Le déni de la dette Une histoire française

Laure Quennouëlle-Corre

Mots-clés : Dépenses publiques, Dette publique, Prélèvements obligatoires,  Soutenabilité de la dette.

 

Résumé

Depuis le début du XXIème siècle, la dette publique s’affiche sur le devant de la scène à travers des rapports d’experts, les médias, et aussi certains discours politiques. Et pourtant elle n’est toujours pas au cœur des débats citoyens. Comment ce rapport particulier qu’entretiennent les Français avec la dette s’explique-t-il ? C’est l’objet de cet essai qui embrasse un siècle d’histoire.

L’ouvrage

La France occupe une situation particulière en matière d’endettement. Depuis 1975, le budget français n’a plus jamais été en équilibre et son déficit est financé par des hausses d’impôts, et surtout par des emprunts. Cela fait des décennies que le niveau de l’endettement de la France est l’un des plus élevés des pays développés. La crise des dettes souveraines de 2010, la dette Covid et le regain d’inflation depuis 2022 sont les derniers à-coups d’une ascension vertigineuse. Depuis le dernier quart du XXème siècle, la mesure du poids de la dette est établie par le rapport entre la dette et le PIB : la politique du « quoi qu’il en coûte » élève la dette totale à 122% du PIB fin 2020. A la dernière vague d’endettement liée au regain d’inflation depuis 2022 s’est ajoutée la question éludée depuis 10 ans de la charge d’intérêt de la dette (question qui avait été éludée en raison d’un taux d’intérêt très faible, voire négatif). En 2023, les intérêts versés au titre de la dette s’élèvent à plus de 41 milliards d’euros, l’équivalent du budget de la défense qui est le deuxième poste de dépense de l’Etat.

Si depuis la pandémie, le sujet redevient un objet de préoccupation, il est toujours insuffisamment compris et discuté. Une enquête menée en janvier 2021 par Game Changers IPSOS pour le ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance établit que 37% des sondés ne savent pas que le ratio dette publique/ PIB est alors de 113%. Un an plus tard, dans une enquête publiée dans le journal Le Monde, la question de la dette et du déficit public se situe à l’avant-dernière place derrière les dix principaux sujets de préoccupation des Français : l’élection présidentielle se profile, la question budgétaire s’éloigne…

L’objet de cet essai est de comprendre pourquoi la dette publique ne s’est pas invitée plus tôt dans le débat public comme cela a été le cas  en Grande-Bretagne et en Allemagne. Examiner ce point aveugle de l’histoire peut contribuer à éclairer les débats actuels et à alerter les citoyens sur l’urgence à prendre en compte un sujet brûlant dont l’impact a des répercussions très sous-estimées sur la santé économique de la France, et donc sur l’avenir immédiat de chacun et des générations futures.

Est-ce que le niveau dangereux actuel de la dette publique s’explique parce qu’il a été insuffisamment considéré par les décideurs comme par les experts et les citoyens ? Il est vrai que la dette inscrit son histoire dans un environnement politique, économique et social bien précis, qui explique comment sa perception s’est construite au fil du temps, des guerres, des crises, mais aussi lors des périodes de croissance avec son lot ce croyances et de représentations partielles.

Comment en est-on arrivé à ce rapport à la dette, tantôt irrationnel, nié ou dramatisé ? L’ouvrage se propose d’éclairer cette question en embrassant un siècle d’histoire, entendant par là-même ouvrir sur notre présent et notre avenir.

Voir la notion « Dette publique »

I-  Bref panorama de la dette publique depuis le XIXème siècle

Avant le XIXème siècle, les crises de dette qui ont émaillé l’Ancien régime et la Révolution ont forgé une défiance vis-à-vis de l’émission de titres publics adossés au papier-monnaie. Ces épisodes de crise vont s’inscrire dans une mémoire collective profonde qui resurgira au lendemain de la première guerre mondiale. Mais en attendant le XIXème siècle a offert un visage apaisé de la dette publique qui n’est plus seulement le fruit de guerres coûteuses. Dès cette époque, l’histoire de la dette publique s’inscrit dans le processus de construction d’un Etat fort et centralisé, qui explique la place de la dépense publique dans l’histoire financière de l’Hexagone. C’est ainsi qu’un économiste libéral comme Paul Leroy-Beaulieu accepte in fine une dette publique pour financer les investissements (à la condition qu’elle ne soit pas trop élevée) ou que le saint-simonisme soutient l’essor de l’intervention publique depuis le second Empire. Et en effet tout au long du XIXème siècle les épargnants français souscrivent aux emprunts publics, à tel point que la démocratisation de la rente apparaît alors comme un phénomène français et non pas européen. A la veille de la première guerre mondiale, la France a la dette publique la plus élevée d’Europe, et elle est devenue le leader européen pour le financement d’autres Etats (Russie, Empire ottoman, Grèce…), tandis que le citoyen français a pris l’habitude de souscrire aux emprunts publics.

Si on laisse de côté les périodes des deux guerres mondiales et de l’entre-deux-guerres marquée par la crise monétaire, financière et de change de 1922-1926 et par la crise de 1929 (qui arrive tardivement en France en 1931), il faut attendre l’après-1945 pour voir la dette publique devenir un élément à la fois pérenne et discret de financement des dépenses de l’Etat en dehors des périodes de crise et de guerre. L’Etat keynésien et modernisateur fait consensus, même s’il y a débat sur certains types d’investissement à privilégier. De fait, la place prise par l’Etat dans l’économie et la société pendant 30 ans (les Trente Glorieuses) n’a pas décru, bien au contraire, que ce soit celle de l’Etat banquier, de l’Etat industriel, ou encore de l’Etat-providence. On peut dire que la culture économique et financière des Français s’est construite sur l’idée de la primauté de l’Etat dans l’expansion et la socialisation des investissements économiques et sociaux : l’investissement est en priorité public pour la quasi-totalité des Français. Et lorsqu’il s’agit d’envisager le prix à payer pour réaliser ces investissements, l’impôt n’est guère envisagé, toujours jugé trop élevé, alors que l’endettement public ne fait quasiment pas partie du langage des médias et des hommes politiques. Les questions budgétaires qui ont pu surgir au moment des crises financières ou monétaires (1923-1925 ; 1957-1958) se sont estompées. La bonne tenue de l’économie française, la hausse du niveau de vie et du pouvoir d’achat ont permis de minimiser la question budgétaire, et encore plus celle de la dette. Et cela d’autant plus que la période 1959-1973 peut être qualifiée de « moment vertueux » sur le plan de l’équilibre budgétaire général, et sur le plan de la dette publique. On assiste alors à une réduction de la dette qui n’empêche pas les dépenses publiques de croître en volume, cela s’expliquant avant tout par la croissance économique élevée (5% par an pendant les Trente glorieuses). En parallèle, la majorité des épargnants restent fidèles aux placements liquides et défiscalisés, comme les livrets de Caisse d’Epargne et les bons du Trésor.

Voir la note de lecture du livre de Jean-Marc Daniel « Les impôts. Histoire d’une folie française »

II- La dette depuis 1975

Dans tous les pays industrialisés, la crise économique de 1974 a des conséquences budgétaires sous le double effet de la récession et des politiques qui l’accompagnent : moindres recettes fiscales et hausse des dépenses publiques. Pour faire face à la récession et à ses conséquences économiques et sociales, des politiques keynésiennes sont mises en place dans tous les pays développés, qui entraînent à la fois une forte hausse des dépenses publiques, des prélèvements obligatoires et de l’endettement. Si le phénomène est général, la comparaison des règles budgétaires françaises avec les pratiques des voisins allemand et anglais dans les années 1970 appelle deux constats : le premier est que l’appréhension des déficits n’est pas analysée de manière aussi fine en France que chez ses voisins qui essaient de manière plus volontariste de contrôler la montée continue des dépenses publiques. Le deuxième constat est qu’en France le sujet de la dette n’est pas un sujet informé et discuté dans les instances publiques. C’est encore moins un sujet de débat démocratique alors que la fiscalité l’est.

Au cours des années 1980 et 1990, par-delà les atermoiements politiques, la dette publique française continue de progresser. Elle est de 30,3% du PIB en 1986. Paradoxalement, la rupture se situe l’année de ratification du traité de Maastricht en 1992. Le ratio qui se situait aux alentours de 30-35% jusqu’en 1992 s’envole brusquement : entre 1980 et 1997, l’endettement brut de l’Etat passe de 21% à 58,1% du PIB. Deux types d’explications peuvent être avancées : d’une part, on assiste à une baisse de l’inflation à partir de 1992, qui augmente mécaniquement la valeur de la dette et rend le rapport dette publique/PIB moins favorable ; d’autre part la récession se développe et pèse, à partir de 1991-1992, sur le déficit budgétaire. A cela s’ajoute la progression des charges d’intérêt de la dette dans un contexte de taux d’intérêt mondiaux élevés (en 1982, Paul Volcker augmente les taux d’intérêt de la FED à 20%). Les charges d’intérêt, qui absorbent 5% des recettes fiscales nettes en 1980, en forment 19,6% en 1966.

C’est ainsi qu’à l’aube de l’an 2000, l’heure est à la discipline budgétaire dans la plupart des pays de l’OCDE, mais pas en France. La dette continue d’augmenter en volume comme en pourcentage du PIB. Son montant dépasse le fameux ratio sur PIB de 60% en 2003. A partir de cette date, il ne redescendra pas en-dessous et atteindra les 80% en 2009, après la crise des subprimes. Cette dette, au-delà d’une conjoncture un peu difficile à la fin des années 1990, est le fruit de l’accumulation des déficits structurels, dont l’effet boule de neige est manifeste. S’installe alors une divergence entre la France et certains pays voisins, et surtout l’Allemagne qui, alors qu’elle était encore très endettée dans les années 1990, a engagé une série de réformes de 2003 à 2005 (réformes Schröder) permettant de résorber progressivement son déficit budgétaire.

Pourtant, on assiste dans les années 2000 à l’irruption du discours sur la dette, avec notamment la publication du rapport de la commission Pébereau en 2006 à la Documentation Française sous le titre « Rompre avec la facilité de la dette publique », qui critique le manque de productivité de l’Etat, la prolifération d’acteurs et d’instances inefficaces, et plus généralement le recours à l’endettement comme lubrifiant politique et social.

Mais cela n’empêche pas les gouvernements successifs français de choisir une baisse de la fiscalité favorable aux plus aisés et aux entreprises plutôt qu’une baisse de la dépenses publique. A long terme, ce choix politique favorise évidemment la croissance de la dette et du déficit, même si ceux-ci peuvent être en partie résorbés avec une croissance économique soutenue. 

Quant à l’état de l’opinion, on peut dire que la crise de 2007 a constitué une étape essentielle dans la perception et la représentation de la dette. Alors qu’elle était encore un objet de préoccupation au début du siècle, elle devient un sujet polémique et idéologique. Aux discours libéraux insistant sur le niveau dramatique de l’endettement s’opposent des discours favorables à l’annulation de la dette et à la remise en cause du capitalisme financier. L’importance de la dette est soit niée, soit exagérée.

Voir la note de lecture du livre de Bernard Blancheton « La dette publique : ses mécanismes, ses enjeux, ses controverses »

III- Quelques explications du déni de la dette

Au fil des turbulences économiques qui ont ponctué les cent dernières années, la dette publique s’est invitée dans les débats politiques, mais ses contours et sa perception par l’opinion ont bien évolué, allant de la mémoire à l’oubli, de l’acceptation au déni. Plusieurs explications peuvent être avancées sur le rapport complexe et changeant des Français avec la dette publique.

La première explication repose sur le rôle attribué à l’Etat en France, qui s’est renforcé au fil des décennies. En dépit de signes actuels de rabotage de l’État-providence, ce dernier reste un pilier auquel les Français s’accrochent, tandis que s’installe un inconscient collectif sur les crises financières finalement toujours résolues grâce à l’Etat. Les récentes crises ont montré la puissance des réflexes collectifs en faveur d’un appel systématique aux deniers publics par les hommes politiques de tout bord comme par les ménages et les entreprises. Et puisque le haut niveau de la fiscalité rend l’opinion très réticente à l’augmentation des impôts, la dette apparaît comme une solution indolore (en apparence…).

Une autre explication repose sur la responsabilité des hommes politiques. Depuis la Libération, le recours à l’intervention publique est devenu le fruit d’un consensus droite-gauche, et son poids accru et sa lourdeur bureaucratique ne sont que rarement dénoncés. Le courage politique de ceux qui cherchent à réduire son périmètre d’action cède rapidement la place à des considérations électorales qui éclipsent le sujet. La sanction des urnes ne peut leur donner entièrement tort. Mais l’absence de vision d’avenir, de planification des investissements et de leur financement a pesé lourd.

Une troisième explication est le niveau élevé de conflictualité sociale en France, que l’on peut faire remonter à une forte tradition anticapitaliste, voire révolutionnaire, et qui n’est pas amortie par les corps intermédiaires, de moins en moins représentatifs de la société. La représentation parlementaire, qui s’est parfois emparée de la question de la dette, est de plus en plus contestée par le pouvoir de la rue et des réseaux sociaux, tandis que les syndicats ne se sont guère saisis de la question de la dette. Les partenaires sociaux ont laissé l’Etat prendre en charge la dépense sociale.

Une dernière explication est la faiblesse de la culture économique des Français, source d’un désintérêt pour les finances publiques. Peu sensibles à la « tragédie des horizons », beaucoup de Français privilégient la redistribution immédiate plutôt que l’étalement entre générations, soit du temps acheté pour soi, pour les gens autour de soi mais pas pour les générations futures. Et paradoxalement aujourd’hui, les jeunes générations se penchent sur la responsabilité des générations antérieures dans la dette écologique mais pas sur la dette financière actuelle et future.

Le biais cognitif selon lequel la dette est oubliée est donc le produit de traits culturels propres à la France. Il n’en reste pas moins que l’enjeu collectif de tracer désormais des trajectoires budgétaires fiables est décisif, compte-tenu des risques que font peser sur l’économie et la société le poids d’une dette excessive.

Le premier risque est celui d’une absence de marge de manœuvre budgétaire. Alors que la charge d’intérêt absorbe déjà l’équivalent du budget de la défense, que le niveau de prélèvements obligatoires est parmi les plus élevés d’Europe, la marge de manœuvre nécessaire pour les dépenses d’investissement est réduite. Comment assurer dans ces conditions la transition écologique, affronter le vieillissement de la population, faire face à la nouvelle révolution technologique de l’intelligence artificielle ? Opposer dette écologique et dette financière est un contresens. Il faut réguler la dette publique pour pouvoir financer la dette climatique.

Le deuxième risque est le retour des crises économiques et financières. Si la France semble garder en Europe une position forte du fait de sa puissance économique, elle bascule en réalité du côté des pays les moins vertueux du Sud. Et c’est ainsi que le versement des tranches du plan de relance par la Commission européenne a été conditionné par les efforts du gouvernement pour revenir à un déficit inférieur à 3% du PIB d’ici 2027.

 Le troisième risque est le risque démocratique et social. Le déni de la dette sous ses différentes formes empêche un vrai débat sur ses enjeux sociaux. Si l’on considère que la dette est détenue par les plus riches, comment ne pas comprendre qu’elle constitue un facteur aggravant d’inégalités sociales et qu’il importe grandement de la diminuer ? Du reste, son poids n’empêchera-t-il pas in fine de pérenniser l’Etat social ? Opposer dette publique et Etat social est aussi un contresens.

Voir les faits d'actualités :

 Faut-il s’inquiéter de la dette publique française ?  La crise de la dette est-elle possible ?

L’auteur

Directrice de recherches au CNRS, Laure Quennouëlle-Corre est historienne. Ses travaux portent sur l’histoire économique contemporaine et plus particulièrement sur les questions financières et monétaires.

Quatrième de couverture

« A travers le prisme de la dette, c’est toute une conception de la vie en société qui se déroule. La dette est plus que jamais un sujet politique ».

Depuis plusieurs décennies, le volume de la dette publique française enfle de manière irréversible. Les récentes crises - financières, sanitaires, sociales  - n’ont fait qu’alourdir son fardeau. Le temps d’un lancement d’alerte, d’une élection, d’un vote du budget, la dette s’invite dans le débat public puis retombe rapidement dans l’oubli. Comment expliquer ce déni collectif qui s’est installé progressivement ?

En traquant sur un siècle l’opinion publique à travers la presse, les sondages, les discours économistes ou politiques, Laure Quennouëlle-Corre remonte la mémoire des Français au fil des grandes étapes qui ont construit une représentation de la dette entre assentiment et déni, ignorance et négligence. La dette publique apparaît dès lors comme le fruit d’un arrangement collectif aux racines historiques profondes qu’il faut mettre aujourd’hui en débat.

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