs de la santé, de la recherche et de l’éducation, qui produisent des externalités positives. Le levier fiscal est aussi un outil pour redistribuer les richesses, protéger contre les risques individuels (maladie, perte d’emploi) et collectifs (pandémies, crises financières…), mais une pression fiscale trop forte peut décourager les efforts d’innovation et compromettre le mécanisme de la destruction créatrice et de la croissance.
Un défi redoutable des politiques publiques consiste à inciter les entreprises à l’innovation verte, dans un contexte de changement climatique très préoccupant et d’épuisement du capital naturel : si l’innovation est incontestablement un vecteur de croissance des niveaux de vie et d’amélioration de la qualité de vie, les entreprises innovantes peuvent très bien rester dépendantes à leurs investissements passés dans les activités et les technologies polluantes. Philippe Aghion, Céline Antonin, et Simon Bunel évoquent une boîte à outils dans laquelle les pouvoirs publics peuvent puiser pour trouver le bon policy mix : la taxe carbone, les subventions à l’innovation verte, les transferts de technologies vertes vers les pays en développement, etc. Mais ils insistent aussi sur le triptyque entre l’État-entreprises-société civile pour mener la transition énergétique : les pouvoirs publics ont une responsabilité certes, mais aussi les entreprises avec leur responsabilité sociale et environnementale, ainsi que la société civile avec les choix des consommateurs plus ou moins favorables à l’environnement qui peuvent guider la production des firmes vers les technologies vertes.
Le financement de l’innovation disruptive, très important pour soutenir les révolutions technologiques et la prise de risque, doit articuler le rôle du capital-risque et des investisseurs institutionnels, avec un écosystème financier propice à la destruction créatrice, mais combiné à une action de l’État faite de commandes publiques et d’incitations fiscales à la recherche & développement.
Destruction créatrice et mondialisation
L’innovation a permis une spectaculaire augmentation de l’espérance de vie dans le monde depuis un siècle, ainsi qu’une convergence des espérances de vie entre pays développés et pays en développement, et au sein même des pays développés. Mais la destruction créatrice, en rendant obsolètes certaines activités et en détruisant des emplois, peut accélérer le déclassement professionnel, et elle peut même avoir un impact négatif sur la santé des individus dans certaines zones (on mesure notamment un impact significatif des suppressions d’emplois sur la mortalité aux États-Unis). La mondialisation commerciale peut se conjuguer à la destruction créatrice pour créer un « choc d’importation » : mais plutôt qu’un protectionnisme agressif, Philippe Aghion, Céline Antonin, et Simon Bunel plaident pour un investissement dans la Recherche et le développement (R&D) afin de doper le contenu en innovation des exportations. En effet, les droits de douane peuvent générer des effets délétères pour les producteurs (plus faible incitation à innover) et les consommateurs (perte de pouvoir d’achat). Si les taxes douanières peuvent également déclencher des guerres commerciales, elles peuvent se justifier néanmoins afin de lutter contre le dumping social et environnemental (avec par exemple une taxe carbone aux frontières pour lutter contre les « paradis polluants »). La destruction créatrice génère de l’angoisse et du stress, elle peut alimenter les passions populistes et démagogiques, mais elle peut aussi améliorer les perspectives de croissance et d’emploi à plus long terme, si l’environnement institutionnel est adapté.
Destruction créatrice et État investisseur
Les pouvoirs publics doivent amortir les chocs liés à l’innovation : « la destruction créatrice a besoin de filet de sécurité ». Les auteurs plaident ainsi pour trois filets de sécurité dans le cadre d’un État assureur et un État protecteur :
· Un système de santé de qualité et accessible à tous avec des investissements à la hauteur des enjeux ;
· Un système de revenu minimum pour éviter les trappes à pauvreté en raison des effets de déclassement que la destruction créatrice peut entraîner ;
· Un système de « flexisécurité » sur le modèle danois, fondé sur une fluidité du marché du travail pour embaucher et licencier en fonction des variations de la demande, et accompagner la destruction créatrice, mais avec une sécurisation des parcours professionnels grâce à l’assurance chômage et l’investissement dans la formation professionnelle ;
Ainsi, le rôle des politiques publiques est d’accompagner le processus de destruction créatrice pour limiter ses effets délétères et maximiser son impact bénéfique sur le niveau de vie et le bien-être : « le capitalisme est un cheval fougueux : il peut facilement s’emballer, échappant à tout contrôle. Mais si on lui tient fermement les rênes, alors il va là où l’on veut ».
Quatrième de couverture
La destruction créatrice est le processus par lequel de nouvelles innovations viennent constamment rendre les technologies et activités existantes obsolètes. C’est le processus par lequel les emplois nouvellement créés viennent sans cesse remplacer les emplois existants. Ce livre invite le lecteur à repenser l’histoire et les énigmes de la croissance à travers le prisme de la destruction créatrice et à remettre en cause nombre d’idées reçues. Pourquoi les révolutions technologiques et l’automatisation créent plus d’emplois qu’elles n’en détruisent. Pourquoi concurrence et politique industrielle ne sont pas antinomiques. Pourquoi l’impôt n’est pas le seul moyen de rendre la croissance plus juste. Pourquoi la croissance n’est pas correctement mesurée. Pourquoi la stagnation séculaire n’est pas une fatalité. Pourquoi l’industrialisation n’est pas une étape indispensable dans le processus de développement. Pourquoi la taxe carbone n’est pas l’unique levier d’une croissance plus verte. Pourquoi, avec des politiques publiques appropriées, la destruction créatrice ne nuit pas à la santé et au bonheur. Pourquoi l’innovation a besoin du marché, de l’État, mais également d’une intervention active de la société civile. Le Pouvoir de la destruction créatrice est à la fois une exploration des ressorts de la prospérité économique et un guide pour penser l’avenir du capitalisme.
Les auteurs
- Philippe Aghion est professeur au Collège de France, où il dirige la chaire Institutions, Innovation et Croissance, ainsi qu’à la London School of Economics et à l’Insead.
- Céline Antonin est économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques, maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheuse associée au Collège de France.
- Simon Bunel est administrateur de l’Insee, économiste à la Banque de France et chercheur associé au Collège de France.