L'ouvrage
Il s’oppose également aux arguments, aujourd’hui dominants, en vertu desquels le système de protection sociale serait devenu insoutenable financièrement et détruirait la compétitivité des entreprises et l’attractivité du territoire. Eloi Laurent résume ainsi le propos de son livre : « affirmer que l’Etat Providence est l’institution la plus efficace jamais créée au cours de la longue histoire de la coopération humaine » et défendre l’idée selon laquelle « faire reculer la protection sociale, en France comme en Europe, en obéissant à des préjugés idéologiques à courte vue, serait nous déposséder de notre bien commun le plus utile et mettre à l’arrêt le cœur de notre prospérité sociale ».
Pour lui, le démantèlement de l’Etat Providence irait à rebours de l’Histoire puisque les pays émergents sont en train d’imiter le choix de l’Europe au XXème siècle, tandis que de grandes nations démocratiques comme les Etats-Unis ont décidé de se doter de nouveaux dispositifs de lutte contre l’insécurité sociale. Pour Eloi Laurent, non seulement l’Etat Providence favorise le développement, mais il est le développement, car il demeure l’instrument privilégié pour promouvoir la transition sociale-écologique qu’il appelle de ses vœux, seule à même de faire face aux chocs environnementaux qui sont à prévoir (dérèglements climatiques, protection des plus faibles, redistribution des richesses).
L’Etat Providence offre aussi une réponse adaptée au durcissement de la mondialisation, comme le démontrent les pays du Nord de l’Europe ouverts économiquement mais qui maintiennent un haut niveau de protection sociale, tandis que les masses financières gérées par les institutions de la protection sociale pourraient constituer une alternative aux dérives de la financiarisation de l’économie, laquelle « résume l’expérience humaine à une performance immédiate et solitaire ».
La modernité de l’Etat Providence
Dans une perspective historique, Eloi Laurent rappelle que le développement économique et l’enrichissement des nations capitalistes depuis la Révolution industrielle a permis la construction d’ambitieuses protections collectives et d’un Etat Providence étendu, tandis que, dans une boucle vertueuse, celui-ci a été en mesure de soutenir le développement économique (« le génie de l’Etat Providence ne doit pas être dénigré pour ce qu’il coûte mais protégé pour ce qu’il rapporte »).
La naissance de l’Etat Providence, à la fin du XIXème siècle, coïncide avec la loi sur les accidents du travail en tant que concession accordée par le chancelier Bismarck à un salariat allemand tenté par le communisme. Toutefois? c’est davantage la dynamique démocratique des régimes parlementaires au XXème siècle et la capacité fiscale des Etats qui ont permis la montée en puissance de l’Etat Providence. La première phase de mondialisation à la fin du XIXème siècle a, selon un mécanisme de compensation, alimenté des demandes de protections collectives des citoyens, confrontés à une vulnérabilité économique plus grande, tandis que l’expérience des guerres au XXème siècle a encore stimulé le besoin de compléter le contrat social par une large couverture contre les risques sociaux (retraite, santé, chômage, famille).
Selon Eloi Laurent, les travaux scientifiques en économie n’étayent pas l’idée que l’Etat Providence nuit à l’efficacité économique en exerçant des effets désincitatifs majeurs en termes de travail, d’accumulation du capital et de production. Ainsi nous n’aurions pas besoin d’Etat Providence dans un monde caractérisé par une concurrence pure et parfaite (notamment par une information parfaite), des comportements d’assurance privée parfaitement rationnels, des marchés complets et une répartition des ressources économiques parfaitement juste. C’est aussi la raison pour laquelle « dans tous les autres cas de figure, c’est-à-dire dans le monde réel, l’Etat Providence est le bienvenu ».
Pour reprendre le triptyque célèbre de Richard Musgrave, la protection sociale a une triple fonction d’allocation, de répartition des richesses et de stabilisation de l’activité économique.
La première fonction, l’allocation, contribue à corriger le fonctionnement spontané du marché (par les mécanismes de mutualisation des risques et en offrant des protections qui incitent et non dissuadent les individus de créer des richesses). La fonction de répartition des richesses conduit à des transferts de ressources au nom des préférences collectives entre les groupes sociaux, les actifs et les chômeurs, les malades et les biens portants, les actifs et les retraités (redistribution horizontale), et entre les riches et les pauvres au nom de la réduction des inégalités sociales (redistribution verticale).
Enfin l’Etat Providence permet de stabiliser les cycles économiques et de soutenir la demande globale dans l’économie lors des périodes de crise.
Il est sur un plan plus politique un instrument de la consolidation démocratique puisqu’il complète le contrat social par un ensemble de droits sociaux qui élèvent le bien-être et la qualité de vie des individus. Eloi Laurent cite alors en exemple les excellentes performances en matière de santé (espérance de vie, mortalité infantile, décès évités, etc.) de la France grâce à son système de soins, l’un des plus efficaces du monde.
Il faut également intégrer le coût des inégalités sociales qui détériorent la cohésion sociale (criminalité, délinquance accrue, santé dégradée). Selon Eloi Laurent, les difficultés sociales de la France (chômage de masse, difficile insertion des jeunes, lacunes de la formation, discriminations) n’appellent pas moins d’Etat Providence mais…davantage.
Les deux grandes puissances économiques mondiales du XXIème siècle sont par ailleurs en train d’engager des réformes majeures de l’Etat Providence : les Etats-Unis (pays dont les dépenses santé dépassent celles de la France même si cela passe très majoritairement par des assurances privées) dans le cadre des réformes impulsées par l’administration Obama, et la Chine qui est aujourd’hui déterminée à consolider ses infrastructures de protection sociale afin de réorienter son énorme épargne privée de précaution pour la diriger vers la demande intérieure (et passer d’un modèle tiré par les exportations à un modèle davantage centré sur le marché intérieur).
Alors que l’Europe a été dans l’Histoire le continent promoteur de l’Etat Providence, il serait très regrettable selon Eloi Laurent qu’elle soit aujourd’hui celui qui organise son reflux, alors même que les puissances émergentes ont pris conscience de ses bienfaits.
Etat Providence et sociale écologie
Face à l’acuité des crises écologiques et aux conséquences du dérèglement climatique, l’Etat providence peut constituer le socle indispensable d’une sociale-écologie que Eloi Laurent appelle de ses vœux (« nos crises écologiques sont des questions sociales qui peuvent se comprendre à la lumière des inégalités de revenu et de pouvoir, et se résoudre à l’aide de principes de justice et de bonnes institutions »).
Dans les années qui viennent, la crise des inégalités et les crises écologiques sont appelées à se renforcer dans une relation à double sens : les inégalités sociales nourrissent les crises écologiques, et les crises écologiques grossissent en retour les inégalités sociales (les études de l’OMS montrent par exemple que l’environnement affecte de manière significative plus de 80% des principales maladies et détermine notamment les facteurs déclencheurs des maladies chroniques qui sont désormais à l’origine de près de des deux tiers des décès annuels de la planète).
On peut alors recenser cinq mécanismes à l’œuvre : l’inégalité accroît inutilement un besoin de croissance économique nuisible à l’environnement ; l’inégalité accroît l’irresponsabilité écologique des plus riches (en accroissant le séparatisme social sur le territoire) ; l’inégalité entrave les capacités d’action collective susceptibles de préserver les ressources naturelles ; l’inégalité affaiblit la résilience des sociétés (en menaçant le lien social) ; enfin l’inégalité réduit la sensibilité des plus modestes aux enjeux environnementaux (confrontés à la pauvreté absolue) et la possibilité de compenser les effets régressifs des politiques environnementales. Par ailleurs, la protection des populations contre les évènements climatiques (inondations, ouragans, typhons, tornades, canicules), qui va devenir un enjeu majeur, dépendra de notre capacité à agir collectivement (construction d’abris, de logements aux normes de sécurité, assistance aux personnes âgées)
Or notre monde actuel est pour l’heure dépourvu d’une institution capable de répondre systématiquement à ces nouveaux défis : il y a donc des coûts financiers croissants liés à l’intensification de ces catastrophes naturelles, une montée en puissance de assurances privées dans la couverture de ces risques, et par conséquent, des inégalités croissantes face au risque social écologique, sur le plan mondial comme au niveau des nations.
L’Etat Providence, ensemble d’institutions et de protection contre les aléas de la vie, doit désormais être complété par une meilleure prise en compte des risques naturels, pour pleinement réaliser son ambition de « Welfare State » (« Etat de bien être »), d’autant que le lien entre santé et environnement a été très tôt établi dans l’Histoire. Eloi Laurent cite ainsi la date de 1306 lorsque le roi d’Angleterre Edouard 1er tenta d’interdire l’usage du charbon à Londres pour des motifs sanitaires en raison de l’épais nuage de pollution au souffre qui enveloppa la ville. Plus proche de nous, en France, le législateur a fait entrer dans les missions de la puissance publique la couverture du risque naturel, dans le cadre de la loi du 13 juillet 1982 relative à l’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles,
Comme l’Etat Providence, l’Etat social-écologique devra assumer les fonctions d’allocation, de répartition et de stabilisation : il doit pallier les défaillances du marché et couvrir les populations contre les externalités négatives environnementales et les coûts sanitaires des crises écologiques ; il doit renforcer le contrat générationnel par une fiscalité écologique adaptée qui crée des réserves financières pour les générations futures ; il doit enfin stabiliser l’activité économique par des dépenses étatiques pour indemniser les populations afin de lisser le cycle économique et éviter les récessions prolongées.
Pour financer ce nouvel âge de l’ Etat Providence, l’auteur plaide pour une fiscalité inventive et une « troisième révolution fiscale », afin de faire toute sa place à l’impératif de soutenabilité dans notre architecture des prélèvements obligatoires (en « internalisant les externalités dans le système des prix » comme disent les économistes).
Il s’agirait également de promouvoir une croissance faiblement carbonée en encourageant à la sobriété énergétique dans les transports et le logement avec des prêts à taux zéro, des crédits d’impôts, etc. Pour cela il faudra aussi faire évoluer les indicateurs de mesure de la richesse, dans la mesure où le traditionnel Produit intérieur brut (PIB), focalisé sur l’accumulation de richesses matérielles dans le présent, est devenu un obstacle à une meilleure prise en compte de la soutenabilité environnementale. La formule de Keynes selon laquelle « à long terme nous sommes tous morts » demande à être interrogée dans la mesure où le court terme devient parfois une mauvaise boussole des affaires courantes. L’objectif désormais serait plutôt de consolider à long terme notre stock des différents capitaux : le capital naturel (climat, sols, biodiversité), le capital manufacturé (usines, routes, villes, infrastructures), le capital humain (population, santé, éducation), le capital social (institutions régissant les relations sociales et les normes de confiance), et enfin le capital de connaissances (découvertes scientifiques, technologies, talents).
Au niveau de l’architecture de la protection sociale, il s’agirait de promouvoir une nouvelle branche « vulnérabilité » de la sécurité sociale pour couvrir ces risques d’un nouveau genre, ou bien les pouvoirs publics pourraient choisir de compléter chaque branche existante par une prise en compte de la dimension sociale écologique.
Enfin il sera nécessaire de mieux intégrer les inégalités territoriales dans ce nouveau modèle de justice sociale, afin de lutter contre les nouvelles polarisations, puisque l’environnement urbain (véritable « écosystème ») et le progrès social vont de pair dans le cadre de ce qu’Eloi Laurent appelle la « sociale-écologie territoriale ».
Face à la crise du projet européen, le programme de la sociale-écologie pourrait alors permettre de singulariser l’Union dans le monde qui vient en insistant sur ses deux valeurs historiques centrales : la justice sociale et le développement soutenable.
Quatrième de couverture
La protection sociale contribue à l’affaiblissement moral des individus ? C’est faux : elle assure leur bien-être. L’Etat Providence bride le dynamisme économique et écrase de ses insupportables charges la création de richesses et l’innovation ? C’est faux : il favorise la prise de risque, développe les capacités humaines et maintient la cohésion sociale. L’Etat Providence est insoutenable financièrement ? C’est faux : il n’a jamais provoqué la moindre crise économique. Depuis trente ans, l’Etat Providence n’est envisagé que sous l’angle de la crise et de son inéluctable effondrement. Ce discours inquiétant se veut performatif : on espère préparer ainsi les esprits au recul inévitable et pour tout dire souhaitable de la mutualisation des risques sociaux.
Réfutant fermement le déclinisme social ambiant (« nous mourrons ensevelis sous le poids de notre Etat Providence »), ce livre laisse entrevoir non seulement la consolidation sociale mais la perpétuation écologique de l’Etat Providence : l’état actuel des insécurités sociales comme la menace de celles, écologiques, qui sont déjà là et grandissent à l’horizon conduisent à penser que nous allons vers un renforcement global de nos protections collectives, dans le sens exactement opposé à ce que nous indique une vulgate néolibérale en bout de course.
L’auteur
- Eloi Laurent est économiste à l’OFCE et enseigne à Sciences Po-Paris ainsi qu’à la Stanford University. A l’automne 2013, il était chercheur et professeur-invité à l’Université d’Harvard. Il a notamment publié La nouvelle écologie politique : économie et développement humain avec Jean-Paul Fitoussi (Seuil) et Social-écologie (Flammarion).