Le 3 janvier 2020, la BBC a titré « Mystery virus » son premier papier sur l’épidémie sans nom. On en parlait à peine. 44 malades noyés dans une mégapole de 11 millions d’habitants, Wuhan. Un virus venu d’un marché où se côtoient espèces domestiques, animaux sauvages et poissons exotiques. L’Organisation Mondiale de la Santé, qui veille pour nous sur tous les virus de la planète, la nomme SARS-CoV2. Un nom qui s’oublie. L’agent étiologique SARS-CoV2. Un nom à la James Bond. L’ennemi public est ciblé. Mais dans les couloirs de l’OMS, la Chine proteste. En 2003, l’épidémie de SARS était née près de Guangdong (Canton). Elle avait contaminé 8098 victimes, causé 774 décès, principalement en Chine et à Hong-Kong, et touché une trentaine de pays. Désigner SARS le nouvel ennemi, c’est désigner à nouveau la Chine. Le 11 février, SARS-CoV2 devient Covid-19. Corona Virus Disease 2019. Une maladie sans cause. Une pandémie sans coupable. Un virus global. Anonyme.
Mais tout se sait, à l’ère des informations frénétiques et mondiales. Le premier cas a été repéré le 17 novembre, révèle le South China Morning Post, pourtant propriété d’Alibaba, l’Amazon chinois, sinon le 1er décembre, écrit The Lancet. Mais à l’époque, rien ne filtre encore. Le 27 décembre, l’administration chinoise est informée par les autorités médicales de la province du Hubei, dont dépend Wuhan, qu’il s’agit bien d’un nouveau coronavirus. Au 31 décembre, le marché central est fermé. Le virus mystère est repéré. Il a déjà contaminé 266 personnes. Le 3 janvier, la Chine ne reconnaît encore que 44 cas. S’appuyant sur les rapports chinois, l’OMS écrit le 5 janvier ne détenir « aucune preuve de transmission interhumaine significative ». Elle attendra le 12 janvier pour annoncer l’existence du nouveau coronavirus, et répète ce que dit Pékin : 59 cas. Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, le nombre de patients infectés est pourtant passé de 266 à 381. Le 13 janvier, première victime hors de Chine : une femme, en Thaïlande. Elle venait de rentrer de Wuhan, où est annoncé, le même jour, le premier mort du SARS-CoV2.
Problème : elle n’a pas mis les pieds au marché aux espèces domestiques, animaux sauvages et poissons exotiques. Le 15 janvier, la Chine annonce qu’une transmission d’humain à humain n’est pas exclue. Deuxième mort à Wuhan. Le 22 janvier, la thèse d’une morsure de serpent circule. L’Institut Pasteur de Shanghai et l’Académie chinoise des Sciences poussent celle de la chauve-souris. Wuhan est mise en quarantaine. Avions cloués au sol. Trains à l’arrêt. 2500 morts et soixante-seize jours plus tard, le 8 avril, la quarantaine sera levée. 55 000 personnes fuiront la ville, leurs téléphones portables munis d’un QR code de couleur verte. S’il devient rouge, retour individuel au confinement. Une guerre des couleurs pour mieux voir l’ennemi invisible.
Du 22 janvier au 8 avril, l’épidémie est devenue pandémie. Le 24 janvier, le président chinois Xi Jinping ordonne que la maladie soit « rayée de la carte ». La Chine confirme la contamination d’humain à humain. Le 31 janvier, alors que de nombreux cas sont déclarés en Europe, et que le séquençage du virus est achevé à l’Institut Pasteur de Paris, l’OMS proclame l’urgence internationale. 7 jours plus tard meurt le docteur Li Wenliang : le 30 décembre, sur la messagerie WeChat, cet ophtalmologue de 34 ans avait expliqué que sept de ses patients, à Wuhan, avaient été diagnostiqués au coronavirus. Il est arrêté le surlendemain, avec 7 autres médecins, pour avoir « répandu de fausses rumeurs ». Son arrestation donne lieu à une forte charge contre le régime sur les réseaux sociaux chinois. Libéré, il retourne au travail. Atteint par la maladie le 10 janvier, testé positif le 1er février, il meurt le 7 février. L’hôpital central de Wuhan confirme la nouvelle sur le réseau social Weibo, lue 1.5 milliard de fois dans la nuit. Le mot-dièse (hashtag) #wewantfreedomofspeech est relayé 3 millions de fois en 24h, jusqu’à ce que tombe la censure du régime. Comme à chaque fois que le régime est menacé, une opération anti-corruption est envoyée à Wuhan.
La guerre des mots commence
La propagande chinoise n’est pas traditionnellement trop expansive à l’extérieur. En tout cas pas plus qu’un autre régime inquiet de son influence fragile. Plutôt tournée vers l’intérieur du pays, elle est destinée à calmer les foules qui protestent contre l’incompétence des autorités politiques et de l’administration, contre la corruption ou la qualité de l’environnement. Elle cherche à calmer l’intérieur.
Fin janvier 2020, elle est lancée vers l’extérieur dans une vaste opération de rideau de fumée. Il faut rassurer les Chinois en attaquant hors de Chine. La construction d’un hôpital en 10 jours met en émoi les médias du monde entier. Que les faux plafonds tombent et que l’eau s’infiltre dans les chambres des patients sont des informations qui n’arrivent qu’au compte-goutte. La Chine active ses réseaux patiemment tissés dans toutes les institutions internationales depuis 20 ans, quand les grandes puissances occidentales, Washington en premier, s’en désintéressaient. L’OMS craque. Le 11 février, SARS-CoV2 devient Covid-19 pour ne pas rappeler au souvenir du SARS chinois de 2003. Le 13 mars, un officiel chinois accuse des soldats américains d’être à l’origine de la maladie de Wuhan. Il est vrai que le 15 novembre, des jeux interarmées s’y étaient tenus. Le Japon est accusé, d’autres encore. Les comptes des ambassades chinoises à l’étranger se font le relais de ces attaques. Pendant ce temps, l’usine-monde produit des centaines de millions de masques en quelques semaines. Que ces masques soient peu conformes ou de piètre qualité importe peu : les photographies circulent dès le début de février. La diplomatie du masque a remplacé la diplomatie du panda. L’Italie est devenu le centre de la maladie, puis la France, puis les États-Unis. Avant l’Inde et l’Afrique. Chaque semaine est annoncée la fin du pic épidémique en Chine. La guerre des mots continue.
Le jour de la levée du confinement à Wuhan, le 8 avril 2020, 1.5 million de cas ont été répertoriés dans les hôpitaux de 184 États. 94 000 morts sont enterrés, dans des conditions souvent indignes. La moitié sont Européens. Un tiers des cas sont Américains. Le même jour, le Japon décrète l’état d’urgence.
Les cartes construites à partir de ces chiffres sont pourtant trompeuses. Les chiffres qui circulent sont ceux des seuls hôpitaux. Dans les États riches, peu meurent hors des hôpitaux. Mais même là, dans les couloirs blancs qui mènent aux salles de réanimation, les médecins qui connaissent le monde s’en alarment. Combien de morts non repérés ? Pourquoi si peu de maladies classiques, d’AVC déclarés, de crises cardiaques ? Faut-il ou ne faut-il pas porter de masques ? Combien de morts à attendre en Inde, ou dans les agglomérations millionaires mais pauvres d’Afrique ? Plusieurs dizaines de laboratoires sont lancés dans des expériences de tests, y compris en Chine. Après le séquençage du génome par la France, le découvreur d’un vaccin, sinon d’un médicament capable de soigner et de guérir, assurera la gloire de son État et le prix Nobel pour son université. Après l’anonymat des victimes, la célébrité des guérisseurs ? La guerre des chiffres, derrière la guerre des morts.
Derrière ces faits se déroule une série de conflits devenus classiques sans que nous ne nous en rendions vraiment compte. Celle qui voit s’affronter des États et des entreprises contre d’autres États et d’autres entreprises. Les guerres ne sont plus, ou rarement, directes. Elles voient s’affronter ces États et ces entreprises, dans les couloirs des places boursières, les lignes de codes des hackers, les déclarations de brevets et leur contestation devant les tribunaux, la diffusion des informations ou les récits de la propagande, les prises de participation dans le capital des entreprises propriétaires de journaux ou dans les mots repris ad nauseam sur les chaînes d’information continue.
En 1921, l’historien Marc Bloch avait repris ses observations nées dans les combats de la Grande Guerre : comment les rumeurs peuvent-elles avoir plus de poids que les faits ? Ses Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre observaient « l’imagination collective » et appelaient à réunir le plus de matériaux possibles, de témoignages oraux, d’enregistrements, pour ne pas laisser la propagande gagner les esprits en temps de paix. Contre la guerre des mots, Bloch espérait la vérité des faits et la puissance de la raison. En 1933, le philologue juif et allemand Viktor Klemperer commence dans son journal un observatoire de la manière dont les nazis transforment le sens des mots pour servir leur propagande. Publié en 1947, son LTI. Lingua Tertii Imperii (La langue du troisième Reich) est un classique de l’histoire autant que des sciences de la communication. Contre la guerre des mots, la vérité du sens de ces mots et des faits qu’ils expriment.
Que montrent Bloch et Klemperer ? Que la guerre et la paix ne sont pas deux moments séparés par la fin du fracas des armes. Le vacarme des combats se poursuit en temps de paix. La langue, l’information, les faits formés et déformés en sont les munitions. Qu’un président biélorusse nie la gravité des faits ou qu’un président américain s’attribue l’action réalisée par d’autres peut faire sourire ou simplement navrer. Qu’un président brésilien considère le coronavirus comme un complot étranger importe peu si des contrepouvoirs voient le jour au plus haut niveau de l’État. Que le chef d’État d’une dictature paranoïaque, la Corée du Nord, proclame qu’aucun cas n’y a été observé, et les opinions publiques mondiales y seront peu sensibles. Mais qu’un État puissant utilise les armes redoutables des réseaux sociaux, de l’information classique, des images d’aide humanitaire, des administrations internationales, pour imposer sa manière de lire les faits et de cerner les responsabilités de la pandémie, voici qui relève de la guerre. Une guerre larvée, qui ne fait elle-même que peu de morts, mais qui se fait aux dépens de dizaines de milliers d’autres morts.
La géopolitique, ça sert, d’abord, à comprendre la guerre. Ou plutôt à comprendre pourquoi les États se font, ou pourraient se faire, la guerre. En 1982, Yves Lacoste a sorti le mot géopolitique du brouillard infâme dans lequel le nazisme l’avait plongé en ajoutant à sa revue Hérodote le sous-titre Revue de géographie et de géopolitique. Depuis, le mot a fait florès, et sert à qualifier le plus souvent, hors des cénacles universitaires qui entendent encore parfois ce mot en se bouchant le nez, toute explication et toute analyse des rivalités de pouvoirs sur des territoires. La guerre contre le coronavirus se mène dans les couloirs de hôpitaux, dans les tubes à essai des infectiologues, mais aussi dans les textes des rédactions, et dans les tweets des lobbyistes. Lorsque les mots de l’adversaire sont repris, au bistrot des plus chanceux ou dans les apéro-visioconférences des confinés, la première bataille est perdue.