Mots-clés : Inégalités, Institutions, Productivité, Progrès technique.
Résumé
Selon Acemoglu et Johnson, le progrès résultant des innovations scientifiques et technologiques n’est pas automatique. La prospérité du passé a pris forme parce que le progrès technologique et la manière de partager ses gains ont été arrachés des mains de l’élite. Et aujourd’hui comme hier, le « progrès » livré à lui-même enrichit un petit groupe d’entrepreneurs et d’investisseurs tandis que le plus grand nombre en bénéficie peu. Une nouvelle vision de la technologie, plus inclusive, ne peut émerger que si la répartition du pouvoir change.
L’ouvrage
Le mot technologie vient du grec tekhne (« artisanat qualifié ») et logia (« parler » ou « raconter »), ce qui signifie que celle-ci n’est pas seulement l’application de nouvelles méthodes à la production de biens matériels, mais qu’elle désigne de manière plus large tout ce que nous faisons pour façonner notre environnement et organiser la production. La technologie est la manière dont la connaissance humaine est mobilisée pour améliorer le confort, l’alimentation, la santé, mais aussi pour des fins plus suspectes comme la surveillance des individus, la guerre ou même le génocide des populations.
Au cours du XXème siècle, la vision optimiste de la technologie s’est fondée sur de réelles avancées. La productivité des pays industrialisés a fortement augmenté (surtout pendant les « Trente glorieuses », et tout particulièrement dans les années 1960), de nouveaux biens de consommation comme les voitures, les réfrigérateurs, les télévisions et les téléphones sont devenus de plus en plus abordables. Aux Etats-Unis, dans les années 1960, seuls environ 6% des hommes étaient en dehors du marché du travail.
Quelques interrogations subsistaient cependant quant au « chômage technologique », expression employée par Keynes en 1930 pour désigner la possibilité que de nouvelles méthodes de production réduisent le besoin de travail humain et contribuent au chômage de masse. Keynes indiquait que la technique industrielle continuerait de progresser rapidement mais indiquait également que « Cela signifie que le chômage induit par des moyens d’économiser du travail progresse plus rapidement que le rythme auquel nous découvrons de nouveaux emplois pour cette force de travail ». Au passage, au siècle précédent, Ricardo exprimait les mêmes inquiétudes. D’abord optimiste quant à la technologie, affirmant en 1819 que « les machines ne diminuent pas la demande de travail », il finissait par dire quelques années plus tard que « Si les machines pouvaient accomplir toutes les tâches que le travail réalise actuellement, il n’y aurait plus de demande de travail ».
Si les préoccupations de Ricardo et de Keynes n’ont pas remis en cause le « techno-optimisme » de l’opinion publique au XXème siècle, il n’en est pas de même pour la période récente. Les nouvelles technologies numériques sont partout et ont permis à des entrepreneurs, à des dirigeants et à quelques investisseurs de s’enrichir énormément. Mais pendant ce temps, les revenus réels de la plupart des travailleurs ont à peine augmenté. Aux Etats-Unis, les travailleurs sans diplôme universitaire ont même vu leurs revenus réels décroître en moyenne depuis les années 1980. Les implications des nouvelles technologies sur les inégalités sont importantes. Avec la chute du nombre de bons emplois disponibles pour la plupart des travailleurs et la croissance rapide des revenus d’une petite part de la population formée comme informaticiens, ingénieurs et financiers, nous allons tout droit vers une société coupée en deux dans laquelle les ouvriers et ceux qui commandent les moyens économiques et monopolisent la reconnaissance sociale vivent séparément. Et dans ce contexte où les inégalités montent en flèche et les salaires sont à la traîne, les préoccupations de Keynes et de Ricardo ne peuvent plus être ignorées.
Ce livre se penche dès lors sur trois questions fondamentales :
Qu’est-ce qui détermine la relation entre les nouvelles machines et la hausse des salaires ?
Comment rediriger la technologie vers un monde meilleur ?
Qu’en est-il des perspectives de l’intelligence artificielle aujourd’hui ?
Voir la note de lecture du livre d’Antoine Foucher « Sortir du travail qui ne paie plus »
Voir la notion « Déversement »
I- La locomotive du progrès n’est pas inexorable
L’optimisme autour des bénéfices partagés du progrès technologique se fonde sur une idée simple : les nouvelles machines augmentent la productivité, et cette augmentation mène à de meilleurs salaires. La théorie qui guide la locomotive de la productivité est simple : quand les entreprises deviennent plus productives, elles veulent augmenter leur production. Pour cela, elles ont besoin de plus de travailleurs, et contribuent alors au renchérissement des salaires. C’est ce qui s’est passé pour la majeure partie du XXème siècle.
Malheureusement, ce qui est arrivé ensuite ne plaide pas en faveur de l’idée que la locomotive du progrès serait inexorable. Pour comprendre cela, il faut séparer les deux étapes qui relient la croissance de la productivité et celle des salaires.
En ce qui concerne la première étape, contrairement à ce que l’on pense généralement, l’augmentation de la productivité ne rime pas toujours avec une demande accrue en travailleurs. En effet, les employeurs n’ont pas intérêt à recruter plus si la productivité moyenne par travailleur augmente. Ce qui importe vraiment, c’est la productivité marginale, c’est-à-dire la contribution additionnelle qu’un travailleur supplémentaire apporte en augmentant la production ou en servant plus de clients. Ce problème est général : nombre de nouvelles technologies comme les robots industriels étendent les tâches réalisées par les machines et les algorithmes, déplaçant des travailleurs précédemment employés pour réaliser ces tâches. L’automatisation accroît la productivité moyenne, mais n’accroît pas, et peut même réduire, la productivité marginale des travailleurs. Un point très important est la création ou non de nouvelles tâches. Si les craintes de Ricardo et de Keynes évoquées plus haut ne se sont pas réalisées, c’est parce que l’automatisation du XXème siècle s’est accompagnée d’autres améliorations et réorganisations qui ont produit de nouvelles tâches et activités pour les travailleurs. Or, l’automatisation actuelle ne s’accompagne pas nécessairement d’autres technologies qui créent de nouvelles tâches et des opportunités pour le travail humain. Par exemple, les caisses automatiques dans les supermarchés diminuent le besoin de caissiers en transférant la responsabilité de scanner les produits aux consommateurs, mais ne stimulent pas la création d’emplois par ailleurs : les courses ne sont pas moins chères, la production de nourriture n’augmente pas, et les clients ne vivent pas différemment.
Et en ce qui concerne la deuxième étape, la hausse de la productivité marginale quand elle se produit ne suffit pas pour augmenter les salaires, et cela pour trois raisons :
La relation entre l’employeur et l’employé demeure asymétrique. Dans ces conditions, les nouvelles technologies peuvent simplement augmenter le degré de coercition qui pèse sur les travailleurs.
Même en l’absence de coercition, l’employeur peut ne pas augmenter les salaires s’il n’y a pas de concurrence.
Et enfin, il importe de bien voir que dans notre monde contemporain les salaires sont souvent négociés plutôt que déterminés par les forces du marché. Les bénéfices obtenus par l’entreprise ne sont pas forcément partagés entre l’entreprise et les salariés. Cela dépend du choix de l’employeur et du rapport de force existant sur le marché du travail.
Voir la note de lecture du livre de Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel « Le pouvoir de la destruction créatrice »
Les technologies n’existent pas indépendamment d’une vision sous-jacente. Nous cherchons des moyens de résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés (c’est la vision). Nous imaginons quels types d’outils pourraient nous aider (c’est une composante de la vision), et parmi les voies qui s’offrent à nous, nous nous concentrons sur une poignée d’entre elles (une autre composante de la vision). Mais qu’est-ce qui détermine la vision technologique qui l’emporte ? Même si les choix portent sur la meilleure façon d’utiliser nos connaissances collectives, les facteurs décisifs ne sont pas seulement techniques ou logiques. Dans ce contexte, la choix est fondamentalement une question de pouvoir : celui qui a le plus de pouvoir a plus de chances de persuader les autres de son point de vue, qui est le plus souvent aligné sur ses intérêts. Il en résulte une tendance naturelle à ce que la direction du progrès soit socialement biaisée en faveur des décideurs puissants qui ont une vision dominante, et contre ceux qui n’ont pas voix au chapitre.
Illustrons cette imposition d’une vision par la décision en 2018 de Mark Zuckerberg, fondateur et PDG de Facebook, selon laquelle l’algorithme de l’entreprise serait modifié pour donner aux utilisateurs des « interactions sociales significatives ». En pratique, cela signifiait que l’algorithme de la plateforme donnerait la priorité aux publications d’autres utilisateurs, en particulier celles de la famille et des amis, plutôt qu’à celles des organes de presse et des marques établies. L’objectif de ce changement était d’accroître l’engagement des utilisateurs, mais son résultat a été d’amplifier la désinformation et la polarisation politique, les messages mensongers et trompeurs se propageant rapidement d’un utilisateur à l’autre. Ce changement a affecté les 2,5 milliards d’utilisateurs que comptait alors l’entreprise, et aussi des milliards d’autres personnes qui ont été indirectement touchée par les retombées politiques de la désinformation qui en a résulté. Qu’est-ce qui a motivé la décision de Facebook ? Il ne s’agit pas d’une décision imposée par la nature de la science et de la technologie, ou d’une étape évidente dans la marche vers le progrès. Il s’agit simplement d’une volonté de contrôler les données et les activités sociales de utilisateurs. La technologie est synonyme de contrôle, non seulement sur la nature, mais aussi sur d’autres êtres humains. Ce n’est pas simplement que le changement technologique profite à certains plus qu’à d’autres. Plus fondamentalement, les différents modes d’organisation de la production enrichissent et responsabilisent certaines personnes et en déresponsabilisent d’autres.
Sommes-nous condamnés à subir ces visions arrogantes dans lesquelles des élites essaient de se convaincre que ce qui est bon pour elles l’est aussi pour le bien commun ? Heureusement, la réponse donnée par Acemoglu et Johnson à cette question est négative, car l’histoire nous enseigne qu’une vision plus inclusive du progrès est possible, qui écoute un plus grand nombre de voix et reconnaît les effets de ce progrès sur chacun. Cette prospérité partagée est possible lorsque des contre-pouvoirs responsabilisent les entrepreneurs et les leaders technologiques, et poussent les méthodes de production et l’innovation dans une direction plus favorable aux travailleurs. Si nous voulons éviter d’être piégés par les visions des élites puissantes ,nous devons trouver les moyens de contrer le pouvoir par d’autres sources de pouvoir et de résister à l’égoïsme par une vision plus inclusive. Malheureusement, cela devient de plus en plus difficile à l’ère de l’intelligence artificielle.
Voir la note de lecture du livre de Daron Acemoglu et James A. Robinson « Le couloir étroit : les Etats, les sociétés, et la lutte éternelle pour la liberté »
III- La question de l’intelligence artificielle
L’intelligence artificielle (IA) est le nom donné à la branche de l’informatique qui développe des machines « intelligentes », c’est-à-dire des machines et des algorithmes capables de réaliser des tâches difficiles. Les machines intelligentes accomplissent des tâches que beaucoup auraient jugées impossibles il y a quelques décennies. Les passionnées d’IA mettent en avant des réalisations impressionnantes. Les programmes peuvent reconnaître des milliers d’images et d’objets différents et fournir des traductions basiques dans plus d’une centaine de langues. Ils aident à identifier les cancers. Ils peuvent parfois investir mieux que des analystes chevronnés. Ils peuvent aussi aider les avocats à passer au crible des milliers de documents pour trouver les éléments pertinents dans un litige. En résumé, ils peuvent remplacer l’être humain au niveau de bon nombre de tâches complexes qui demandaient jusque-là un travail très qualifié.
Forts de ces victoires, les « techno optimistes » sont convaincus que l’IA affectera tous les aspects de notre vie, et pour le meilleur. Elle rendrait l’humanité plus prospère, en améliorerait la santé et lui permettrait d’atteindre d’autres objectifs louables. Cette dynamique a déjà donné naissance à une nouvelle oligarchie de visionnaires constituée d’une coterie de leaders de la technologie ayant des CV similaires, des visions du monde similaires, des passions similaires, et malheureusement aussi des angles morts similaires. Il s’agit d’une oligarchie parce qu’il s’agit d’un petit groupe partageant la même mentalité, qui monopolise le pouvoir social et ne tient pas compte de ses effets ruineux sur les sans-voix et les sans-pouvoir. L’influence de ce groupe est liée au fait qu’il a accès aux couloirs du pouvoir et qu’il peut influencer l’opinion publique.
Mais contrairement aux affirmations de ces « techno optimistes », nous ne devrions pas considérer comme acquis le fait que la voie choisie profitera à tout le monde, car la locomotive de la productivité est souvent faible et jamais automatique. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’est pas un progrès inexorable vers le bien commun, mais une vision influente partagée par les leaders de la tech les plus puissants. Cette vision est axée sur l’automatisation, la surveillance et la collecte des données à grande échelle, sapant la prospérité partagée et affaiblissant les démocraties. Elle amplifie la richesse et le pouvoir d’une élite restreinte, au détriment de la plupart des gens ordinaires.
Il est donc essentiel de freiner cette oligarchie moderne. Ce n’est pas la technologie en elle-même qui est en cause : nous disposons d’outils extraordinaires, et les technologies numériques pourraient amplifier notre potentiel. Mais cela ne se produira que si nous mettons la technologie au service des gens. Et cela ne se produira pas tant que nous ne remettrons pas en question la vision du monde qui prévaut parmi les dirigeants actuels de la technologie mondiale. Cette vision du monde repose sur une lecture particulière-et inexacte- de l’histoire et de ce qu’elle implique sur la manière dont l’innovation affecte l’humanité.
La conclusion d’Acemoglu et Johnson est assez proche des thèses développées par Susskind. Comme ce dernier, nos deux auteurs pensent que l’intelligence artificielle remplacera rapidement de nombreux emplois. Mais alors que Susskind pense que cette évolution est définitive et qu’en conséquence seules des mesures comme le revenu de base universel permettront de lutter contre ces tendances technologiques implacables, Acemoglu et Johnson posent l’hypothèse que la question principale est celle de la réorientation du changement technologique, d’une focalisation unique sur l’automatisation et la collecte de données vers un portefeuille plus équilibré d’innovations.
Voir la note de lecture du livre de Daniel Susskind « Un monde sans travail »
Les auteurs
Daron Acemoglu est professeur d’économie au MIT et spécialiste des origines de la pauvreté et de l’impact des nouvelles technologies. Outre ses manuels d’économie (Pearson), il a publié plusieurs best-sellers dont Prospérité, puissance et pauvreté (éd. Markus Haller, 2015).
Simon Johnson est professeur d’entrepreneuriat à la Sloan School du Massachussetts Institute of Technology (MIT) dont il gère la chaire d’économie et de management. Ex-économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI), il étudie les crises depuis 30 ans. Il est également l’auteur du best-seller 13 bankers (2011).
Quatrième de couverture
Révolution agricole ou industrielle, ordinateur quantique…autant de promesses d’une prospérité qui devrait naturellement ruisseler. La réalité est tout autre : la technologie est façonnée et confisquée par des élites qui assurent le maintien de l’ordre établi, de leur domination intellectuelle et de leur pouvoir politique. Pour le commun des mortels, le progrès n’est qu’un mirage, ou un vaste « enfumage ».
Dans cet essai aussi engagé que documenté, les économistes Daron Acemoglu et Simon Johnson démontent point par point la logique des grappes d’innovation chère à Schumpeter et la théorie libérale du ruissellement. Au terme de ce passionnant voyage à travers mille ans d’inventions peuplés de visionnaires (Ferdinand de Lesseps, Thomas Edison, Elon Musk…), vous ne pourrez plus dire que vous ne saviez pas, retranché derrière votre iPhone.
Après la parenthèse des Trente Glorieuses, les 40 dernières années n’ont fait que creuser des inégalités déjà criantes à coups de plateformisation, de délocalisation et de sape systématique des contre-pouvoirs. Les auteurs montrent qu’il est possible de rebattre les cartes, avec un peu de volonté politique et un minimum d’organisation de la société civile. Le combat est loin d’être perdu. Encore faut-il être conscient du danger et lutter contre une vision du progrès qui divise, isole et précarise jusqu’à ce que mort (sociale) s’ensuive.