Depuis les années 1990, l’Iran est confronté à trois fronts : politico-militaire au Moyen-Orient, diplomatique pour lutter contre les sanctions américaines, et commercial pour assurer la survie d’une population excédée par la crise économique et par la limitation des libertés publiques. La crise du coronavirus semble mettre à nu ces faiblesses.
L’Iran a déclaré son premier cas le 19 février 2020, à Qom, 2e plus grand centre de pèlerinage chiite du pays, fermé depuis. Les autorités sanitaires pensent que les premiers cas étaient présents dès mi-janvier. L’Iran était alors le 2e plus grand foyer mondial après le Chine. Il a fallu 21 jours pour atteindre le 10.000e cas, 9 jours pour le 20.000e, 6 jours pour le 30.000e, puis seulement 3 jours pour le 40.000e, et tous les 3 jours 10.000 cas supplémentaires se sont ajoutés à ces statistiques cumulatives. La moitié des malades étaient guéris au 7 avril, mais l’Iran reste l’État le plus touché du Moyen-Orient. Au même moment, la Turquie avait deux fois moins de cas déclarés pour une population semblable (82 millions d’habitants) et presque 8 fois moins de morts déclarés.
Les vacances du Nouvel An, accélérateur de la pandémie
Comment expliquer cette accélération ? Il existe des raisons internes au pays. L’antériorité de la pandémie joue un rôle, mais les vacances du Nouvel An, dans la 2e moitié de mars, ont accéléré son expansion. Le gouvernement du président Rohani n’a pas imposé de confinement, a appelé les Iraniens à rester chez eux, puis interdit toute circulation entre les grandes villes alors que les vacances battaient leur plein, et a renoncé à interdire de circuler au sein des grandes régions du pays. Autant dire que la pandémie n’a pas pu être freinée. Téhéran est pourtant fortement menacée : le premier foyer épidémique, Qom, est à 150 km au sud de la capitale ; la 2e région la plus touchée, le Gilan, au bord de la mer Caspienne, près de l’Azerbaïdjan, est à 4h de route, dans une région très touristique et fréquentée par une partie des 9 millions d’habitants de l’agglomération de Téhéran.
Un enjeu sanitaire mais aussi politique
Le gouvernement n’est pourtant pas resté inerte. Hors vacances, les principales circulations dans le pays sont dues soit aux mobilités professionnelles soit aux pèlerinages. Une première catégorie de lieux, les zones à « haut risque », a été progressivement fermée depuis fin février : le Majlis (Parlement), les écoles, les universités, les festivals et les rencontres sportives. Signe de la dramatisation, après la suspension du pèlerinage de Qom, les prières collectives du vendredi ont aussi été fermées partout dans le pays, si elles rassemblent un grand nombre de fidèles. Une seconde catégorie de lieux, dits à « bas risque », est fermée depuis le 30 mars mais le gouvernement hésite à la rouvrir rapidement : ce sont les petits commerces, lieux de contacts et de propagation de tous les virus, mais aussi réseau indispensable à la survie économique d’une grande partie de la population. Rouvrir au risque d’étendre la pandémie, ou maintenir la fermeture au risque d’une forte contestation sociale ? Le dilemme n’est pas propre à l’Iran, mais s’inscrit dans un contexte de forte contestation interne et d’affirmation extérieure du pays.
Sanctions externes, tensions internes
Depuis la révolution islamique de 1979, les relations de l’Iran à ses voisins comme aux grandes puissances occidentales se sont fortement tendues. En 1996, pour lutter contre la volonté de certains États de construire des armes de destruction massive, la loi américaine dite d’Amato-Kennedy a permis à Washington de sanctionner toute entreprise dont les investissements seraient supérieurs à 20 millions de dollars en Iran et en Libye, puis étendu cette interdiction à presque tout échange commercial à partir de l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Cette extraterritorialité du droit américain a ralenti nombre d’investissements dans le secteur pétrolier et gazier iranien, mais aussi pour les échanges commerciaux plus classiques. Malgré sa signature d’un accord qui accompagne la levée des sanctions d’une surveillance renforcée de sa politique nucléaire (Accord de Genève, 2015), l’Iran n’a pu rétablir d’échanges traditionnels. En mai 2018 les États-Unis ont rétabli les sanctions des années 1990, et ainsi fait fuir les investisseurs étrangers, pourvoyeurs de devises et d’un essor économique de la classe moyenne.
Pendant ce temps, l’Iran a fortifié sa présence militaire et son influence au Liban, via le Hezbollah, en Syrie en pleine guerre civile, en Irak et au Yémen. Il s’est affirmé contre son principal rival, l’Arabie Saoudite : l’intervention saoudienne au Yémen, depuis 2015, est aussi un conflit indirect entre pro-saoudiens et pro-iraniens. Le rapprochement entre l’Arabie Saoudite et Israël, depuis 2017, vient aussi de la désignation de l’Iran comme ennemi commun. Le 3 janvier 2020, en réaction à l’attaque de l’ambassade américaine à Bagdad par des forces pro-iraniennes, les États-Unis exécutent le chef de la milice iranienne des Gardiens de la Révolution, Ghassem Soleimani. Cette exécution a suscité un rebond nationaliste fort dont le régime s’est emparé : pendant ces deux décennies de très fortes tensions, l’opinion publique iranienne a toujours alterné entre soutien nationaliste à l’action de l’État et quête d’un gouvernement capable d’assurer croissance économique et libertés individuelles. La théocratie parlementaire iranienne est bicéphale : le président et le parlement (Majlis) sont élus, mais l’armée et une grande partie des décisions politiques sont entre les mains du Guide Suprême de la Révolution islamique, qui contrôle une partie des échanges économiques aux frontières via la milice des Gardiens de la Révolution. Lors de chaque grand mouvement de manifestations populaires, en 2009, en 2017, 2018 et 2019, le caractère théocratique du régime et le rôle de sa milice sont fortement remis en cause. L’année 2020 commençait donc en Iran dans une très grande tension.
La Chine, partenaire vital pour la survie du régime
Face à ces blocages, depuis une vingtaine d’années, les échanges internationaux de l’Iran se sont plus orientés vers la Russie et surtout la Chine. Si elle se tourne vers la Russie pour les affaires diplomatiques et militaires, l’Iran bénéficie depuis les années 2000 d’un allié commercial ambigu : la Chine, son premier partenaire commercial depuis 2016. En juillet 2019, entre 50% et 70% de ses hydrocarbures étaient achetés par Beijing, qui prête également de l’argent à Téhéran tout en l’intégrant dans son réseau d’alliances commerciales et stratégiques, la Belt and Road Initiative, dite « Routes de la Soie ».
L’aggravation des sanctions américaines a notamment forcé l’Iran à passer par la Chine pour l’achat d’une partie du matériel médical, des médicaments et des masques. La politique sanitaire iranienne vit mal les sanctions : au-delà des difficultés liées à sa situation de pays émergent, à la kleptocratie d’une partie du régime, et malgré un personnel scientifique et médical considéré de bon niveau, elle souffre d’un réseau d’hôpitaux et de dispensaires mal étendu sur le territoire. Les chiffres de la pandémie sont issus des hôpitaux des grandes villes, mais combien de malades dans les zones désertiques, pourtant passantes dans cet axe ancien des Routes de la Soie ?
L’axe Téhéran/Beijing, cause de la pandémie ?
Début mars 2020, alors que la plupart des aéroports mondiaux étaient en cours de blocage, le hub de Téhéran est devenu un carrefour des retours des Chinois dans leur pays. Mais c’est dès fin janvier que des Chinois sont suspectés d’avoir été les propagateurs de la pandémie dans le pays, que ce soit via les ouvriers de la ligne ferroviaire Téhéran-Ispahan, qui passe par Qom, construite par un consortium sino-iranien, ou via les Chinois étudiants en religion dans cette grande ville sainte du chiisme. Malgré cette suspicion, le porte-parole du ministère iranien de la santé a dû s’excuser, le 6 avril, d’avoir accusé la Chine de publier des chiffres truqués.
L’axe Téhéran-Beijing est solide : Téhéran a besoin de la Chine pour son approvisionnement commercial et financier, Beijing peut compter sur un État éloigné des intérêts américains, quitte à permettre aux entreprises des deux États de faire du troc pour que les conglomérats chinois passent sous les fourches caudines de l’extraterritorialité des lois américaines. La pandémie du coronavirus exacerbe cette dépendance commerciale et cette construction réciproque d’image. Mais jusqu’à quand la théocratie parlementaire iranienne et la dictature communiste parviendront-elles à limiter les réactions de leurs opinions publiques face à la pandémie ? Derrière le coronavirus, c’est la capacité des régimes politiques à soutenir leurs opinions publiques face à la vie et à la mort qui décidera peut-être de leur survie.