Mots-clés : Libéralisme, Liberté, Marché, Néolibéralisme.

Résumé
Dans la ligne des travaux de l’auteur sur l’imperfection des marchés concurrentiels et sur la révision des systèmes de comptabilité nationale (« Par-delà le PIB »), ce livre est une réflexion sur l’échec du néolibéralisme et la conception de la liberté qu’il incarne. Le néolibéralisme limite de fait la liberté du plus grand nombre au profit de quelques-uns. Dans ces conditions, Stiglitz se demande ce qu’est une bonne société, et comment tracer le chemin pour y parvenir.
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L’ouvrage
Le message central de ce livre est que le concept de liberté est plus complexe que ne le suggère l’usage qu’en fait « la droite ». Pour Stiglitz, « la droite » fait référence aux nombreux groupes (conservateurs, libertariens, centre droit) qui partagent l’idée qu’il faut limiter le rôle du gouvernement fédéral et de l’action collective (voir la politique menée actuellement par le gouvernement Trump). Ces groupes ne sont pas opposés à l’Etat comme le sont les anarchistes, mais limitent son rôle à la préservation ou au renforcement des droits de propriété, au budget de la défense, et dans certains cas à des actions fédérales limitées, comme l’aide publique en cas de catastrophe naturelle. Le livre de Stiglitz explique pourquoi l’Etat doit jouer un rôle plus large, surtout en matière de liberté.
Stiglitz fait sienne l’idée de John Stuart Mill selon laquelle « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres », et également celle de Cicéron qui disait il y a deux millénaires que « nous sommes esclaves de la loi afin de pouvoir être libre ». C’est par l’action collective que nous atteignons un équilibre des libertés. En d’autres termes, des mesures gouvernementales bien conçues, et notamment des règles encadrant le comportement, peuvent être libératrices au sens fondamental pour la plus grande partie de la population.
S’il faut comprendre le véritable sens du mot « liberté », il est encore plus important de décrire un système économique et politique qui tienne ses promesses non seulement en termes d’efficacité, d’équité et de durabilité, mais aussi en termes de valeurs morales. Dans cette optique, la valeur la plus importante est la liberté, mais conçue comme ayant un lien intrinsèque avec les notions d’équité, de justice et de bien-être.
Et c’est cette notion élargie de la liberté qui est négligée par certaines tendances de la pensée économique comme celle d’Hayek, ou encore de Friedman. Hayek et Friedman furent en effet les principaux défenseurs du « capitalisme sans entraves » vers le milieu du XXème siècle. Pour ces auteurs, le capitalisme est le meilleur système sur le plan de l’efficacité : sans libres marchés et libre entreprise, pas de liberté individuelle. Pour eux, les marchés livrés à eux-mêmes resteraient concurrentiels. A la différence de ces deux auteurs, Stiglitz nous rappelle que l’expression « marchés libres d’entraves », donc sans règles ni réglementations, est un oxymore car, sans règles imposées par le gouvernement , il ne peut guère y avoir d’échanges commerciaux. Un monde sans contraintes serait une jungle où seul compterait le pouvoir, pour décider qui obtient quoi et qui fait quoi. Ce ne serait pas un marché du tout.
Et contrairement à Hayek qui, témoin de l’augmentation de l’intervention gouvernementale en réponse à la Grande Dépression, craignait en 1944 dans La Route de la servitude que nous soyons en route vers une société où les individus seraient assujettis à l’Etat, Stiglitz pense que c’est grâce aux revendications démocratiques que les gouvernements ont réagi à la Grande Dépression par l’ « action collective ». Et aujourd’hui, c’est le « néolibéralisme » qui en libérant la finance a précipité la crise financière de 2008 (la plus grave en trois quarts de siècle), et en libérant le commerce a accéléré la désindustrialisation et rendu les entreprises libres d’exploiter les consommateurs, les travailleurs et l’environnement. Pour Stiglitz, cette forme de capitalisme ne favorise pas la liberté dans notre société : elle a en fait offert la liberté à quelques-uns pour en priver la majorité.
Voir le fait d’actualité « Mesurer les performances de l’économie française au-delà du PIB
Voir la note de lecture du livre de Stiglitz « Le triomphe de la cupidité »
I - La critique de la conception des économistes de la liberté
Pour les économistes de la tradition classique, la liberté est avant tout une liberté d’action et de choix, avec des croyances et des désirs des individus qui sont considérés comme fixes, immuables dans le temps, et sans effet les uns sur les autres. Ce point de vue est notamment exprimé par Milton Friedman dans son best-seller La liberté du choix, paru en 1980 et co-écrit avec son épouse, Rose. Ce qui compte, c’est « l’ensemble des opportunités » qui s’offrent à l’individu, et qui définissent la « liberté d’agir » : toute réduction de la gamme d’actions possibles est une perte de liberté. Cette conception de la liberté comme liberté d’agir permet la reformulation des questions centrales de la politique économique. Aujourd’hui, pour les libertariens et bon nombre de « conservateurs », la faculté de dépenser son revenu à sa guise est une caractéristique essentielle de la liberté économique. Toute contrainte limitant cette faculté, et en premier lieu la fiscalité, est perçue comme coercitive. La priorité est accordée aux marchés et aux prix déterminés par les marchés. Selon Stiglitz, cette conception de la liberté est critiquable pour plusieurs raisons.
La première raison est que la liberté d’agir oublie un fait élémentaire. Quand les revenus sont très limités, les personnes consacrent tout leur temps et toute leur énergie à gagner de quoi payer leur alimentation, leur logement, et les transports pour aller travailler : dans ces conditions, leur liberté est extrêmement limitée. C’est la raison pour laquelle les habitants des pays les plus pauvres mettent l’accent sur les droits économiques, le droit aux soins médicaux, au logement, à l’éducation, et sur le fait d’être libérés de la faim (voir notamment le concept de « capabilités » d’Amartya Sen).
Une deuxième raison concerne le thème de la réglementation . Contrairement à ce qu’affirment les libertariens, la réglementation n’est pas l’antithèse de la liberté, et il faut plutôt admettre que « la liberté des uns est la privation de liberté des autres ». Les contraintes sont nécessaires dans une société libre. Même dans les sociétés les plus anciennes, il existait un besoin de réglementation. La plupart des Dix Commandements peuvent être vus comme un ensemble minimal de lois requises pour qu’une société fonctionne.
Une autre raison est relative à la nature des marchés. D’après l’analyse concurrentielle standard, l’existence de marchés libres et sans entraves suppose que personne n’a de pouvoir, que tous les acteurs du marché sont parfaitement informés et parfaitement rationnels. Or, cela revient à ignorer les pouvoirs de marché et autres formes d’exploitation. Dans le monde d’aujourd’hui, certains individus et certaines entreprises jouissent d’un pouvoir considérable, et les phénomènes de rente sont bien présents (quand une entreprise exploite son pouvoir de marché, tout revenu obtenu grâce à ce pouvoir constitue une « rente »).
La quatrième raison réside dans l’analyse des droits de propriété. Si la légitimité morale de la propriété privée et d’un système économique fondé sur le droit de propriété semble aujourd’hui indiscutable, il n’en reste pas moins que la propriété est une construction sociale entraînant des compromis en termes de liberté. Par exemple, les débats actuels sur la propriété intellectuelle illustrent bien de tels compromis : la liberté des utilisateurs du savoir est restreinte, alors que la liberté de l’inventeur de ce savoir est accrue. Et il est aussi important de voir que les droits de propriété sont définis différemment d’un pays à un autre. D’ailleurs, historiquement, ils ont été définis par les puissants pour préserver leur pouvoir. Dans ces conditions, ils n’ont pas de légitimité morale, de même que les revenus tirés de cette propriété.
Enfin, la dernière raison s’applique à la nature des contrats. Il faut distinguer ici les contrats privés et le « contrat social ». Si le contrat privé entre deux parties consiste à apporter des restrictions à leur liberté dans la perspective d’élargir les opportunités de chacun, il est faux d’affirmer que tout contrat volontaire souscrit par deux parties librement consentantes augmente nécessairement le bien-être social. Limiter l’ensemble des contrats admissibles peut même accroître dans certains cas le bien-être social. C’est le sens de la réflexion menée dès le XVIIème siècle par les philosophes Locke et Hobbes sur la notion de contrat social qui n’est pas un contrat signé par des individus, mais qui restreint les citoyens en renforçant leur liberté et le bien-être global. Un tel contrat n’est ni écrit, ni officialisé (à la différence des contrats privés), mais c’est un contrat qui fonde la légitimité morale de l’action collective et les obligations et contraintes qu’elle implique.
Voir la note de lecture du livre d’Amartya Sen « L’idée de justice »
II- Liberté et façonnage des préférences
Comme on l’a vu, l’économie néolibérale suppose que les croyances et les préférences sont fixes. Dans cette conception, les individus naissent en sachant parfaitement ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas. Leurs croyances ou leurs actions (avec des revenus et des prix constants) changent uniquement à cause d’une meilleure information. Dans la réalité, l’économie comportementale a montré que les individus sont à la fois moins rationnels et moins égoïstes. C’est ainsi que les préférences et les croyances peuvent être influencées par la socialisation ou encore les médias.
Ce type d’influence peut agir aussi bien dans un sens positif que négatif. Quand il rend plus soucieux des autres, cela peut être pour le bien de la société puisqu’il s’agit d’une manière non coercitive d’intérioriser les conséquences de nos actes sur autrui. Mais il arrive que les croyances et les préférences soient cultivées de manière antisociales, et qu’elles aient des effets nuisibles pour la société, et cela d’autant plus au XXIème siècle où le pouvoir de « façonnage » est concentré entre les mains d’un petit nombre d’individus qui contrôlent les médias. C’est ainsi qu’il est possible de faire croire aux gens que les marchés sont toujours efficients et que le gouvernement est toujours corrompu, avec un résultat électoral qui entérine le pouvoir et la richesse des élites ; ce qui renforce à son tour la liberté des élites au dépends du reste de la société.
Pour faire en sorte que les préférences et les croyances aillent dans le bon sens, il faut d’abord penser à l’éducation. Il est vrai que les économistes envisagent habituellement l’éducation comme la création de capital humain, mais elle est bien plus que cela, car elle façonne les individus. Certes, l’éducation peut parfois être utilisée comme un mécanisme de coercition sociale, pour endoctriner les individus au profit du conformisme (voir par exemple l’évolution des programmes scolaires en Russie). Mais fondamentalement l’éducation éclaire et exerce une action libératrice. Elle offre aux élèves une plus large vision du monde, par-delà le point de vue qu’ils ont pu recevoir de leurs parents ou de leur communauté. Elle renforce l’autonomie individuelle, et c’est la raison pour laquelle les ennemis de la société ouverte se donnent beaucoup de mal pour limiter ce qui est enseigné.
Il faut aussi penser à privilégier le maintien dans nos sociétés de l’héritage des Lumières (ce qui est en rapport étroit avec ce qui vient d’être dit sur l’éducation), qui repose sur la notion de tolérance, et qui est aussi remis en cause par certains mouvements de droite (voir par exemple le discours du Vice-Président des Etats-Unis J.D. Vance à Munich en février 2025). C’est ce mouvement qui a dominé l’Europe des XVIIème et XVIIIème siècles et qui a permis l’essor de la science moderne, source d’une formidable hausse du niveau de vie au cours des deux siècles qui ont suivi. C’est la raison pour laquelle il est crucial de préserver la liberté de penser et d’agir à sa guise, tant que ces actions ne portent pas préjudice à autrui.
Voir la note de lecture du livre de Luc Behagel, Julien Grenet et Marc Gurgang « Economie de l’éducation »
III- Les contours d’une « bonne société »
Quel type d’économie est le plus susceptible de mener à une bonne société ?
Pour Stiglitz, le néolibéralisme ne fonctionne pas, que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle internationale. A l’échelle nationale, il conduit à la réduction des services publics, à l’accroissement des inégalités et à la montée des tensions sociales. A l’échelle internationale, qui s’exprime par les accords commerciaux, les accords d’investissement, les droits de propriété intellectuelle et le système financier mondial, il a accru les opportunités économiques des pays riches au détriment des pays pauvres. Et l’une des caractéristiques du néolibéralisme est d’affirmer qu’il n’y a pas d’alternative. Par exemple, en 2010, pendant la crise de l’euro, l’Europe a imposé une austérité redoutable à la Grèce et aux autres pays réunis sous l’acronyme PIGS (Portugal, Irlande, Grèce et Espagne). Or, selon Stiglitz, il existait alors d’autres alternatives pour réagir à la crise de l’euro, comme il en existe aujourd’hui pour créer une économie et une société meilleures.
Voir le fait d’actualité « Consolidation budgétaire et redressement économique en Europe : les enseignements que l’on peut tirer de l’examen des cas de l’Espagne, de l’Italie et de l’Irlande »
Le système le plus susceptible d’y parvenir est ce que Stiglitz appelle le « capitalisme progressiste » (ou « social-démocratie rajeunie » en Europe). Il s’agit d’un capitalisme puisque de vastes pans de l’économie demeurent entre les mains d’entreprises orientées vers le profit. Mais il est progressiste parce qu’il implique toute une gamme d’institutions et un rôle important pour l’action collective. Il ne repose pas sur l’imposture selon laquelle les marchés sont efficients et le gouvernement le problème (voir la politique menée sous Reagan dans les années 1980 et celle qui se dessine aujourd’hui avec Trump), mais sur un meilleur équilibre entre le marché et l’Etat, dont le rôle est de réglementer pour garantir la concurrence et empêcher l’exploitation de l’environnement et des êtres humains entre eux. Un des principes de l’action collective est d’accroître la liberté de tous (par une réglementation et des investissements publics, financés par l’impôt) et de trouver un équilibre entre l’expansion des libertés de certains et la réduction des libertés pour les autres.
Qu’en est-il de la relation entre la liberté économique et la liberté politique ?
Selon Friedman et Hayek, les marchés libres et sans entraves (donc la liberté économique) sont nécessaires pour la liberté politique. La mise en place de contraintes économiques entraîne des contraintes politiques pour les soutenir, ce qui mène à la route de la servitude.
Stiglitz affirme au contraire que la vision de Friedman et de Hayek repose sur une vision erronée de la nature humaine. Selon eux, l’être humain est avant tout mené par l’égoïsme individuel. Ces deux auteurs ignorent que beaucoup de gens entrent dans les services publics parce qu’ils veulent contribuer au bien commun, et non à des fins d’enrichissement personnel. L’égoïsme matérialiste sape la démocratie, la cohésion sociale et la confiance, et lorsque cette dernière n’est plus là, les entreprises libres d’agir à leur guise finissent par subvertir la concurrence et aboutir à un pouvoir de plus en plus concentré. Par ailleurs, les inégalités économiques extrêmes caractéristiques du néolibéralisme donnent naissance à des inégalités politiques, et la démocratie passe de l’idéal « une personne = une voix » à une réalité cynique exprimée par « un dollar = une voix », registre politique qui détruit la notion de démocratie. Et à l’échelle internationale, les effets du néolibéralisme sont peut-être encore pires, en restreignant l’espace démocratique et en condamnant les pays pauvres à le rester.
En conclusion, le capitalisme sans entraves préconisé par Friedman et Hayek (et par une certaine droite politique aujourd’hui) menace fortement les libertés économiques et politiques, pouvant déboucher sur un fascisme du XXIème siècle. Pour Stiglitz, seul le capitalisme qu’il définit comme progressiste mène sur la route de la liberté.
L’ auteur
Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, a été économiste en chef de la Banque mondiale. Figure incontournable de la pensée économique, il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le Prix de l’inégalité et Le Triomphe de la cupidité, publiés aux Editions Les liens qui libèrent.
Quatrième de couverture
Le libéralisme de nos sociétés contemporaines serait-il en train de tuer nos libertés individuelles et collectives ?
Au nom même de la liberté, les néolibéraux et leurs alliés de droite radicale enchaînent les mesures politiques et économiques qui la restreignent. Ces échecs ont poussé beaucoup d’insatisfaits à se tourner vers le populisme et des figures comme Donald Trump, Jair Bolsonaro ou encore Narendra Modi. Comment en sommes-nous arrivés là ?
S’attaquant à des géants de l’économie tels que Friedrich Hayek et Milton Friedman, le célèbre prix Nobel Joseph Stiglitz décrypte les conséquences du néolibéralisme, critiquant vigoureusement les dogmes économiques contemporains et l’influence des idéologies néolibérales sur les médias et l’éducation. L’économiste dénonce ainsi les idées reçues sur les marchés prétendument « libres » qui, au lieu de favoriser une prospérité générale, exacerbent les inégalités et concentrent les richesses entre les mains d’une élite minoritaire. Un essai d’une actualité brûlante qui ouvre de nouveaux horizons critiques et encourage à se réapproprier la notion de liberté.