Résumé
Dans un monde de plus en plus régi par les rapports de force et les risques de dépendance, il est de plus en plus nécessaire de renouer avec une stratégie de souveraineté industrielle. Heureusement, on assiste aujourd’hui à une convergence des différentes façons de faire de la politique industrielle, à partir d’un faisceau d’expériences empiriques qui finissant par converger en une méthode.
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L’ouvrage
La mondialisation a été critiquée depuis ses débuts, à partir de critiques qui attaquaient le commerce international dans son principe, la division internationale du travail se faisant d’après les auteurs qui se rattachaient à ce cadre d’analyse aux dépens des travailleurs, mis en concurrence les uns avec les autres. Mais aujourd’hui de nouvelles critiques sont apparues qui ne reposent pas sur une mise en cause radicale du système capitaliste, mais reposent plutôt sur des inquiétudes relatives au rythme, à l’ampleur ou encore à la nature des transformations qui affectent la mondialisation actuelle.
La première inquiétude touche à la dislocation des sociétés développées sous l’effet des transformations du système productif. Ce ne sont pas seulement les emplois non qualifiés qui sont détruits, mais une part significative des « good jobs ». Et l’idée selon laquelle il suffit de compenser les perdants par des transferts sociaux est un peu courte quand on mesure par exemple comme a pu le faire Branko Milanovic la faiblesse des gains de pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires des pays développés.
La deuxième inquiétude concerne l’émergence de la Chine, passée en peu de temps d’usine du monde à rival systémique, voire hegemon en puissance. Et la croissance du marché intérieur chinois prive à terme les pays occidentaux de ce qui était encore, il y a dix ans, leur privilège incontesté : le pouvoir du client.
La troisième inquiétude tient dans la perte de savoir-faire industriels, de positions dans les chaînes de valeur, de proximité avec la frontière technologique. Dans un certain nombre de secteurs, la « courbe du sourire » qui expliquait que la valeur résidait désormais en amont et en aval de la production (en amont pour les tâches de conception, en aval au contact de la consommation) s’est transformée en grimace, car les pays qui ont occupé le bas de la courbe (la production) ont su remonter et redescendre la chaîne de valeur.
Face à ces inquiétudes légitimes, la question productive fait son retour. Mais comment concevoir une nouvelle étape de la mondialisation qui irait de pair avec un redéploiement industriel ?
Pour répondre à cette question, l’auteur propose un cheminement en plusieurs étapes. Un premier moment consiste à revenir sur ce qui est à l’évidence le cœur d’une ambition d’ « autonomie stratégique » : la politique industrielle, notion régulièrement congédiée, mais qui n’en finit pas de revenir. Une deuxième étape est de dresser un panorama des interventions publiques dans des contextes nationaux et temporels différents. Il apparaît alors que le retour à la politique industrielle s’inscrit dans une continuité et une adaptation des pratiques passées. L’étape qui suit est un retour sur l’expérience française. Innovation institutionnelle majeure, le « colbertisme high-tech » a longtemps dominé en France la scène publique avant d’être abandonné à la faveur des politiques d’ouverture et d’intégration européenne, mais il est toujours présent dans le débat public. Un quatrième moment, dans le sillage des politiques nationales, est d’évoquer les politiques européennes, contraintes et sources de dépassement de la politique nationale en matière d’évolution des systèmes productifs. Enfin, pour terminer, Elie Cohen se propose d’évaluer le moment présent : opportunité pour la relance d’une politique d’autonomie stratégique à l’échelle européenne ou défi pour l’élaboration d’une politique productive nationale ?
Voir la note de lecture du livre de Branko Milanovic « Inégalités mondiales : Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances » et la note de lecture du livre de Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen « Changer de modèle »
I- Théories de la politique industrielle
Même si les bases de la politique industrielle existaient depuis List et Hamilton en montrant comment, à chaque décollage économique, la main invisible de l’Etat a joué un rôle significatif, celle-ci n’a jamais donné lieu à la formation d’un corpus théorique spécifique. A défaut de l’existence d’un grand paradigme, on peut cependant distinguer trois grands moments de théorisation de la politique industrielle.
Le premier moment correspond à la sortie du keynésianisme, quand le paradigme néoclassique s’impose des années 1960 aux années 1980. La question de la politique industrielle est alors traitée comme une exception, justifiée par d’occasionnelles défaillances du marché. Ce qui frappe ici est la distance entre la théorie et la réalité des pratiques. En effet, bien loin du « laissez-faire », le contexte économique réel de l’époque est celui de la course derrière les Etats-Unis : pays européens puis asiatiques s’attachent alors aux conditions d’un rattrapage (catching up) qui fait d’eux, sans toujours qu’ils l’assument, des économies en développement. Et il est vrai que la politique industrielle est un des éléments d’une politique de développement.
Le second moment, associé à l’essor de la mondialisation dans les années 1990, est un moment « structuraliste » : certains auteurs redécouvrent l’existence de puissants déterminismes géographiques, alors que d’autres montrent que la compétitivité ne se construit pas spontanément par le libre jeu du marché et de bonnes politiques macroéconomiques. C’est ainsi par les lieux que la politique sectorielle fait son retour. Des notions comme les « clusters » s’invitent alors dans la théorie et la renouvellent profondément.
Un troisième moment s’est ouvert il y a une vingtaine d’années dans le sillage de la révolution technologique associée à ce que l’on appelait alors les NTIC. Dans une économie dominée par les paradigmes schumpetériens de la destruction créatrice et de la croissance par l’innovation, une vision dynamique de l’économie s’impose où les questions de la vitesse et de l’agilité sont valorisées. Le débat porte alors sur les conditions concrètes de la meilleure adaptation d’acteurs publics et privés confrontés aux défis de la puissance financière d’écosystèmes privés dont l’exemple le plus achevé est la Silicon Valley.
Ces différents moments montrent bien que, même s’il y a pléthore d’arguments contre la politique industrielle (les Etats n’ont pas forcément la compétence pour choisir les bons secteurs et les bonnes entreprises ; les risques de capture et de corruption sont réels, les résultats des politiques passées ne sont guère probants, etc.), celle-ci est permanente dans l’histoire de la pensée, et encore plus dans l’histoire des pays.
Voir la synthèse « L’Etat peut-il favoriser l’attractivité du territoire ? » et la synthèse relative au « consensus de Washington »
II- Trois modèles de politique industrielle
Même si Robert Reich a pu écrire que la politique industrielle a disparu aux Etats-Unis autour de 1984, la réalité est exactement inverse. Les Etats-Unis sont l’un des Etats les plus actifs en la matière, et une partie de leur puissance économique actuelle procède d’interventions publiques dont le coût annuel se mesure en centaines de milliards de dollars. Pourtant, il n’y a pas de ministère de l’industrie aux Etats-Unis. Mais ce rôle est joué en grande partie par le ministère de la défense (Department of Defense, DOD), dont le budget annuel est de plus de 600 milliards de dollars. Le versant commande publique de ce budget soutient la colossale industrie militaire, l’une des rares aux Etats-Unis qui soit exportatrice nette. Une autre industrie phare des Etats-Unis, l’aéronautique, a bénéficié des mêmes effets. Cette « politique industrielle indirecte » est nécessaire dans des secteurs où les coûts fixes sont importants, les temps de développements particulièrement longs, et où la demande enfin est incertaine.
En Allemagne, une lecture superficielle pourrait y trouver une confirmation de la théorie néoclassique : de bonnes politiques horizontales en matière de fiscalité, de coût du travail, de soutien à l’enseignement, ont de bons effets industriels. En réalité, la réussite allemande s’appuie sur d’autres éléments plus structurants et plus anciens : la qualité des liens entre l’université et l’industrie qui a permis l’essor d’une industrie mécanique de haute qualité, la segmentation géographique au bénéfice des Länder qui a conduit à des spécialisations régionales caractérisées par la proximité géographique et l’intensité des liens entre institutions publiques, firmes et institutions financières, et cela bien avant que des économistes formalisent la théorie des clusters dans les années 19810-1990.
Quant à l’Asie, qui est maintenant le grand gagnant de la mondialisation grâce à ses succès industriels, il ne faut pas oublier que ceux-ci sont avant tout le fruit de politiques industrielles qui ont puisé leur inspiration dans la réussite japonaise, dont la réussite se décline en deux étapes. La première, des débuts du Meiji jusqu’à la Seconde guerre mondiale, voit une industrialisation rapide dans le cadre d’une politique de modernisation menée par l’Etat, avec une ambition de rattrapage des Occidentaux. Dès cette époque, un tissu industriel particulier apparaît, les zaibatsu, ces conglomérats familiaux présents dans presque tous les secteurs de l’économie (Mitsubishi, Nissan…), qui ont constitué l’épine dorsale du complexe militaro-industriel japonais pensant la première moitié du XXème siècle. La deuxième, après la phase de reconstruction qui suit la seconde guerre mondiale, voit se façonner des politiques industrielles offensives, visant à développer des secteurs à haute valeur ajoutée, comme l’électronique, sous l’égide du MITI (Ministry of International Trade and Industry, créé en 1949), qui diffusera aussi des méthodes qui feront du Japon un modèle reconnu dans les années 1980 : cercles de qualité, production juste à temps, ateliers flexibles automatisés, innovation en continu.
II- Trois modèles de politique industrielle
III- Une histoire du modèle français
En matière de politique industrielle, l’histoire française est très contrastée. La France offre en effet le paradoxe d’avoir produit un des grands modèles de référence, le colbertisme high-tech, et d’avoir ensuite manqué le virage suivant en entrant dans le vertigineux cycle de désindustrialisation, faisant des délocalisations, des fermetures d’usine, et de la dépendance productive autant de marqueurs d’un échec.
Si la tentation a été grande d’imputer cet échec à l’ « héritage pompidolien », entre étatisme et complaisance envers les grands groupes, le problème est plutôt de ne pas avoir continué à faire de la politique industrielle. Le répertoire de la politique industrielle n’a pas cessé de s’enrichir depuis Pompidou, et la France a pris du retard dans l’apprentissage des nouvelles recettes, dont les autres pays concurrents apprenaient les subtiles variations (des politiques de la recherche au capital-risque en passant par les politiques de l’innovation). Pendant plusieurs décennies, l’hexagone est resté au milieu du gué, pris de doutes croissants envers les succès passés et pourtant incapable de favoriser les succès futurs.
L’inflexion a commencé en 2004, avec l’émergence d’un nouveau consensus favorable à des politiques industrielles actives. C’est à ce moment qu’apparaissent les pôles de compétitivité, l’Agence de l’innovation industrielle, l’Agence nationale de la recherche, Oseo…. En quelques mois, la France a non seulement inversé sa politique de désengagement en matière industrielle, mais a aussi réinventé une nouvelle politique industrielle que l’on peut illustrer par les pôles de compétitivité, qui ont provoqué une forte mobilisation locale d’élus et d’universitaires, dans un pays pourtant dépeint comme centralisé et colbertiste. Pourtant, le bilan de cette période est contrasté. Par exemple, si les pôles de compétitivité ont permis de réaliser un effet de levier pour les PME bénéficiaires, on note l’absence d’effets positifs mesurables sur les dépenses de R&D des entreprises de taille intermédiaire et des grandes entreprises. En d’autres termes, l’argent public a été inutile, provoquant simplement des effets d’aubaine.
Dans les années 2010, en dépit de quelques initiatives comme le Programme d’investissements d’avenir (PIA) de Sarkozy en 2009 et le CICE fin 2012 sous le quinquennat Hollande, la France n’arrive pas à inverser le processus de désindustrialisation, et certaines filières continuent de s’affaiblir.
Et à partir de 2017, et surtout à partir de 2020, la politique industrielle française connaît une accélération que l’on peut illustrer par le plan hydrogène qui est un exemple achevé des orientations nouvelles : une politique d’équipement pensée avec la filière, mais aussi dans un projet de société porté par l’Etat (la transition environnementale), s’appuyant sur un effort de recherche (CEA), sur des technologies de rupture (membranes PEM), sur la présence de poids lourds et sur l’émergence de futurs champions, avec enfin une dimension territoriale et des emplois industriels à la clé.
Voir le fait d’actualité « La politique de la France en matière de pôles de compétitivité
IV- La politique industrielle européenne
Depuis plusieurs décennies, la concurrence est au centre des politiques européennes, et avec elle une prédilection marquée pour les politiques horizontales. L’Union européenne reste influencée par les années 1980 et le consensus de Washington. On peut cependant repérer au fil de la dernière décennie plusieurs éléments attestant une évolution.
L’inflexion date du début des années 2010 où la question des investissements étrangers est devenue de plus en plus sensible (les investissements chinois dans le domaine des infrastructures en Grèce, au Portugal et en Italie ont fait débat), puis s’est déplacée à celle des investissements dans les entreprises technologiques. A la suite du décret Montebourg de mai 2014 donnant pour la France les moyens de limiter les prises de contrôle d’entreprises œuvrant dans les domaines de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications, le relais a été pris au niveau européen avec un règlement adopté en 2019 et qui est entré en vigueur en 2020. En mars 2020, la Commission a publié une communication pour promouvoir la régulation des prises de contrôle de la part des groupes étrangers sous la forme d’investissements directs.
Mais la vraie nouveauté des années récentes n’est pas dans ces positions « défensives ». Elle tient dans la latitude donnée aux Etats membres dans leurs stratégies industrielles. C’est ainsi par exemple que sont apparus les Projets importants d’intérêt européen commun » (PIIEC) qui sont des notifications à l’Union européenne par deux ou plusieurs Etats membres, pour autorisation par la Commission, d’un ensemble d’aides publiques à des opérateurs économiques. Les participants à un PIIEC doivent démontrer u projet de leadership technologique et la volonté de coopérer avec d’autres acteurs européens dans le but de développer l’ensemble d’une chaîne de valeur sur le territoire européen. A partir de 2020, on a vu apparaître une multiplication des PIIEC : Batteries 1 (2020), Batteries 2 (2020), Cloud (2020), Hydrogène (2021), et d’autres encore dans les sphères de l’électronique et de la santé.
Voir la note de lecture du livre de Jean-Pierre Clamadieu « L’Europe, l’avenir de l’industrie française »
V- Conclusion
En France et en Europe, la politique industrielle est de retour au premier plan, et pour de bonnes raisons : montée en puissance de la Chine, constat des fragilités et des vulnérabilités de pays qui s’en sont trop remis aux régulations de marché pour leur approvisionnement dans des secteurs vitaux, redécouverte des vertus d’entraînement de l’industrie, effets politiques et sociaux indésirables de la désindustrialisation.
S’il est vrai que la politique industrielle a pu dans le passé faire penser dans les différents pays à un bricolage permanent oscillant sans cesse entre approche horizontale ou verticale, sectorielle ou territoriale, par écosystème ou filière centralisée, initiative bottom-up ou top-down, on voit émerger aujourd’hui une méthode à partir de ce faisceau d’expériences empiriques. Et la leçon fondamentale de ce livre est que la politique industrielle est un apprentissage.
Cet apprentissage se constitue progressivement en France depuis le début des années 2000 avec les efforts faits sur le versant recherche et enseignement supérieur (PIA) , sur la compétitivité, sur la constitution avec la BPI d’un acteur majeur de soutien à l’innovation, l’action sur l’apprentissage, la mise en place des « territoires d’industrie », autant d’éléments qui constituent un dispositif plus complet que le « colbertisme high-tech » qui se jouait fondamentalement dans un dialogue entre le ministère de l’Industrie et les grandes entreprises. La France a désormais beaucoup plus de cordes à son arc, et à la faveur de la crise du Covid, les investissements ont enfin atteint la taille critique.
Le Plan Quantique dévoilé début 2021 illustre bien l’ampleur des apprentissages qui accompagnent le retour au premier plan de la politique industrielle qui se joue désormais dans un monde schumpetérien, dont les règles sont celles de l’innovation : jouer de vitesse, faire preuve de réactivité, assumer un passage à l’échelle et une augmentation de la masse critique, mais aussi savoir reconnaître un échec et pivoter. La nouvelle politique industrielle doit encore apprendre l’agilité et la souplesse, en instruisant des décisions dans un dialogue avec des acteurs variés, en s’appuyant sur des formes décentralisées, des acteurs locaux, des firmes moyennes et petites, et en sachant aussi s’articuler avec la politique européenne dans de nombreux domaines.
Voir la note de lecture du livre de Sarah Guillou « La souveraineté économique à l’épreuve de la mondialisation
Quatrième de couverture
Quel modèle productif se dessine pour la France d’aujourd’hui ? Et avec quelle gouvernance ?
Ce livre est animé par une conviction : dans un monde de plus en plus régi par les rapports de force, où la dépendance a tôt fait de se transformer en vulnérabilité, renouer avec l’ambition de souveraineté industrielle est une nécessité. Car toute politique industrielle est une politique de développement. Comment négocier aujourd’hui cette nouvelle étape de la mondialisation avec le redéploiement industriel ? Sur quels outils l’Etat doit-il s’appuyer ? Quand l’échelle européenne est-elle indispensable ?
Véritable vade-mecum à l’intention du citoyen et du décideur, ce livre montre qu’il est temps de dépasser les oppositions stériles (entre Europe et Etats nationaux, entre concurrence et politique d’innovation, entre centre et territoires…) pour mettre en œuvre les stratégies dont nous avons tant besoin.
L'auteur
Elie Cohen est directeur de recherche émérite au CNRS et à la Fondation nationale des sciences politiques. Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et membre du Conseil d’analyse économique, il est l’un des meilleurs spécialistes de la politique industrielle. Il est l’auteur de nombreux essais, dont aux éditions Odile Jacob (avec Philippe Aghion et Gilbert Cette) Changer de modèle.