L'ouvrage
Objet de débats politiques, académiques et médiatiques, la discrimination positive est fréquemment invoquée en France sans que l'expérience américaine de l'affirmative action qui les inspire soit véritablement connue. Daniel Sabbagh qui a justement consacré sa thèse de sciences politiques à l'affirmative action nous aide à dissiper idées vagues, idées reçues et idées fausses. Sur un tel sujet, le schématisme est en effet tentant. Non seulement parce que les Etats-Unis sont en cause mais aussi parce que la discrimination positive est éminemment paradoxale au plan des principes et extrêmement complexe au plan pratique. Qu'il s'agisse de sa mise en œuvre ou de son évaluation. Elle n'en est que plus intéressante à étudier, à la fois pour elle-même et pour les questions qu'elle pose concernant les rapports du droit à la réalité sociale. Elle peut enfin éclairer certains aspects du débat à l'œuvre aujourd'hui en France même si la transposition pure et simple n'est pas recevable.
Les caractères principaux de l'affirmative action
Si l'affirmative action est apparue dans les années 1960, les dispositions qu'elle désigne sont à replacer dans la perspective de la question raciale aux Etats-Unis. Sous une acception initiale minimaliste, l'affirmative action a d'abord désigné certaines mesures destinées à combler l'écart existant entre différentes catégories de la population américaine quant à l'accès à l'emploi. Typiquement, il s'est d'abord agi de porter à la connaissance des Afro-américains l'existence de postes à pourvoir en publiant des annonces dans les journaux qu'ils étaient présumés lire en priorité. A la suite notamment du Civil Right Act (1964), l'affirmative action a pris le sens que nous lui connaissons aujourd'hui pour désigner des mesures beaucoup plus volontaristes. Elle désigne depuis lors les dispositions législatives ou réglementaires destinées à compenser effectivement les désavantages dont peuvent être victimes les individus appartenant à un certain nombre de groupes de population défavorisés socialement et économiquement au sein de la société américaine, définis en l'occurrence en fonction de critères ethniques : les Noirs en premier lieu, les Hispaniques, les descendants des populations autochtones (Indiens, Esquimaux et Aléoutes) et dans une certaine mesure les Asiatiques. Il convient ici de rappeler que certaines dispositions en faveur des femmes ont pu également être assimilées aux mesures constitutives de l'affirmative action. En revanche, des dispositions, pourtant analogues, en faveur des anciens combattants voire des personnes handicapées n'ont jamais elles été rangées parmi les mesures de discrimination positive.
Le champ d'application de l'affirmative action concerne habituellement l'attribution des marchés publics, l'admission dans les universités et l'emploi (dans la fonction publique comme dans le secteur privé). Elle se traduit concrètement par un traitement préférentiel des individus appartenant aux groupes jugés lésés. Dans le cas de la sélection d'un candidat à un emploi, il s'agira ainsi de subordonner le critère de compétence à celui de l'appartenance ethnique. Etant donné deux groupes de candidats à un même emploi, des Noirs d'une part et des Blancs d'autre part, l'affirmative action va se traduire le cas échéant par la sélection de tel candidat noir présentant pourtant un niveau de qualification moins élevé que tel autre candidat blanc.
En cela, l'affirmative action apparaît contraire au principe méritocratique. Elle est en outre au cœur de l'alternative entre le principe d'équité d'une part et le principe d'égalité d'autre part. Compte tenu notamment du Quatorzième amendement adopté en 1868 qui fait obligation à chaque Etat fédéré de garantir à tous les individus soumis à sa juridiction une égale protection (Equal Protection Clause), la question de l'égalité est particulièrement problématique en matière d'affirmative action.
Un nœud de contradictions
Avec une grande minutie, D. Sabbagh passe en revue les nombreux paradoxes de l'affirmative action. Ceux-ci tiennent du "dilemme générateur" qui manifeste la contradiction des moyens et des fins. Alors que l'horizon idéal d'une telle politique devait être une déracialisation des rapports sociaux ou du moins des politiques publiques (color-blindness), l'affirmative action commence par s'appuyer sur la catégorie raciale. Or, ceci est en contradiction avec le principe d'égalité de traitement entre les individus autant qu'avec l'universalité de tout raisonnement juridique. Si les lois ressortissant à l'affirmative action sont censées, comme toutes les lois, s'appliquer universellement, il est logiquement impossible pour une disposition anti-discriminatoire de ne pas apparaître elle-même discriminatoire. De fait, plusieurs arrêts de la Cour suprême ont dû mentionner le caractère dérogatoire de certains instruments de la discrimination positive.
L'écueil de la catégorisation raciale, voire des plaintes de personnes lésées par l'affirmative action, ont conduit, à partir du début des années 70, à une révision des critères de discrimination utilisés. L'affirmative action a d'abord été défendue en vertu du "paradigme de la compensation" selon lequel il est nécessaire d'exercer une action correctrice volontariste du fait des désavantages (présents et passés) subis par certaines catégories de population à raison de leur origine ethnique. Elle a ensuite été soutenue au nom du multiculturalisme ("paradigme de la diversité"). Enfin, on observe désormais un glissement des critères strictement raciaux vers des critères d'ordre socio-économique.
C'est ainsi que D. Sabbagh se penche avec attention sur les analyses alternatives du philosophe et juriste Ronald Dworkin. Pour ce dernier la discrimination positive peut être entendue comme "un instrument destiné à réduire la corrélation entre la “race” et la position occupée dans la hiérarchie socio-économique, dans la mesure où cette corrélation constituerait en elle-même un facteur de désavantage pour l'ensemble des individus noirs."C'est une confirmation de plus que nos sociétés ne se contentent plus d'une égalité de droit.
Les années récentes ont néanmoins été marquées par la remise en cause de l'affirmative action et par l'affirmation du principe de color-blindness.
Lorsque réalité fait loi
Le recours pragmatique pour justifier l'affirmative action exprime le conflit entre les principes juridiques à prétention universelle et la réalité sociale concrète, complexe et différenciée.
D. Sabbagh tient d'ailleurs à préciser que sa contribution porte avant tout sur "l'analyse des rapports complexes entre le droit et le monde social"et aborde pour cette raison la "construction juridique de la réalité". Marchant en cela dans les pas de Peter Berger et Thomas Luckmann (auteurs de La construction sociale de la réalité), l'auteur veut mettre au jour les influences de nature politique et sociale sur la construction et l'évolution de l'appareil juridique : "comme tout système juridique, le droit américain dans son ensemble constitue un immense appareil de classification du réel."Le droit est donc écartelé entre le recours à des principes intemporels et la réalité sociale.
Ce lien particulier entre droit et réalité sociale explique sans doute en partie l'impossibilité de transposer trop directement l'expérience américaine dans un cadre français ou européen. D. Sabbagh détaille les multiples spécificités du système américain. En premier lieu, l'affirmative action et antérieurement les politiques applicables aux groupes raciaux ont toujours été tributaires d'une juridicisation du politique propre aux Etats-Unis. Tocqueville, déjà, écrivait :"Il n'est presque pas de question politique, aux Etats-Unis, qui ne se résolve tôt ou tard en question judiciaire".
Par ailleurs, la spécificité du pouvoir judiciaire américain fondé sur la common law qui fait une place majeure à la jurisprudence des tribunaux doit être considérée. Le contrôle de la constitutionnalité est confié non pas seulement à la Cour suprême mais à de multiples instances juridictionnelles ayant toute légitimité pour se référer au texte constitutionnel. Contrairement au cas français où seul le Conseil constitutionnel est appelé à se prononcer en matière de constitutionnalité. Rappelons que chaque Etat est doté d'une constitution ainsi que d'organes législatifs, exécutifs et judiciaires.
Enfin, sur le plan historique, les groupes potentiellement concernés par la discrimination positive en France ou en Europe n'ont à l'évidence pas la même histoire que ceux auxquels elle est applicable aux Etats-Unis. L'existence d'une population autochtone (indienne essentiellement) et surtout l'esclavage puis la ségrégation subis par les populations d'origine africaine constituent un arrière-plan propre au cas américain.
Les convergences éventuelles seront dès lors à rechercher davantage dans les difficultés concrètes posées par la mise en œuvre de toute politique de discrimination positive : difficultés à définir les groupes de référence, risques d'un fractionnement à l'infini de la société en une multitude de sous-groupes revendicatifs, stigmatisation ou du moins dévalorisation de fait des individus appartenant aux groupes censés bénéficier de ces mesures.
L'auteur
- Enseignant à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, Daniel Sabbagh est également chargé de recherches au Centre d'études et de recherches internationales (CERI-FNSP).
Mots-clés
Discrimination positive, affirmative action, multiculturalisme, sociologie du droit, Etats-Unis
Quatrième de couverture (extraits)
"Qu'est-ce que la "discrimination positive"(affirmative action) mise en œuvre aux Etats-Unis depuis la fin des années soixante? De quelles trajectoires –politico-administratives et jurisprudentielles – cette politique est-elle l'aboutissement? Quels sont les déterminants et les conséquences de sa remise en cause aujourd'hui en cours? Quels sont les discours de justification du dispositif, ses modes de légitimation, et leurs effets dérivés sur la société américaine dans son ensemble? Enfin, quel est le rapport entre "discrimination positive"et "multiculturalisme"? C'est à ces questions que l'ouvrage, qui se situe au croisement de la théorie politique, de la sociologie du droit et de l'histoire des idées, entend apporter des éléments de réponse. Il débouche aussi sur un constat problématique : la discrimination positive est une politique dont l'efficacité sociale est vraisemblablement fonction de l'opacité qui l'entoure."