Depuis le début de la crise du Covid-19, une question fait débat dans l’espace public : celle de la mobilisation des outils numériques pour réaliser un traçage numérique, afin de réduire la propagation de l’épidémie du coronavirus, comme certains pays l’ont fait avec des résultats intéressants, mais dans le cadre de régimes politiques plus autoritaires, comme en Chine ou à Singapour. Ces dispositifs numériques pourraient être utiles au moment de la sortie de confinement, et sans doute au-delà. Les pouvoirs publics ont mis en débat cette solution, et les géants du high tech comme Apple et Google notamment, ainsi que des entreprises françaises de la tech, engagées dans la révolution numérique, souhaitent ardemment développer ces technologies. Depuis quelques temps, le projet d’application StopCovid, présentée par le gouvernement comme une application de déconfinement, doit permettre de suivre les contacts des personnes malades, même si le secrétaire d’État au numérique Cédric O a rappelé récemment que l’application ne serait pas opérationnelle tout de suite pour des raisons techniques.
L’idée de StopCovid, est de créer une application de suivi à grande échelle pour identifier les personnes qui ont rencontré un malade, ce que l’on appelle le suivi des contacts, ou « contact tracing ». C’est un procédé utilisé en épidémiologie qui permet d’identifier avec qui un malade a été en contact et de repérer ainsi ces personnes avant même qu’elles n’aient des symptômes, et d’éviter alors qu’elles ne contaminent à leur tour d’autres individus. Sur ce projet sensible quant au respect des libertés publiques qui fondent l’État de droit, « le débat est prématuré », mais lorsque l'application « fonctionnera et avant sa mise en œuvre, nous organiserons un débat spécifique, suivi d'un vote spécifique », a annoncé le premier ministre Édouard Philippe le 28 avril à l'Assemblée Nationale (Voir la partie science politique du programme de seconde en SES « Comment s’organise la vie politique ? ») Les questions de libertés publiques « me paraissent fondées. Elles doivent être posées. Elles doivent être débattues », a souligné Édouard Philippe, alors que des critiques se sont exprimées jusqu'au sein de la majorité présidentielle.
Le débat sur ce type d’application numérique est sans doute crucial pour nos démocraties : il soulève la problématique de la conciliation de la santé publique, de la reprise économique, mais aussi celle de l’articulation des droits individuels, du respect de la vie privée (la privacy) et des libertés publiques à l’ère du numérique (voir le programme d’Enseignement Moral et civique en classe de seconde, et l’Axe 1 « La Des libertés pour la liberté »). Quel niveau de surveillance des populations peut-on accepter au nom de notre sécurité et de la préservation de notre santé pour gouverner la Cité, dans un contexte d’efficacité croissante des solutions technologiques ? Comme pour d’autres questions (vidéosurveillance, lutte contre le terrorisme…), le débat sur l’application StopCovid révèle des fractures intellectuelles et philosophiques sur la conception que l’on se fait de l’arbitrage entre liberté et sécurité, entre les techno-optimistes et les techno-pessimistes : si pour les premiers, il faut mobiliser le progrès technique et toute la puissance du numérique, en négociant des garanties avec les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), les seconds se montrent plus inquiets et considèrent que le Big Data pourrait nous faire perdre notre libre arbitre et entrer dans une société de la surveillance généralisée.
Ces derniers mobilisent souvent, pour y décrire les périls qui menacent notre lien social ère de la révolution numérique, les travaux du philosophe utilitariste Jérémy Bentham, qui évoquait le panoptique, soit un type d’architecture carcérale, à la fin du XVIIIème siècle. L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Ce type de structure devait ainsi donner aux détenus le sentiment d'être surveillés constamment et ce, sans le savoir véritablement : les outils numériques pourraient alors contribuer à annihiler nos libertés dans une version moderne du panoptique. Le philosophe Michel Foucault, dans son ouvrage « Surveiller et punir » de 1975, avait fait d’ailleurs du panoptique le modèle abstrait d'une société disciplinaire, avec le danger d’un contrôle social total. Certains regardent aussi comme préoccupant le pouvoir de marché atteint aujourd’hui par les grandes sociétés technologiques, qui chercherait, en se jouant des frontières nationales, à contourner le pouvoir politique et la souveraineté des États, en stockant des données sensibles, comme celles autour des déplacements et de la santé des individus. Pour assurer la protection de ses données, le gouvernement français vient d'annoncer que l'application StopCovid serait disponible à partir du 2 juin et ce, sans avoir eu recours aux entreprises Apple et Google, afin de préserver la souveraineté numérique de la France face aux GAFAM américaines.
Mais les apports de telles applications, couplées à des régulations juridiques efficaces, ne peuvent être négligées, pour empêcher une reprise de l’épidémie. Le projet prévoit que l’application permette aux smartphones de repérer et mémoriser les personnes dans notre proximité immédiate (dans un rayon de deux mètres) et de nous avertir si l’une d’entre elle contracte le Covid-19, en s’appuyant sur la technologie Bluetooth. Même si les potentialités de ce type de technologie sont incontestables, notamment lorsqu’elle est couplée à une stratégie de dépistage de la population, son efficacité n’est pas encore totalement démontrée, tandis qu’en s’appuyant sur le smartphone, elle se heurte aussi à l’écueil de la fracture numérique, et des inégalités en matière d’équipement numérique et de maîtrise de certaines techniques (comme le Bluetooth). Notamment en termes d’âge, puisque les plus âgés ne possèdent pas forcément de smartphone.
Dès lors, le gouvernement a rappelé qu’il fallait se donner le temps de la réflexion et du débat parlementaire, et celui de la mise au point technique de ce type d’application, afin d’arrêter un compromis acceptable entre le respect de la privacy, et l’exploitation de tels outils face à la crise sanitaire et au risque de reprise de l’épidémie.
Source : Le Parisien