L’idée de justice (2010)

Amartya Sen

Coordination Philippe Deubel et Baptiste Marsollat

L’ouvrage

Spécialiste de l’économie du développement et du bien-être et lauréat en 1998 du Prix Nobel d'économie, Amartya Sen traite à nouveau, dans son dernier ouvrage, de la question, centrale dans son œuvre, de L’idée de Justice.

Rendre nos sociétés significativement plus justes est possible, estime-t-il, si les pouvoirs publics adoptent une approche pragmatique de la question et acceptent de mettre en œuvre des solutions relativement simples. Il ne s’agit cependant pas, pour Sen, d’atteindre, grâce à ces solutions concrètes, une justice parfaite. En ce sens, son analyse se situe en rupture avec une approche de la justice, dominante dans les années 1980-1990, et incarnée par l’œuvre du philosophe John Rawls et notamment son célèbre ouvrage Théorie de la justice, publié en 1971.

 Différentes conceptions de la justice

Si Sen rend, dans son livre, hommage à plusieurs reprises à son ami Rawls, il s’oppose néanmoins radicalement à lui sur la notion de justice. La conception rawlsienne de la justice, jugée idéaliste, est fondée sur la théorie du contrat social, dans laquelle les individus, dont la position originelle est caractérisée par la présence d’un voile d'ignorance, doivent choisir les institutions à mettre en place dans la société dans laquelle ils vivent. Rawls estime que, ne sachant pas au préalable quelle position ils occuperont dans la société (en raison du voile d'ignorance qui les enveloppe), les individus auront tout intérêt à choisir les institutions les plus justes possibles.

Sen ne conteste pas l’utilité intellectuelle de cette théorie mais elle lui apparaît irréaliste et inapplicable par des pouvoirs publics. Une quête de la justice ne peut, selon lui, reposer uniquement sur l’idée d’une justice « parfaite » résultant d’institutions parfaites.

C'est pourquoi il préfère s'inspirer d'autres penseurs, jugés plus « pragmatiques ». Il se réfère ainsi au concept de « spectateur impartial » que développe Adam Smith dans la Théorie des sentiments moraux (1759) et à celui du « choix social » de Kenneth Arrow (inspiré par Condorcet) dans Choix collectifs et préférences individuelles. Ces auteurs ont, pour Sen, le mérite de développer des analyses fonctionnelles de la justice. En l'occurrence, le spectateur impartial de Smith est une sorte d'individu imaginaire, invisible, qui incarne la « morale » (une sorte de Jiminy Cricket) et influence l'attitude des individus en les incitant à agir moralement. De même, Arrow a-t-il développé sa célèbre théorie d'impossibilité qui démontre qu'en suivant l'ordre des préférences des individus, on peut aboutir à un paradoxe (par exemple, on préfère x à y, y à z, mais dans certaines circonstances z à x).

La justice bâtie sur la démocratie et la raison publique

A partir de ces analyses, Sen considère que la justice est indissociable du cadre de la démocratie, elle-même étroitement liée à la liberté d’expression, et particulièrement celle des médias. Selon lui, en effet, la liberté de la presse est indispensable au bon fonctionnement de la démocratie car elle permet, entre autres, d’informer les hautes sphères politiques de la « réalité sociale ». Il prend ainsi l’exemple de la famine de 1943 au Bengale et de celle de la Chine en 1948-1951 pour démontrer qu’une presse libre permet d’éviter ce risque de catastrophe sociale, le pouvoir politique ayant intérêt à prendre les mesures nécessaires pour éviter ce genre de catastrophe afin de garantir à la fois la paix sociale et son avenir politique.

Sen affirme alors que la justice, dans le cadre d’une démocratie, doit reposer sur la raison publique, c’est-à-dire des discussions publiques concertées, et prendre en compte les contestations et mécontentements (contrairement à ce que prônaient Ricardo et James Mill au 19ème siècle) ; cela doit se faire dans un cadre ouvert, pour s'inspirer des expériences des pays étrangers.
Dans ces conditions, il n'est pas nécessaire, pour agir, d'obtenir un consensus résultant d’une unanimité parfaite – celle-ci étant souvent difficile à réaliser et sa recherche à tout prix pouvant être source de paralysie. En outre, il n'y a pas, selon Sen, une seule et unique pratique possible de la justice qui soit acceptable : il en existe plusieurs, toutes également justifiables, si bien qu'il serait vain de rechercher l'unanimité sur cette question.

Il prend ainsi l'exemple des trois enfants et de la flûte : Carla affirme que la flûte lui revient car c’est elle qui l'a fabriquée, Bob parce qu’il est pauvre et ne possède aucun jouet et Anne parce qu'elle est la seule à savoir en jouer. Dans les trois situations, les revendications sont légitimes. Selon Sen, cet exemple illustre bien trois théories dominantes de la justice – libertarienne, égalitariste et utilitariste – et démontre la pluralité des conceptions de la justice. Il est donc illusoire de vouloir en développer une conception unique, universelle et garantissant l'unanimité pour la prise de chaque décision. Néanmoins, cette pluralité de raisonnements est nécessaire pour aborder toutes les dimensions d'une question et éviter un jugement biaisé par un phénomène de localisme.

Rejet du localisme

Le localisme est une sorte d'ethnocentrisme qui empêche de voir certaines injustices en raison d’un aveuglement résultant de l’immersion dans une culture déterminée. Sen prend ainsi l'exemple de Socrate et Platon qui ne condamnaient pas l'infanticide dans la Grèce antique, voire le justifiaient, parce qu'ils ne connaissaient pas d'autres modèles de société interdisant l’infanticide.
Sen considère que, pour éviter ce biais, il convient de prendre en compte l'avis de chacun, observer d'autres sociétés, s'inspirer de leurs modèles et prêter attention à leurs observations, sans pour autant prendre les mêmes options. C'est en ce sens qu'il reprend l'idée du spectateur impartial de Smith, qui, ici, représente la «voix d'ailleurs», le «point de vue lointain», et préserve chaque société de l'écueil du localisme.

La justice conçue en termes de «capabilités»

Ainsi, la pluralité des influences (théoriques et géographiques) interdit-elle un consensus parfait. Il ne faut cependant pas, on l’a vu, renoncer à agir en l’absence d’un consentement unanime et d’une justice idéale. En reprenant l'analyse d’Arrow, Sen montre qu'il n'est pas nécessaire d'avoir un ordre de préférences parfait pour prendre une décision. Un ordre partiel peut être largement suffisant. Par exemple, si une mesure politique x est préférée à des mesures y et z, peu importe de savoir comment ordonner y et z, puisque l’on peut déjà conclure qu'il faut appliquer x.

Dès lors, Sen affirme que, pour prendre des décisions justes, il faut raisonner en termes de « capabilités » - terme qui renvoie à un « ensemble de vecteurs de fonctionnements qui indique qu’un individu est libre de mener tel ou tel type de vie », l’ensemble des capabilités reflétant « sa liberté de choisir entre des modes de vie possibles ». En effet, selon lui, l'idée de justice ne peut reposer ni sur la notion de ressources, ni sur celle de bonheur ou celle de liberté.

Une justice fondée sur la notion de ressources apparaît en fait profondément injuste car elle ne prend pas en compte la situation personnelle de chacun. Ainsi, en comparant la situation d'un pauvre valide et celle d'un riche lourdement handicapé, Sen souligne que ce dernier n’a pas les mêmes possibilités d’actions que le premier, alors qu’en terme de ressources, il est avantagé.

De même, une justice reposant sur la notion de bonheur est-elle illusoire dans la mesure où il est impossible d’en donner une définition précise. Et, en admettant même que l’on y parvienne, notamment en adoptant l'approche utilitariste, on ne manquerait pas d’être confronté au théorème d'impossibilité d'Arrow.

Enfin, Sen refuse de faire reposer la notion de justice sur l’objectif consistant à accroître les libertés (objectif constituant la valeur suprême dans l’analyse de Rawls), car celles-ci recouvrent des acceptions diverses, de sorte qu’il est vain d’imaginer atteindre un consensus sur le sens qu’il conviendrait de leur donner. Il serait en conséquence impossible de conduire une politique assurant davantage de justice.

Aussi Sen considère-t-il qu’il convient de raisonner en termes de « capabilités », c’est-à-dire de possibilités concrètes dont dispose un individu d’agir et de choisir. Il ne suffit pas à une nation de distribuer plus de revenus pour rendre la société plus juste. Elle doit également s’assurer que les individus seront libres de le dépenser comme ils le souhaitent, sans contrainte.

Les droits de l’homme consubstantiels à la notion de justice

Enfin, Sen, s’interrogeant sur ce que sont les droits de l’homme, récuse l’idée selon laquelle ceux-ci se réduiraient uniquement aux droits de l’homme « positifs », c’est-à-dire inscrits dans un texte juridique, comme le suggère Jérémy Bentham, pour qui, les droits non inscrits explicitement dans les lois ne seraient que virtuels, et par conséquent inexistants. De même, Sen refuse l’idée selon laquelle les droits de l’homme se limiteraient à ceux dont les pouvoirs publics peuvent assurer le parfait respect. Dans cette optique, en effet, remarque Sen, les droits de l’homme n’existeraient pas, aucun pouvoir public n’étant capable de les garantir parfaitement. Aucun Etat n’est ainsi en mesure de garantir le droit à la vie dans la mesure où il ne peut empêcher certains meurtres ou accidents mortels.

C’est pourquoi, en définitive, pour Sen, les droits de l’homme correspondent à des « revendications éthiques constitutivement liées à l’importance de la liberté humaine, et tout argument visant à prouver qu’une revendication précise peut être perçue comme un droit humain s’évalue par l’examen public argumenté, qui implique l’impartialité ouverte » ; définition dans laquelle on retrouve les concepts de spectateur impartial (« impartialité ouverte ») et de justice par raisonnement public (« l’examen public raisonné »). Autrement dit, les droits de l’homme sont l’ensemble des droits établis après concertations et consensus.

Cependant, une fois déterminés, Sen ne considère pas qu’il faille en imposer le respect « parfait », ou condamner celui qui n’agirait pas dans ce sens. On ne peut qu’inciter moralement chacun à les respecter ou les faire respecter, particulièrement s’il est en réelle capacité de promouvoir ou renforcer certains droits.

Sen développe ainsi finalement une « idée de justice » pratique et pragmatique, dont les pouvoirs publics peuvent s’inspirer pour prendre des décisions permettant d’assurer effectivement davantage de justice. Son approche a le mérite de « déculpabiliser » le pouvoir politique, en soulignant qu’on ne peut atteindre une justice parfaite, tout en le « responsabilisant », en démontrant qu’il est relativement facile de réduire certaines injustices.
 

L’auteur

Amartya Sen occupe la chaire Lamont à l'université Harvard où il enseigne la philosophie et l'économie. Il a reçu le prix Nobel d'économie en 1998 et a dirigé le Trinity College de Cambridge de 1998 à 2004. Parmi ses nombreux ouvrages en langue française, on retiendra : Éthique et économie (1993), L'économie est une science morale (1999), Un nouveau modèle économique. Développement justice, liberté (2000), Rationalité et liberté en économie (2005), L'Inde. Histoire, culture et identité (2007) et Identité et violence. L'illusion du destin (2007). 

Table des matières

Préface
Introduction.
Une approche de la justice

1re partie : Les exigences de la justice

1.    Raison et objectivité
2.    Rawls et au-delà
3.    Institutions et personnes
4.    Voix et choix social
5.    Impartialité et objectivité
6.    Impartialités ouverte et fermée

2e partie : Formes de raisonnement

7.    Position, pertinence et illusion
8.    La rationalité et les autres
9.    Pluralité des raisons impartiales
10.    Réalisations, conséquences et agence

3e partie : Les matériaux de la justice

11.    Vies, libertés et capabilités
12.    Capabilités et ressources
13.    Bonheur, bien-être et capabilités
14.    Egalité et liberté

4e ​ partie : Raisonnement public et démocratie

15.    La démocratie comme raisonnement public
16.    La pratique de la démocratie
17.    Droits humains et impératifs mondiaux
18.    La justice et le monde

Remerciements
Notes
Index des noms
Index thématiques

Quatrième de couverture

Imaginons trois enfants et une flûte. Anne affirme que la flûte lui revient parce qu'elle est la seule qui sache en jouer; Bob parce qu'il est pauvre au point de n'avoir aucun jouet; Carla parce qu'elle a passé des mois à la fabriquer. Comment trancher entre ces trois revendications, toutes aussi légitimes? Les partisans des théories aujourd'hui dominantes - utilitarisme, égalitarisme, école libertarienne - plaideront chacun pour une option différente, selon la valeur qu'ils attachent à la recherche de l'épanouissement humain, à l'élimination de la pauvreté ou au droit de jouir des fruits de son travail. Mais, souligne Amartya Sen, aucune institution, aucune procédure ne nous aidera à résoudre ce différend d'une manière qui serait universellement acceptée comme juste. C'est pourquoi Sen s'écarte aujourd'hui - résolument et définitivement- des théories de la justice qui veulent définir les règles et les principes qui gouvernent des institutions justes dans un monde idéal. C'est la tradition de Hobbes, Rousseau, Locke et Kant, et, à notre époque, du principal penseur de la philosophie politique, John Rawls. Sen s'inscrit dans une autre tradition des Lumières, portée par Smith, Condorcet, Bentham, Wollstonecraft, Marx et Mill: celle qui compare différentes situations sociales pour combattre les injustices réelles. La démocratie, en tant que "gouvernement par la discussion", joue dans cette lutte un rôle clé. Car c'est à partir de l'exercice de la raison publique qu'on peut choisir entre les diverses conceptions du juste, selon les priorités du moment et les facultés de chacun. Ce pluralisme raisonné est un engagement politique: le moyen par lequel Sen veut combattre les inégalités de pouvoir comme les inégalités de revenu, en deçà de l'idéal mais au-delà de la nation, vers la justice réelle globale. Il importe d'accroître les revenus, mais aussi de renforcer le pouvoir des individus de choisir, de mener la vie à laquelle ils aspirent. C'est ainsi qu'une personne devient concrètement libre. L'Idée de justice représente l'aboutissement de cinq décennies de travail et de réflexion, mais aussi d'engagement dans les affaires du monde. Sen, l'un des plus grands penseurs de notre temps, va dans ce livre plus loin que jamais. 

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