Résumé
L’innovation aujourd’hui nourrit des inégalités sur bien des plans, mais ce n’est pas une fatalité. Ce livre décrit trois priorités pour mettre l’innovation au service de tous. Ces trois priorités sont la politique éducative, l’expansion des marchés et la gouvernance de notre politique d’innovation.
Note de lecture en 180 " : Marie Curie habite dans le Morbihan Démocratiser l’innovation
L’ouvrage
L’innovation accroît les inégalités, qu’il s’agisse des inégalités d’accès à l’emploi, des inégalités de revenus ou de patrimoine. Et cependant l’innovation est nécessaire parce qu’elle est la source de la croissance économique, de la cohésion sociale, et aussi de la mutation des économies. C’est l’amélioration des niveaux de vie produite par l’innovation qui permet aux pays en développement d’échapper à la pauvreté. C’est aussi elle qui permet de financer nos services publics et la protection sociale, gages de sécurité et d’émancipation pour le plus grand nombre. C’est enfin sur l’innovation que repose la décarbonation de notre appareil productif, nécessaire à la transition écologique.
Faut-il en conclure que les inégalités liées à l’innovation sont le prix à payer pour obtenir de la croissance économique, pour préserver notre modèle social et pour mettre en œuvre la transition écologique ? Peut-on inventer des mesures correctives pour réduire les inégalités, ou envisager un modèle différent d’innovation qui maintiendrait les inégalités à un niveau raisonnable ?
C’est à ces questions que s’attaque ce livre.
Pour y répondre, l’ouvrage commence par un temps de diagnostic. Il faut d’abord caractériser le processus d’innovation qui est toujours une aventure collective, loin de l’image d’Epinal du génie solitaire. L’innovation est « rhizomique » : elle s’élabore simultanément à partir de tous les points de la société, sous l’influence réciproque des différents acteurs. Il faut ensuite montrer comment l’innovation contribue aux inégalités, qu’il s’agisse des inégalités de revenus et de patrimoines, du marché du travail, du pouvoir d’achat, ou encore de la concentration du pouvoir au sein d’une élite. Il faut enfin montrer quels sont les facteurs qui poussent à l’innovation, à savoir la taille du marché, la sociologie des innovateurs, les politiques publiques qui l’orientent (ou pas) dans un sens déterminé, et dernier point très important : le niveau général d’éducation d’un pays.
Dans un deuxième temps, le livre analyse les propositions communément avancées dans le débat public pour mieux orienter l’innovation et corriger les inégalités qu’elle induit. Pourquoi ne pas taxer les robots, les riches, ou encore instaurer un revenu universel ? Qu’en est-il de la planification de l’innovation, notamment dans une perspective de réindustrialisation ?
Enfin, dans un dernier temps, Xavier Jaravel propose d’autres axes pour transformer nos dynamiques d’innovation tout en réduisant les inégalités. Le premier de ces axes est la politique éducative. Pour le moment, force est de constater l’échec de la politique éducative, avec en premier lieu l’échec de la politique d’orientation des jeunes. Il s’agit de promouvoir une politique éducative qui suscite les vocations pour l’innovation et la science, indépendamment du sexe, de la famille, de l’origine sociale et du territoire, bref une politique éducative qui permette au plus grand nombre d’adopter, de diffuser et de façonner les innovations. Le deuxième axe est de ne pas céder au protectionnisme et de continuer à œuvrer à l’expansion des marchés. Le protectionnisme contribue à accroître les inégalités à l’international, faute de débouchés pour les pays en développement. Quant au dernier axe, il consiste à réinventer la gouvernance de notre politique d’innovation, afin de favoriser une participation active des citoyens aux choix technologiques qui vont structurer notre avenir. Jusqu’à présent, le grand public n’est jamais entendu. Les institutions de la démocratie délibérative, en particulier les conventions citoyennes, permettent de changer la donne.
Voir le module pédagogique n°4 réalisé à partir du livre de Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel « Le pouvoir de la destruction créatrice »
I- Le diagnostic
L’innovation accroît les inégalités dans plusieurs registres.
Au premier abord, l’impact le plus évident porte sur les patrimoines. En 2023, six personnes dans le monde détiennent une fortune de plus de 100 milliards de dollars. Quatre d’entre elles sont des entrepreneurs ayant fondé des entreprises technologiques innovantes aux Etats-Unis, avec un succès planétaire : Elon Musk (fondateur de Tesla, Space X, Open AI et PayPal), Jeff Bezos (fondateur d’Amazon), Larry Ellison (fondateur d’Oracle Corporation, célèbre pour les systèmes de gestion de base de données et le langage de programmation Java) et Bill Gates (fondateur de Microsoft). Cela n’est pas surprenant. Du fait des rendements d’échelle croissants qui caractérisent les innovations modernes, le système de marché crée une situation de « winner takes all ». Et cette dynamique n’est pas limitée aux multimilliardaires et aux innovations spectaculaires. L’innovation joue un rôle majeur pour l’accroissement du revenu du top 1% des ménages, qui ont fréquemment des activités entrepreneuriales, lesquelles reposent sur des formes d’innovation incrémentales. Il est donc indéniable que l’innovation et l’entrepreneuriat sont la source principale des hauts revenus et des hauts patrimoines. Il faut cependant nuancer cette idée par le fait que l’innovation remet en cause les situations acquises. Par les nouveaux produits et les nouvelles méthodes de production, les nouveaux acteurs peuvent faire vaciller les acteurs dominants. Sans innovation, les situations acquises seraient plus figées et les rentes de situation plus durables.
Autre aspect des inégalités créées par l’innovation : la création d’un pouvoir de marché pour les plus grandes entreprises, qui sont souvent les plus innovantes. Cela tient au fait que les nouvelles technologies de l’information et de la communication créent des rendements d’échelle et des effets de réseau qui bénéficient aux plus grandes entreprises. Ces entreprises acquièrent ainsi des situations dominantes, telles les GAFAM. Cette concentration n’a pas que des aspects négatifs, car elle va de pair avec une hausse de la productivité et une hausse du pouvoir d’achat des consommateurs. Néanmoins, elle induit un risque de baisse du taux d’innovation, puisque les entreprises dominantes ont des incitations plus faibles à innover. Cela dit, ce pouvoir de marché n’est que temporaire. Les autorités de régulation de la concurrence s’assurent en effet que les nouveaux entrants ne soient pas exclus du marché.
Au niveau de ses conséquences sur l’emploi, il est faux de dire que l’innovation réduit avant tout les emplois les moins qualifiés. Les révolutions actuelles de l’intelligence artificielle ont fondamentalement changé les types de métiers ciblés par les nouvelles technologies. Désormais, ce sont les métiers les plus qualifiés qui sont en première ligne face à la vague d’automatisation (médecins, journalistes, avocats…).
Les effets les plus forts de l’innovation sont cependant du côté des consommateurs. Plusieurs études indiquent que, au cours des dernières décennies, les gains de productivité ont été plus élevés pour les produits qui ciblent les ménages aisés. Cela s’explique parce que l’innovation suit les marchés en croissance, et que sur un tel marché, il est plus facile de rentabiliser les coûts fixes de l’innovation. Dans ces conditions, on observe une hausse du pouvoir d’achat pour les plus aisés, les premiers ciblés par les innovations. Rien de tel pour les ménages modestes, dont le coût de la vie est en fait plus élevé que selon les statistiques officielles, puisqu’ils ne bénéficient pas autant des innovations qui apparaissent sur le marché. Dans une économie de marché, rien ne garantit donc que les innovations bénéficient à la classe moyenne, encore moins aux plus modestes.
Voir la note de lecture du livre de Daniel Susskind « Un monde sans travail »
II- Les propositions communément avancées pour mieux orienter l’innovation et corriger les inégalités
Quand on parle de combattre les inégalités, la première solution qui vient à l’esprit est la taxation des riches, qui est à la fois un symbole politique très fort et un impératif de justice sociale. Mais la taxation des riches s’avère souvent contreproductive pour au moins trois raisons. Tout d’abord, la hausse des impôts sur les plus fortunés réduit les incitations financières à l’activité économique, provoquant de ce fait une baisse des recettes fiscales (on se rappelle l’adage « trop d’impôt tue l’impôt »). La deuxième raison est que les montants en jeu restent relativement faibles. Par exemple, en instaurant une taxe sur le patrimoine financier, on peut s’attendre à des recettes fiscales de l’ordre de 3 milliards d’euros, ce qui correspond à une manne à redistribuer de 50 euros par an et par français. La dernière raison est que la taxation des riches laisse de toute façon les rapports de force inchangés. Même avec des taux d’imposition très élevés, les milliardaires resteraient des dizaines de milliers de fois plus fortunés que la moyenne.
Une autre façon de lutter contre les inégalités est d’instaurer un revenu universel, de manière à mieux aider les victimes collatérales du processus d’innovation. Là aussi, cette proposition n’est guère recevable. D’abord, il semble bien que la disparition massive d’emplois via l’automatisation ne soit pas une crainte justifiée. De plus, l’attribution d’un revenu universel (par exemple de 1000 euros par mois) consiste à prendre acte du fait qu’une partie de la population restera sans emploi, sans autre perspective que de vivre de revenus de transfert. Enfin, même si au niveau individuel ce revenu universel peut sembler modeste, il pose un gigantesque défi de financement à la collectivité. Cela supposerait en effet une forte augmentation des prélèvements obligatoires, avec pour conséquence une baisse du PIB assez importante (d’où un accroissement du chômage qui ferait encore basculer une autre partie de la population dans l’assistance…).
L’idée sans doute la plus populaire pour réduire les inégalités face à l’innovation est la taxation des robots. Puisque les robots remplacent l’homme en créant des richesses, pourquoi ne pas taxer ceux-ci à des fins de redistribution ? Si cette perspective peut sembler séduisante, elle ne se justifie guère d’un point de vue économique. Il faut en effet rappeler que les robots permettent d’augmenter la productivité, ce qui au bout du compte a pour conséquence l’augmentation de la demande, et ensuite la création d’emplois. Par ailleurs, si les robots sont partout dans les médias, ils sont moins présents dans les statistiques productives : ils ne représentent qu’environ 0,3% du stock de capital productif dans les pays à hauts revenus, et sont surtout concentrés jusqu’à présent dans l’industrie automobile. Enfin, une taxe sur les robots n’a de sens que dans un cadre protectionniste, ce qui ne pourrait avoir que des effets délétères sur notre capacité d’innovation, avec à terme un risque de dépassement par la concurrence étrangère, et des pertes d’emploi à la clé.
Enfin, une dernière « fausse bonne idée » pour changer la donne en matière d’innovation est de miser sur le temps long (puisque l’innovation est affaire de temps long) en pariant sur la planification. Il y a quelques bons arguments pour s’en remettre au plan plutôt qu’au marché dès lors qu’il s’agit d’innover, que l’on peut résumer au nombre de deux : d’une part, le retour sur investissement d’une innovation est parfois très inférieur à sa valeur sociale (par exemple la réduction des émissions de carbone) ; d’autre part, on peut penser que la planification permet de coordonner l’innovation dans des secteurs multiples sur le long terme, ce que le marché échoue généralement à faire (d’où par exemple le plan France 2030, lancé en 2021, ou le plan IRA- Inflation Reduction Act- aux Etats-Unis en 2022). Mais ces plans font l’objet de nombreuses critiques. Outre le fait qu’ils s’inscrivent dans un cadre protectionniste (avec le risque de guerres commerciales qui ne peuvent que réduire la taille des marchés et affecter à terme la capacité d’innovation), l’histoire montre que la planification est souvent d’une efficacité douteuse : comment l’Etat peut-il orienter les investissements dans un sens déterminé, alors que l’innovation est en partie imprévisible ? Un autre argument est que la planification de l’innovation est un processus technocratique, qui ne donne pas voix au chapitre au plus grand nombre dans la définition des priorités. Plutôt que de financer des usines de semi-conducteurs pour plusieurs milliards d’euros, ne serait-il pas préférable de parier sur l’éducation, dont l’enjeu est sous-estimé en matière d’innovation et de réduction des inégalités ?
Voir la note de lecture du livre de François Lenglet « Tordez le cou aux idées reçues »
III- De nouveaux axes pour transformer les dynamiques d’innovation tout en réduisant les inégalités
D’après Xavier Jaravel, il y a trois leviers fondamentaux en matière d’innovation : agir sur la sociologie des innovateurs, sur l’éducation, et sur la complémentarité entre le marché et l’Etat.
Sur le premier aspect, donc la sociologie des innovateurs, il est important de démocratiser l’accès aux carrières de l’innovation, parce que le réservoir de talents inexploités est immense et que les effets macroéconomiques pourraient être gigantesques. Pour parvenir à une telle démocratisation, il serait bon de mettre en place une « stratégie nationale de l’innovation pour tous », dont l’objectif serait d’assurer que toutes et tous, indépendamment du sexe, du milieu social et du territoire d’origine, soient sensibilisés aux carrières de la science et de l’innovation.
Le deuxième élément est celui de la qualité de l’éducation. Depuis les années 2000, la France souffre d’une piètre performance éducative. D’après la dernière étude de l’enquête TIMMS (Trends in International Mathematics and Science Study ), en 2019, la France se classe dernière de l’Union européenne et avant-dernière de l’OCDE, devançant seulement le Chili. Ce tableau est similaire avec d’autres enquêtes internationales comme PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves). Or, il y a un lien bien établi entre éducation et productivité. C’est ainsi que l’on estime que si la France parvenait à combler un cinquième de l’écart qui la sépare des pays avec les résultats éducatifs les plus performants (comme la Finlande), le pays obtiendrait une hausse de la croissance économique de 0,4 point par an sur le long terme, ce qui donnerait une hausse du PIB d’environ 6%, sur 15 ans, soit 150 milliards d’euros. Pour parvenir à ce résultat, il est nécessaire de poursuivre et d’amplifier les réformes déjà existantes (sur le contenu des programmes, la formation des enseignants et leur rémunération, l’organisation du temps de travail, les pratiques pédagogiques, la taille des classes, l’aide aux devoirs, l’organisation des établissements, les activités péri et parascolaires), mais également de ne pas laisser de côté les filières techniques (ce qui est un mal français) et de penser davantage les réformes dans leur lien avec l’innovation et l’entrepreneuriat, en envisageant par exemple des cours d’initiation à l’entrepreneuriat et à l’innovation au lycée, et en renforçant les enseignements portant sur l’usage des nouvelles technologies et la programmation informatique.
Le troisième élément est d’agir sur les marchés et sur l’organisation de l’Etat.
Du côté des marchés, il faut chercher à accroître leur taille, car celle-ci est un des moteurs les plus puissants de l’innovation. Or, force est de constater que, depuis quelques années, l’idée d’élargir les marchés en favorisant les accords commerciaux ou en réduisant les barrières réglementaires n’est plus défendue par personne ou presque. Cependant, pour promouvoir notre capacité d’innovation et profiter des rendements d’échelle, il faut renouer avec la promotion d’un agenda d’ouverture des marchés, au niveau européen comme mondial. Le commerce international n’est pas synonyme de hausse débridée des inégalités, ni des vulnérabilités, dès lors que nous prenons les devants pour anticiper d’éventuels chocs importés.
Et du côté de l’Etat, il convient de remédier à deux difficultés : le penchant technocratique et le recours limité à l’évaluation.
En ce qui concerne la première difficulté, on peut la dépasser en donnant une place centrale à des organismes de délibération au sein de la politique d’innovation. Si on veut éviter que les choix soient l’apanage d’une élite entrepreneuriale, scientifique et administrative, il faut repenser notre architecture institutionnelle de manière à pouvoir associer les citoyens au processus de réflexion et de décision sur le financement et la régulation des grandes innovations.
En ce qui concerne la deuxième difficulté, il est clair que l’évaluation est le parent pauvre des pratiques actuelles. Concrètement, dans le contexte français, il serait bon de mettre en place un processus en trois étapes. La première étape est de collecter systématiquement les données des entreprises qui postulent pour des dispositifs de soutien à l’innovation, et de faire évaluer ces dispositifs par les agences publiques, cette évaluation permettant de comparer les trajectoires des entreprises. La deuxième étape est d’utiliser effectivement les résultats de ces évaluations pour faire évoluer les dispositifs (ce qui permettrait de « débrancher » les moins efficaces et de renforcer les plus performants, au bout d’un certain temps). Et la troisième étape est de faire en sorte que l’évaluation suscite l’intérêt des médias et du grand public, en impliquant des instances d’évaluation citoyennes. Ce changement de gouvernance est nécessaire pour créer une culture citoyenne de l’évaluation et de l’efficacité de l’intervention publique en matière d’innovation.
Voir le compte-rendu de l’article de Maria Guadalupe, Xavier Jaravel, Thomas Philippon et David Sraer « Cap sur le capital humain pour renouer avec la croissance de la productivité », Note du Conseil d’analyse économique, 2022.
Voir la note de lecture du livre de Philippe Aghion et Alexandra Roulet « Repenser l’Etat »
Quatrième de couverture
Moteur de la croissance, l’innovation est un impératif pour assurer la transition écologique. Or elle est de plus en plus confisquée par une petite élite entrepreneuriale qui n’est absolument pas représentative de la population. Pour inverser la tendance, il faut miser sur des politiques d’intérêt général bénéficiant au plus grand nombre, l’éducation au premier chef. Il est urgent d’associer tout le monde - notamment les femmes et les personnes d’origine modeste - au processus, depuis la création des technologies jusqu’à leur diffusion à grande échelle. Pour que les citoyens deviennent égaux devant l’innovation. Pour que la croissance soit enfin l’affaire de tous et de toutes. Pour qu’on donne leur chance aux Marie Curie et aux Einstein en herbe, quelles que soient leurs origines.
L’auteur
Xavier Jaravel est professeur d’économie à la London School of Economics. Ses recherches portent sur la croissance, l’innovation et les inégalités. En 2019, il a reçu le prix Philip-Leverhulme et, en 2021, celui du meilleur jeune économiste décerné par Le Monde et le Cercle des économistes.