Résumé :
Depuis longtemps, le champ de l’économie de l’éducation est traversé de controverses sur la représentation du monde et les politiques qui permettent à la fois d’améliorer la qualité de nos systèmes scolaires et de réduire les inégalités. Ce livre a pour objet de restituer au lecteur l’état de ces différentes questions à partir des acquis de l’économie de l’éducation, en indiquant les pistes qui semblent les plus plausibles, et aussi celles pour lesquelles les efforts de recherche sont encore devant nous.
L’ouvrage
L’éducation dans le monde est marquée par trois faits stylisés.
Le premier fait est l’augmentation des niveaux de scolarisation aussi bien dans les pays développés que dans les pays pauvres. Dans les pays riches, la démocratisation scolaire a été très nette au cours du XXème siècle, et depuis les années 1980, l’effort éducatif s’est déplacé vers l’enseignement supérieur. Dans les pays en développement, des mouvements massifs sont également présents. Même dans les pays dont le revenu par habitant est le plus bas, un rattrapage se produit, et la plupart des pays s’approchent désormais d’une scolarisation primaire universelle.
Au-delà de l’augmentation générale du nombre de jeunes scolarisés dans le monde, le deuxième fait réside dans les disparités de la qualité d’éducation reçue. Dans bon nombre de pays pauvres, s’il est vrai que des efforts considérables ont été produits pour scolariser rapidement les jeunes, il est vrai aussi que les acquis réels des élèves sont souvent fragiles. Ainsi, dans des pays comme le Ghana, l’Afrique du Sud ou le Brésil, moins de 40% des jeunes avaient atteint au début des années 2000 un niveau de compétences basique en mathématiques et en sciences, malgré des niveaux élevés de scolarisation. Et de manière plus générale, les pays riches ne sont pas épargnés par des interrogations sur la performance de leurs systèmes scolaires, et les résultats de l’enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) sont souvent attendus avec fébrilité.
Le troisième fait stylisé est la persistance d’inégalités scolaires qui sont en grande partie déterminées par l’origine sociale des enfants. Ce phénomène, qui touche aussi bien les apprentissages que les carrières scolaires et l’accès à l’enseignement supérieur, s’observe dans des pays aussi différents que la France et les Etats-Unis, qui sont cependant très éloignés en matière de politique éducative.
Sur ces différents points, l’économie de l’éducation a connu a connu un profond renouvellement au cours des vingt ou trente dernières années et apporte un éclairage intéressant, notamment par la place qui a prise l’évaluation des politiques éducatives avec des méthodes de recherche renouvelées.
La première partie du livre s’interroge sur la meilleure façon de faire progresser les élèves, en abordant trois ressources essentielles. D’abord, l’argent public que l’on dépense : la question est de savoir si l’on doit dépenser davantage ou s’il suffit de mieux utiliser les ressources existantes. Ensuite, les élèves et leurs interactions, dont on peut considérer qu’elles jouent un rôle important d’amplificateur potentiel des inégalités. Enfin, les enseignants eux-mêmes, dont les performances sont hétérogènes, ce qui a été amplement montré par la littérature sur « l’effet enseignant ».
La deuxième partie aborde le cœur historique de l’économie de l’éducation : l’idée introduite par Gary Becker dans les années 1960, selon laquelle les décisions d’éducation peuvent être interprétés comme le choix économique rationnel d’un individu ou d’une famille, ce que l’on a appelé la théorie du capital humain. Ce modèle permet ici d’analyser deux sources importantes des inégalités éducatives que sont d’une part les contraintes de financement de l’éducation auxquelles les étudiants issus des différents milieux sociaux sont inégalement exposés, et d’autre part les inégalités de ressources culturelles, sociales et cognitives, qui déterminent la réussite scolaire.
Enfin, la troisième partie explore les questions d’allocation des ressources. On s’intéresse d’abord à la notion de quasi-marché de l’éducation, ce terme désignant des régimes institutionnels dans lesquels l’éducation est largement financée par des fonds publics, mais où existe une liberté de choix des écoles. On s’intéresse ensuite à l’attribution des places dans les écoles, qui ne dépendent souvent ni des prix, ni des revenus, mais plutôt de mécanismes centralisés qui expriment des choix politiques. On s’intéresse enfin aux discriminations positives, règles d’allocation qui ont donné lieu à de très nombreuses études empiriques.
I- Comment faire progresser les élèves ?
Cette question peut s’analyser à deux niveaux : celui de l’ensemble du système éducatif, et celui des acteurs du système que sont les élèves et les enseignants.
En ce qui concerne la dépense d’éducation prise dans son ensemble, l’interrogation porte généralement sur l’efficacité des ressources déployées. Quelles sont les dépenses les plus efficaces, et dans quelles conditions ? L’opposition est souvent avancée entre l’idée de « mettre les moyens » (souvent avancée par les syndicats d’enseignants qui conditionnent toute amélioration de l’école à une augmentation des moyens matériels) et celle de « réformer le système éducatif » (véhiculée plutôt par le Ministère de l’Education et ses cadres). Quand on sort de ce niveau de généralité, on se rend compte qu’il est difficile de séparer l’effet d’une ressource de la manière dont elle est utilisée. Par exemple, quel sens cela a-t-il de diminuer la taille des classes sans ajuster les pratiques d’enseignement ? Les études existantes n’éclairent qu’imparfaitement ces questions, mais on peut s’appuyer sur le projet STAR (Student/Teacher Achievement Ratio, expérimentation menée au Tennessee en 1986) pour apporter un embryon de réponse. Les effets observés montrent que les enseignants et les élèves ont su tirer parti des petites classes, sans qu’il ait été nécessaire de former les enseignants à la pédagogie en petits groupes, alors que les grandes classes n’ont pas fait mieux avec un auxiliaire d’enseignement que sans : ressource inutile dans ce cas, ou ressource dont la mobilisation nécessite une réorganisation plus profonde.
A l’échelle des élèves, il s’agit de repérer les « effets de pairs », que l’on définit comme « l’externalité par laquelle les caractéristiques, le comportement ou le résultat des pairs affectent un autre élève ». Ces pairs sont en général les camarades de classe, mais il peut s’agir de l’ensemble des autres élèves d’une école, ou du voisin de chambre dans un internat. Si en la matière les théories sont trop riches et trop nombreuses pour être départagées de manière certaine, on peut tout de même mettre en relief les résultats de l’étude de Duflo E., Dupas P. et Kremer M., « Peer effects, teacher incentives and the impact of tracking : evidence from a randomized evaluation in Kenya », American Economic Review, 2011 : pour le système kényan, l’instauration des classes de niveau permet d’améliorer les apprentissages de tous. Ce résultat est d’autant plus remarquable qu’un tel changement n’engage pas de ressources supplémentaires : la réallocation des élèves au sein des écoles améliore l’efficacité du système sans le rendre plus inégalitaire.
Et à l’échelle des enseignants, la question est souvent focalisée sur le salaire des enseignants. Une augmentation des salaires permet-elle d’accroître les résultats des élèves ? Les travaux disponibles tendent à montrer que si les incitations monétaires peuvent agir sur la qualité de l’enseignement à court terme, leurs bénéfices à plus long terme sont incertains. Les recherches menées sur les programmes de pay for performance mettent notamment en garde contre le risque que les enseignants exposés à ce système se contentent d’enseigner ce qui est évalué par les tests standardisés (teaching to the test).
Voir le fait d’actualité « Esther Duflo, prix nobel d’économie 2019 »
Voir la note de lecture du livre de Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee « Economie utile pour temps difficiles »
II- La théorie du capital humain et ses enseignements
La théorie du capital humain, élaborée par Gary Becker et Jacob Mincer à la fin des années 1950, repose sur un double constat : les revenus du travail s’élèvent avec le niveau scolaire ; les études ont un coût, non seulement parce qu’il faut financer les dépenses d’éducation (coût direct), mais parce qu’un étudiant renonce à tout ou partie du salaire qu’il pourrait percevoir s’il interrompait ses études pour travailler (coût d’opportunité ou manque à gagner). L’ambition première de cette théorie est de décrire la demande d’éducation des jeunes en fonction d’un ensemble de déterminants économiques. La notion de rendement de l’éducation est au cœur de ce raisonnement. Par ailleurs, ce courant de pensée est aussi associé à l’idée plus générale que, en se formant, les individus accumulent des connaissances et des savoir-faire qui les rendent plus productifs, ce qui justifie aussi leurs salaires plus élevés.
Le modèle du capital humain permet d’éclairer les débats sur l’efficacité respective des systèmes de bourses, de prêts, ou encore de gratuité scolaire, ainsi que ceux relatifs aux inégalités sociales face à l’éducation.
La poursuite des études est-elle sensible aux frais de scolarité, aux aides et aux bourses ? Quel rôle jouent par ailleurs la richesse ou le revenu des parents ?
Selon les systèmes nationaux, ces frais peuvent être élevés ou faibles. Dans le premier cas, il existe un ensemble d’exemptions et de bourses pour aider les étudiants d’origine modeste à faire face aux frais de scolarité. Le modèle américain combine frais élevés et aides importantes. A l’opposé, les systèmes allemand ou français associent des frais très faibles et peu d’aides. Qu’il s’agisse du modèle américain (ou anglais) ou des modèles plus européens, ces politiques de coûts, qu’elles prennent la forme de la quasi-gratuité ou de systèmes de bourses ciblés, sont considérées comme un instrument majeur pour encourager l’accès à l’enseignement supérieur. Et il est vrai que les aides influencent fortement les décisions d’études. Cependant, quel que soit le système qui reflète des choix de société, on observe que le revenu des parents reste un élément déterminant pour l’accès à l’enseignement supérieur. Une première réponse à ce paradoxe est qu’il faut tenir compte du coût d’opportunité des études (renonciation à des revenus du travail), difficilement compensé par les familles les plus modestes. Une autre réponse est que le revenu est corrélé avec des caractéristiques sociales, telles que l’éducation des parents, qui favorisent la réussite scolaire. Cette observation rejoint de nombreux travaux en sociologie qui insistent sur l’importance de la socialisation dans l’enfance sur la détermination des aspirations scolaires.
Et il est vrai que les premières années d’existence sont décisives pour le développement de l’individu. Cela est parfaitement reconnu par les économistes qui soulignent le rôle du « capital humain avant cinq ans ». C’est ainsi que le prix Nobel d’économie James Heckman a développé un intense plaidoyer pour recentrer les politiques éducatives et de santé sur les trois premières années de l’existence, relayé par l’OCDE avec le mot d’ordre de « commencer fort » (starting strong). L’équation de Heckman (investir + développer+ maintenir =gagner) se décline de la manière suivante : « investir » en faveur des familles défavorisées avec de jeunes enfants ; « développer » les compétences cognitives et sociales avant cinq ans ; « maintenir » l’effort d’investissement jusqu’à l’âge adulte, avec pour résultat le « gain » d’une main-d’œuvre plus productive et qualifiée. Selon Heckman, « le meilleur investissement est dans les interventions de qualité de la naissance à 5 ans pour les enfants défavorisés et leurs familles ». Il semble donc que la cause soit entendue : les difficultés de développement peuvent se détecter tôt, et il sera alors possible d’y remédier. Dans ces conditions, l’intervention aux âges préscolaires semble donc tout à fait nécessaire. Et si aujourd’hui personne ne conteste l’importance d’une éducation préscolaire de qualité, force est de reconnaître que pour la France maintenant, les moyens n’y sont pas, la plupart des indicateurs pointant la qualité insuffisante des modes d’accueil collectifs des jeunes enfants (Commission des 1000 premiers jours, 2020).
Voir la notion « Capital humain »
Quelle est la part du capital humain dans la dynamique des inégalités ? - Les Entretiens de Melchior avec Yann Coatanlem
III- Comment allouer au mieux les ressources éducatives ?
Dans un ouvrage célèbre (Capitalism and Freedom, 1962), Friedman s’interroge sur les raisons de l’intervention publique dans l’éducation, et en recense trois : la présence d’externalité (le bénéfice de l’éducation pour la société est supérieur au bénéfice que l’individu en retire pour lui-même), la nécessité de ne pas s’en remettre au choix des parents qui peuvent sous-estimer la valeur de l’éducation, et enfin la prise en compte du coût de l’école que beaucoup de familles ne peuvent supporter. Mais pour Friedman, financer et produire sont deux choses différentes. Le financement public est nécessaire et peut se faire avec un « bon éducation » (voucher), mais la fourniture du service peut être laissée à un marché privé, l’Etat se contentant d’une régulation (programmes, contrôles divers, …). Cette combinaison d’un financement public et d’un marché privé constitue ce que l’on appelle un quasi-marché de l’éducation. D’après Friedman, ces quasi-marchés assurent un degré de concurrence entre les écoles qui font peser sur celles-ci (et notamment sur les écoles publiques) une pression concurrentielle qui devrait les inciter à être plus performantes. La concurrence dans l’éducation est-elle vertueuse ? En réalité, on peut en douter, ne serait-ce qu’en raison du fait que les familles sont incapables d’apprécier la qualité du service d’éducation produit par les écoles. Et bien souvent, celle-ci est confondue avec la qualité des élèves qu’elles accueillent, le résultat étant que la concurrence encourage seulement les écoles à retenir les bons élèves, et pas à être de « bonnes écoles ». Un corollaire de tout ceci est que le quasi-marché de l’éducation altère la distribution des élèves dans les écoles soit en fonction de l’origine sociale, soit en fonction du niveau scolaire (en réalité un peu des deux), et a des conséquences importantes sur la détérioration de l’égalité des chances.
Un autre problème d’allocation des ressources est l’affectation des élèves. Les algorithmes jouent un rôle croissant dans la régulation des quasi-marchés scolaires, qui est illustré par la mise en place dans de nombreux pays de procédures centralisées d’affectation des élèves et des étudiants aux établissements d’enseignement. En France, ces procédures ont été déployées à partir du début des années 2000 pour faciliter la gestion de deux transitions majeures : le passage du collège au lycée (procédure Affelnet) et l’entrée dans l’enseignement supérieur (Admission PostBac puis Parcoursup). Si les algorithmes ont permis de réaliser des progrès dans le processus d’appariement, il reste beaucoup à apprendre sur les déterminants des préférences scolaires, la transcription des objectifs de politique éducative dans les règles de priorité, ou encore la manière dont ces procédures interagissent avec les autres « marchés » scolaires.
Enfin, la distribution de l’intervention publique en éducation n’est pas nécessairement uniforme. Puisque l’élévation générale du niveau d’éducation n’a pas entraîné une diminution durable des inégalités de position sociale, les politiques de discrimination positive visant à « donner plus aux plus défavorisés » occupent une place à part en raison du principe controversé qu’elles mettent en œuvre : transgresser de manière temporaire le principe d’égalité de traitement dans le but de rééquilibrer les positions socio-économiques. Bien que ces politiques de discrimination positive soient utilisées par près d’un quart des pays à travers le monde, leur rapport coût-avantage fait l’objet de très vifs débats : améliorent-elles réellement le sort des individus qu’elles sont censées avantagées ? A quel coût pour ceux qui n’en bénéficient pas ? Ces politiques ont-elles des effets pervers ? Créent-elles des externalités positives ? Loin des postures idéologiques qui polluent les débats sur la discrimination positive, les travaux empiriques sur le sujet apportent une appréciation nuancée. Si la recherche met en évidence les bénéfices tangibles de ces politiques pour des groupes ciblés, elle met aussi en garde contre les effets pervers qui peuvent être induits par l’utilisation de certains critères d’éligibilité comme l’origine ethnique ou le lieu de résidence, et dans certains contextes spécifiques le risque que les bénéficiaires de ces politiques se détournent d’options potentiellement plus avantageuses pour eux. Plus généralement, la capacité de la discrimination positive à réduire les inégalités de position sociale est limitée par le fait qu’elle intervient relativement tard dans le parcours des individus, et n’a guère de prise sur les inégalités qui se constituent en amont.
Voir la note de lecture du livre de Daniel Sabbagh « L’égalité par le droit. Les paradoxes de la discrimination positive aux Etats-Unis
Voir la notion « Démocratisation scolaire »
Quatrième de couverture
Comment réduire les inégalités sociales à l’école ? Comment favoriser la diffusion des meilleures approches pédagogiques ? Tout se joue-t-il vraiment avant 3 ans ? La taille des classes influence-t-elle la réussite des élèves ? Existe-t-il un « effet enseignant » ? Face à la carte scolaire, sommes-nous réduits à choisir entre être bons parents et bons citoyens ? Ces questions sont au cœur du débat public.
Depuis trois décennies, les éléments de réponse qu’apporte l’économie de l’éducation à ces questions s’appuient sur un profond renouvellement de l’économie appliquée, visant à utiliser de façon crédible-et souvent créative- des données de plus en plus riches. L’objectif de cet ouvrage fondé sur un cours enseigné à l’Ecole d’économie de Paris est de proposer une synthèse à jour qui donne envie d’approfondir sa réflexion personnelle.
Les auteurs
Luc Behagel est directeur de recherche Inrae et professeur à l’Ecole d’économie de Paris. Agrégé de sciences sociales, il enseigne l’économie de l’éducation, du travail, du développement et l’économétrie.
Julien Grenet est directeur de recherche au CNRS, professeur à l’Ecole d’économie de Paris et directeur adjoint de l’Institut des politiques publiques. Il enseigne l’économie publique et l’économie de l’éducation.
Marc Gurgand est directeur de recherche au CNRS, professeur à l’Ecole d’économie de Paris et directeur du département d’économie de l’Ecole normale supérieure-PSL. Il enseigne l’économétrie, l’économie des politiques publiques et l’économie de l’éducation.