Les économistes comme les décideurs politiques ont été pris au dépourvu par l’ampleur de la crise économique et sociale résultant de la pandémie de la Covid-19. Bien que nous ne soyons pas encore sortis de cette crise, quelles peuvent être les analyses économiques de la situation actuelle et à venir ? Quelles réponses faut-il envisager ? Quel rôle pouvons-nous attendre des États pour maîtriser le choc de cette pandémie à court comme à moyen et long terme ?
Il semble indéniable que, depuis le début de l’année 2020, nous apprenons en marchant. Les décideurs politiques semblent agir au fil des événements quand les économistes tentent, tant bien que mal, de faire rentrer la situation actuelle dans des modèles macroéconomiques existants. S’agit-il en effet d’un choc de demande ? ou, au contraire, d’un choc d’offre ? La situation laisse perplexe beaucoup d’entre nous tant elle est extraordinaire. Notre compréhension se construira certainement pas à pas, par analogie avec des expériences passées. Il est probable également que cette crise puisse introduire un changement de l’approche des États en matière de politique économique.
Penser la crise dans l’œil du cyclone
Depuis quelques mois, les États ont multiplié les actions pour soutenir l’économie, tout comme ils ont pu le faire après la crise financière de 2008. L’objectif de ces mesures est de contingenter les impacts économiques et sociaux liés au confinement et à l’effondrement des activités économiques qui en a résulté. Nul ne doute qu’il était nécessaire d’agir : comme le montre l’analyse de la Banque Mondiale, cette crise est l’une des plus graves que le monde ait connu depuis un siècle et demi. Son ampleur est bien plus faible que celle de 1929, qui a abouti à une « décennie perdue » puisque, pour la France ou les États-Unis, le PIB n’a réussi à revenir au niveau d’avant le Jeudi Noir qu’en 1939. Cependant, ses conséquences structurelles pourraient être tout aussi profondes, comme nous allons le voir.
Évolution du PIB par habitant à l’échelle mondiale
Source : World Bank. 2020. Global Economic Prospects, June 2020. Washington, DC: World Bank. DOI: 10.1596/978-1-4648-1553-9.
Est-il possible de considérer la crise économique (à venir pour une grande partie) à l’image des crises précédentes ? Ce qui frappe aujourd’hui, c’est le caractère inédit, extraordinaire des caractéristiques de la crise économique induite par la Covid-19. Si les symptômes sont similaires aux crises antérieures, les causes de la crise actuelle sont extraordinaires. En effet, jamais depuis l’apparition de la croissance économique au 16ème-17ème siècle (Douglass North), l’économie ne s’était arrêtée. Nous faisons face à une situation inédite à laquelle les économistes n’ont jamais été confrontés…
Lors des crises précédentes, même si elles touchaient l’ensemble des économies dans le monde, les impacts étaient cependant plus ou moins forts d’un pays à l’autre. De ce fait, l’affaiblissement des certaines économies pouvait être compensé par une vigueur ou un rebond plus fort d’autres économies. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Non seulement le confinement a touché la très grande majorité des pays, provoquant un arrêt de multiples activités, mais la fermeture des frontières a conduit à une rupture des échanges commerciaux internationaux. Or les activités économiques n’ont cessé de s’internationaliser depuis les années 1990, ce qui a conduit à morceler les différentes activités dans une même filière et à éclater de par le monde beaucoup d’étapes de production. De ce fait, très peu d’économies nationales sont aujourd’hui capables de continuer à fonctionner en vase clos.
Nombre d’économies en récession dans le monde
Source : World Bank. 2020. Global Economic Prospects, June 2020. Washington, DC: World Bank. DOI: 10.1596/978-1-4648-1553-9.
La crise de la Covid-19 marque une rupture inédite et inattendue après quatre siècles de dynamique de croissance, parfois chaotique mais néanmoins continu. Il est donc difficile d’établir un parallèle immédiat et direct avec les crises antérieures. Ces dernières résultaient des dysfonctionnements des économies, du côté de d’offre ou de la demande, et non d’un choc exogène majeur. Certes, une météorite géante ne s’est pas écrasée sur Terre, mais l’onde de choc économique de la Covid-19 pourrait être de même ampleur…
Penser la crise actuelle prendra certainement un certain temps. D’une part, il faut que nous puissions comprendre comment la crise va modifier les « fondamentaux » de l’économie pour être en mesure de la modéliser et donc d’identifier les solutions pour la surmonter. D’autre part, il est aussi nécessaire de renouveler notre manière de penser le fonctionnement de l’économie afin de prendre en compte les changements induits par un tel choc exogène. Il existe toujours en effet une certaine inertie de la pensée, un effet d’hystérèse : les modèles économétriques ou théoriques s’adaptent avec un certain délai aux transformations profondes de l’économie, le temps de les comprendre pleinement comme des ruptures et non comme de simples évolutions.
D’une certaine manière, la situation n’est pas très différente du contexte intellectuel et scientifique au début des années 1930. Était-il possible aux décideurs comme aux économistes de saisir toute la portée de la crise de 1929 quelques mois après le déclenchement de cette crise ? Ne fallait-il pas attendre plusieurs années pour en identifier les causes et les conséquences et pour réussir à se détacher des modèles théoriques prédominants qui empêchaient de voir la crise pour ce qu’elle était ? Plus d’une décennie s’écoule avant que la « révolution keynésienne » s’impose suite à la crise de 1929 bien que John Maynard Keynes et les économistes de Cambridge proposent dès le début de la crise les principes d’une politique économique interventionniste. Keynes publie sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie dès 1936. Il faudra cependant attendre la fin des années 1940 pour que cette politique soit mise en œuvre.
Nous pouvons donc nous demander si la crise induite par la Covid-19 va provoquer une révolution intellectuelle comme celle de Keynes. Le consensus antérieur en science économique semble fragilisé et les débats montent en puissance, mais sans qu’une nouvelle approche théorique ne se consolide ou s’impose pour le moment. Toutefois, nous assistons bien à un renouveau de la confrontation d’idées (sur laquelle nous reviendrons en fin d’article).
Le retour de l’État comme stabilisateur de l’économie
Au cours des derniers mois, les plans de sauvetage des économies se sont multipliés. Les montants en jeu peuvent donner le tournis. Des centaines et des milliers de milliards d’euros se sont accumulés dans les annonces faites par les gouvernements : 500 milliards d’euros en France (20% du PIB), 1100 milliards d’euros en Allemagne (30% du PIB), 2200 milliards de dollars aux États-Unis (10% du PIB),... De son côté, au début du mois de juin, la Banque Centrale Européenne a annoncé que son programme de rachat de dettes publiques « Pandemic emergency purchase programme » était porté jusqu’à 1350 milliards d’euros (contre un maximum de 750 milliards initialement prévu en mars) et continuerait au moins jusqu’en juin 2021.
Les économies des grands pays ont été placées sous perfusion des budgets étatiques et des émissions de monnaie par les banques centrales. Ces décisions semblent marquer le retour du « policy mix » d’inspiration keynésienne (modèle IS-LM) qui cherche à combiner de manière optimale, en fonction de la phase du cycle économique, la politique budgétaire et la politique monétaire comme principaux outils de la politique économique.
D’ailleurs, les actions d’urgence engagées depuis le début de l’année 2020 ne semblent être que le premier acte d’un grand retour de l’État comme stabilisateur de l’économie, puisque les gouvernements préparent des plans de relance sur une même échelle pour les mois à venir… Le changement d’approche dans le domaine de la politique économique est pour le moins radical si nous considérons les débats sur le déficit public et la dette de l’État ne serait-ce qu’au cours des dernières années.
Pour autant, une injection massive de dépenses publiques ou de liquidités sera-t-elle suffisante pour relancer les économes et les replacer sur une trajectoire de croissance pérenne ? Rien n’en est moins sûr si nous regardons les Perspectives économiques publiées début juin par l’OCDE (dont Melchior vient de publier une synthèse). Comme le montre le graphique ci-dessous, il est fort probable que le décrochage par rapport à la trajectoire de croissance d’avant la crise soit durable en dépit des multiples actions engagées par les États.
Trajectoire économique avant et après la Covid-19
Source : OECD (2020), OECD Economic Outlook, Volume 2020 Issue 1: Preliminary version, No. 107, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/0d1d1e2e-en.
Ce phénomène n’est pas unique dans l’histoire : déjà après la crise de 2008, les études ont montré que l’économie avait changé de trajectoire. Cependant, ce saut de trajectoire était mineur puisqu’il constituait plutôt une translation d’une trajectoire vers une autre. Au bout de quelques années, la nouvelle trajectoire a pu rejoindre la trajectoire précédente. La crise s’était traduite par quelques années perdues en termes de PIB.
Il n’est pas certain que ce soit le cas pour cette crise : il existe un risque de divergence durable entre les trajectoires suivies par l’économie mondiale avant et après le choc de la Covid-19. En effet, la crise de 2008 n’était « qu’une crise financière » assez classique du point de vue de la science économique. La crise actuelle est certainement très différente dans ses fondements, car elle pourrait remettre en question le fonctionnement même des économies nationales (perte de confiance des agents économiques conduisant à une disparition de certaines activités ?) et de l’économie internationale (remise en question de l’internationalisation des chaînes de valeur et du « commerce des tâches » ?). Il est donc probable que la nouvelle trajectoire de l’économie soit très différente de celle que nous suivions jusqu’en début d’année.
Ceci pose aussi la question d’une remise en cause des fondements de l’analyse économique pour conduire la politique macroéconomique : L’approche néoclassique est-elle toujours pertinente ? Permet-elle de répondre aux défis économiques et aux enjeux sociétaux, notamment au-delà de la seule efficacité économique sous l’aiguillon des pressions du marché ? Faut-il revoir les axiomes et les lois servant à expliquer et à modéliser l’économie ? Le rôle fort, voire omniprésent de l’État dans le fonctionnement de l’économie sera-t-il transitoire et conjoncturel ? Pourrait-il devenir plus structurel ?
La crise actuelle sert ainsi au président chinois Xi Jinping pour montrer la supériorité du régime chinois sur celui des pays européens et plus encore des États-Unis. L’efficacité de « l’économie socialiste de marché » serait démontrée au travers de la crise actuelle par le rôle stabilisateur de l’intervention directe de l’État dans la production ou par la tenue en rênes courtes des entreprises privées. La critique chinoise porte moins sur la dimension démocratique des régimes occidentaux que sur leur gestion libérale de l’économie. L’économie de marché n’est pas contestée en soi. La critique porte plus sur la possibilité que les marchés puissent être autorégulateurs et sur la nécessité de penser au-delà des mécanismes de marché pour prendre en considération des dimensions sociales ou stratégiques.
La crise conduit à revenir, au moins partiellement, sur le désengagement de l'État vis-à-vis des activités économiques et productives. En effet, l’État dans un pays comme la France ne dispose plus d'un outil public de production, ce qui réduit sa capacité de réaction face à une crise. De plus, le mode de régulation des activités économiques adopté depuis 30 ans ne permet pas de garantir un alignement automatique et garanti entre les intérêts des acteurs privés et de la société au niveau national. La question de la résilience de la nation est indéniablement posée par la crise de la Covid-19. Ceci soulève une interrogation sur la nécessité d'un outil industriel étatique ou, tout du moins, d'une politique industrielle à même de garantir que la puissance publique pourra disposer, en cas de besoin, des ressources productives sur le territoire national.
L'idée même de politique ou de stratégie industrielle semblait anachronique ou incongrue à beaucoup il y a quelques mois encore, notamment sous l’influence de l’école du Public Choice soulignant les limites de l’État comme producteur direct (monopoles publics) ou organisateur de la production via la fiscalité ou les subventions. Elle apparaît maintenant comme une nécessité, en particulier dans les domaines essentiels au bon fonctionnement de la société comme la santé ou l'alimentation. Il convient toutefois d'éviter de reproduire les erreurs passées d'un étatisme envahissant et souvent inefficace faute d'incitations appropriées au regard des performances recherchées.
Vers un renouveau de la pensée économique ?
Depuis les années 1990, un consensus a émergé en science économique sur la manière de modéliser l’économie et d’envisager la politique économique. Or il semble que la situation économique des derniers mois ait fait voler en éclats cette « pensée unique ». Non seulement elle ne permet plus vraiment de comprendre ce qu’il se passe, mais les critiques déjà existantes sur les hypothèses qui fondent cette approche dominante trouvent des arguments pour en contester la légitimité. Les États ont en effet mis en œuvre des politiques monétaires et budgétaires dites « atypiques » (c’est-à-dire divergentes par rapport aux recommandations des économistes néoclassiques et monétaristes) sans entraîner les catastrophes parfois annoncées.
Le débat sur le rôle de l’État dans l’industrie avait déjà été amorcé. Par exemple, dans The Entrepreneurial State: Debunking Public vs. Private Sector Myths (Anthem Press, 2013), Mariana Mazzucato montrait que le laissez-faire n’était pas nécessairement la meilleure approche. Elle considérait plutôt la complémentarité des interventions publiques et privées comme un modèle de croissance pérenne, en particulier dans la technologie et l’innovation. Cette analyse rejoint des pratiques déjà répandues des États et des collectivités territoriales qui ont multiplié depuis le début du siècle les programmes industriels sectoriels, avec les comités stratégiques de filière en France, ou les pôles de compétitivité pour booster la recherche et l’industrie locale.
De même, la crise actuelle a donné des arguments supplémentaires aux économistes hétérodoxes, notamment post-keynésiens, qui défendent la « théorie monétaire moderne ». Ils critiquent l’obsession des décideurs et des économistes néoclassiques, comme Robert Barro, pour l’équilibre des comptes publics par la suppression de tout déficit (le « schwarze Null » cher aux Allemands) ou pour une création monétaire juste proportionnelle à la croissance du PIB (théorie quantitative de la monnaie). Alors que les économistes monétaristes considéraient que l’accroissement de la masse monétaire aboutirait à une inflation incontrôlée, il semble que l’injection massive de monnaie n’aboutisse pas à une augmentation forte des prix.
Ce renouveau des débats sur les fondements de la science économique a émergé à la suite de la crise de 2008 et au regard de la manière dont elle a pu être maîtrisée par les États. En effet, le sauvetage de l’économie a été permis par des politiques monétaires dites hétérodoxes ou atypiques. Les banques centrales, en particulier la Fed aux États-Unis qui était alors encore le héraut de l’approche monétariste, ont inondé les économies de monnaie avec le « quantitative easing » pour éviter que la crise financière et bancaire n’entraîne l’économie réelle dans une nouvelle dépression identique à celle de 1929.
Ce que l’on a appelé la Grande Récession de 2008 a constitué une version très atténuée d’une crise économique, notamment en limitant la crise sociale et la désorganisation de l’économie. La crise précédente avait déjà conduit à un retour des débats sur la pertinence des fondements de la science économique. Certains économistes n’hésitent pas à qualifier la période actuelle de « Grand Confinement », ce qui laisse augurer d’une rupture tant dans le monde économique que dans la pensée économique. Les prochains mois seront certainement riches en débats et en foisonnement des analyses économiques.
Auteur : Renaud Bellais est Docteur (HDR) en sciences économiques, Chercheur associé à l’ENSTA Bretagne et à l’Université Grenoble Alpes (CESICE), Conseiller institutionnel du Président exécutif de MBDA