Le décrochage français Histoire d’une contreperformance politique et économique (1983-2017)

Félix Torres, Michel Hau

 

Résumé

Depuis 40 ans, on assiste à un décrochage économique français par rapport à la plupart des pays développés et émergents dans une série de domaines clés : industrie, commerce extérieur, chômage,… Ce recul relatif français est la conséquence de choix politiques erronés, qui n’ont pas permis à l’hexagone d’adapter son modèle de croissance à l’ère d’un monde globalisé.

L’ouvrage

Depuis la fin des Trente Glorieuses, la France est entrée dans une série de difficultés que l’on peut caractériser par une croissance faible, une désindustrialisation réelle, un déficit chronique du commerce extérieur, l’existence d’un chômage structurel important, l’explosion des déficits et de l’endettement, le regain de la pauvreté….

L’explication de cet échec réside dans le fait que la France a mal négocié le mouvement de « globalisation » qui a remodelé la planète à partir des années 1980. Cette seconde mondialisation (après celle du XIXème siècle et de la Belle Epoque) a été même qualifiée d’ « hypermondialisation », caractérisée par la rapidité de la globalisation économique avec l’installation d’un marché mondial  par l’essor des échanges, des moyens de communication et des conceptions économiques libérales  résumées par le terme « consensus de Washington ». Dans cette seconde mondialisation, l’Asie a tiré son épingle du jeu, de même que les Etats-Unis et une partie de l’Europe (Allemagne, Suisse, Autriche, Benelux, Pays scandinaves). Mais, même au sein des pays européens, la France fait exception par la médiocrité de ses performances économiques.

Voir la vidéo : Les tribulations de la mondialisation, par Suzanne Berger (Professeur au MIT)

 

Si on veut résumer la cause de la situation défavorable du pays, on peut dire que la France a mal négocié la sortie du modèle « keynésio-fordiste » des décennies d’après-guerre. Des années 1980 aux années 2000, les élites politiques et administratives ont réalisé une adaptation imparfaite, mal conduite et mal expliquée, et donc mal admise par une grande partie de sa population. La plupart des réformes ont continué à être pensées dans la perspective de l’économie protégée d’autrefois. On peut illustrer cela par les mesures de politique économique qui présentent une constante, à savoir le choix pour d’une politique de la demande et de la dépense publique qui privilégie les consommateurs, supposée stimuler le marché et ses producteurs. C’est le sens des plans de relance de 1975, 1981-1982, 2008, et sur toute la période d’une politique de soutien public des dépenses sociales pour laquelle les notions de rigueur et d’austérité sont bannies. Or, ces choix qui fonctionnaient dans l’économie semi-fermée de rattrapage des Trente Glorieuses sont devenus contre-productifs dans l’économie ouverte et globalisée de la fin du XXème siècle, et sont une des raisons majeures du chômage structurel qui n’a cessé d’affecter notre pays. Quant aux idées de compétitivité et de montée en gamme des productions, de poids des charges sociales et des impôts de production sur le prix de revient des produits dans un univers désormais globalisé, elles demeurent sur la période réservées au discours des organisations patronales et de quelques économistes éclairés. Il faudra attendre le « choc de compétitivité » de François Hollande et du gouvernement de Jean-Marc Ayrault en 2013 avec l’entrée en vigueur du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) pour voir la France s’engager enfin dans une politique de l’offre, c’est-à-dire une politique permettant aux acteurs économiques français d’améliorer leur offre de biens et de services.

Et pourtant si les autorités publiques et les élites politico-administratives ont échoué à rénover le modèle français d’Etat-providence, d’autres secteurs ont su trouver des solutions pour s’adapter à la nouvelle donne mondiale. C’est ainsi que de nombreuses entreprises françaises, grandes, moyennes ou petites, se sont montrées remarquablement dynamiques et performantes pour trouver des relais de croissance que n’offrait plus le marché domestique, ou pour échapper aux lourdeurs administratives et fiscales du territoire national. Une partie significative de l’économie française est ainsi entrée dans l’ère de la globalisation, d’où une série de crispations récurrentes à l’égard de ces entreprises qui sont pourtant les moteurs essentiels de l’économie.

Voir l’étude de cas « Saint-Gobain : une entreprise toujours en phase avec son temps »

I- Le recul français

Du début des années 1980 aux années 2010, la production française de biens et de services a augmenté de façon plus lente que dans l’ensemble du monde. Le poids relatif de la France était encore de 3,5% du PIB mondial en 1983 ; il atteint seulement 2,4% en 2016. Et le décrochage de la France est net, non seulement par rapport aux pays émergents, mais aussi par rapport à bon nombre de pays européens. Depuis les années 1980, les pays d’Europe appartenant à l’axe rhénan et au massif alpin (Suisse, Allemagne, Pays-Bas, Autriche) ainsi qu’à la Scandinavie (Danemark, Suède, Finlande) font mieux que notre pays en matière de dynamisme économique.

Le vrai frein à la croissance française s’explique par trois indicateurs étroitement liés entre eux : le pourcentage de l’industrie dans le PIB, la balance commerciale, et le taux d’emploi. La désindustrialisation de la France apparaît dans les années 1970 et n’est pas limitée aux secteurs traditionnels que sont le textile, l’industrie et les chantiers navals. Dès cette époque, les industries plus récentes liées au boom de la consommation de masse des années 1960 sont également affectées. Et dans les années 2000 la désindustrialisation se poursuit, touchant des secteurs comme l’automobile ou l’industrie agro-alimentaire. Les seules entreprises qui tirent leur épingle du jeu sont celles du CAC 40, qui réalisent à l’étranger 70% à 80% de leur excédent brut d’exploitation, qui sont spécialisées dans le luxe, protégées par leurs appellations, ou encore fortement soutenues par l’Etat, comme l’aéronautique et les industries d’armement. De 1974 à 2017, l’emploi salarié dans l’industrie française a chuté de 5,721 millions d’emplois à 3,143 millions d’emplois, soit une perte sèche de 2,6 millions d’emplois. Aucun pays de l’OCDE, excepté la Grande-Bretagne, n’a connu une saignée aussi prononcée de sa population employée dans l’industrie. Et si on considère la part de l’industrie manufacturière dans le PIB, les chiffres révèlent la même évolution que pour l’emploi. En 1974, la valeur ajoutée du secteur représentait 23,5% du PIB de la France. En 2017, elle n’est plus que de 10%, contre par exemple 27% en Allemagne et en Suisse, et entre 15% et 25%  dans la plupart des pays de l’OCDE. Sans compter qu’aux 2,6 millions d’emplois perdus dans les entreprises industrielles françaises, il faut ajouter, l’ensemble des emplois de services liés à l’industrie. Chaque emploi industriel perdu a généré la disparition de deux emplois dans les services, ce qui fait que la perte totale d’emplois est estimée à 7,5 millions, soit le quart de la population active française actuelle. De plus, une industrie faible conduit mécaniquement à une balance commerciale déficitaire. Amorcée en 1974, la baisse des parts de marché mondiales des exportations françaises est constante, sauf entre 1984 et 1992. Après 1999, elle s’accélère même en raison d’une détérioration supplémentaire de la compétitivité de l’industrie manufacturière française. Entre 1999 et 2012, la part de marché mondiale des exportations françaises baisse de 46%, contre 20% pour l’Allemagne, 34% pour l’Italie, et seulement 13% pour l’Espagne. Il est vrai que l’évolution  décevante du déficit commercial français est compensée dans une certaine mesure par les services, mais pas suffisamment pour couvrir le déficit des transactions courantes. Quant à la cause de la persistante faiblesse française, elle réside avant tout dans un manque de compétitivité. Comme l’exprime en 2013 Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, « la France n’a pas trouvé sa place dans la mondialisation ».

Voir la note de lecture du livre de Patrick Artus et Marie-Paule Virard « La France sans ses usines »

II- Une politique industrielle inadaptée

Le déclin de l’industrie française n’est pas un phénomène récent. Déjà au tout début des années 1980 Maurice Lévy-Leboyer pouvait constater que la situation de l’industrie française était plutôt médiocre. Après la belle expansion d’après-guerre, cette industrie subit de plein fouet  la restructuration industrielle mondiale qui accompagne la crise de 1974 : ralentissement des marchés porteurs traditionnels qui avaient soutenu la croissance depuis 1945, surcapacité dans les secteurs moteurs, concurrence des nouveaux pays d’Asie du Sud-Est mais aussi d’Amérique latine et du bassin méditerranéen, développement de la spécialisation industrielle entre pays développés, essor de technologies autour de l’électronique et de l’informatique. Et cette crise industrielle va s’avérer durable. Le rythme de croissance de la production industrielle passe de 6% à 1% par an entre 1974 et 1990, avec de fortes fluctuations. La rentabilité des entreprises françaises s’effondre, entraînant endettement, hausse des charges financières et baisse des investissements. L’affaiblissement  des entreprises françaises peut-il être compensé par des interventions de l’Etat ? C’est tout l’enjeu de la politique industrielle. Et le retour sur les politiques industrielles suivies depuis les années 1980 peut donner matière à maintes critiques. Des mesures à grand spectacle (plans de sauvetage d’entreprises moribondes, plans sectoriels, aides de toutes natures) ont masqué le maintien, voire le renforcement d’une fiscalité ruineuse pour les entreprises. Après des années de persistance d’un chômage de masse qui frappe d’abord les catégories populaires, on ne peut que constater l’échec des politiques industrielles suivies depuis 1974 et la logue désindustrialisation qui s’en est suivie. Loin de toute fatalité culturelle ou entrepreneuriale, le redressement de l’industrie française repose d’abord sur la nécessité de donner aux entreprises les marges d’indépendance financière qui ont permis à celles des pays voisins de reprendre l’embauche et d’améliorer ainsi le pouvoir d’achat des habitants.

Voir la note de lecture du livre d’Elie Cohen « Souveraineté industrielle. Vers un nouveau modèle productif ».

III- Un Etat-providence toujours plus lourd

Depuis la fin des Trente Glorieuses, les gouvernements de la France n’ont jamais remis en cause le modèle social de l’Etat-providence, largement financé par les entreprises. Au contraire, pour apaiser une « colère sociale » toujours prête à éclater, ils n’ont pas cessé de l’élargir. Quelques chiffres en témoignent. Au début des années 1960, la part des dépenses publiques dans le PIB était de 35%. Vingt ans plus tard, au début des années 1980, elle équivalait à la moitié de la richesse nationale. Elle a continué ensuite à progresser pour atteindre 57 points de PIB en 2015. Plus grave encore, la France est le seul grand pays européen à ne pas réduire le poids de ses dépenses publiques, en les augmentant au contraire. Entre 2010 et 2014, elles ont ainsi augmenté de 991 à 1243 milliards d’euros, alors qu’elles baissaient partout ailleurs (et elles représentent toujours 57% du PIB en 2023).

On peut donc dire que l’Etat-providence français, en dépit de quelques adaptations, n’a jamais cessé de s’élargir, et avec lui, la dépense et la dette publiques. Cela traduit une préférence qui n’a jamais été remise en cause pour une croissance reposant moins sur les exportations et les productions à haute valeur ajoutée que sur la demande intérieure stimulée par la dépense publique. La France semble ainsi vouée à la dépendance au sentier (path dependency ou path dependence), notion qui explique comment les décisions prises par les décideurs publics à un moment donné sont d’emblée influencées par l’ensemble des décisions antérieures. Cela explique que les politiques publiques qui s’écartent trop du cours politique et social admis soient rarement adoptées.

Voir la notion « Etat-providence »

IV- Et plus globalement une difficulté récurrente à réformer le pays

Au début des années 1980, la France, qui a fait le choix de l’Europe et de l’économie ouverte, passe d’une économie administrée à une économie déréglementée. Et pourtant le pays a plus subi qu’il n’a assumé cette grande transformation. Ses gouvernements ont procédé à quelques adaptations de détail mais n’ont pas remis en question le système conçu en 1945 pour une économie fermée. De 1983 à 1988, l’Hexagone a peu tiré parti de la reprise mondiale du contre-choc pétrolier, enregistrant un taux de croissance inférieur à la moyenne européenne, avant de chuter plus lourdement que d’autres de 1989 à 1993. Quant au rebond des années suivantes, lié à une mondialisation accélérée à l’échelle du globe, il n’a pas permis de rattraper ce retard de croissance.

Et si à partir de 1995 on peut dire que le système économique français fonctionne désormais selon les règles du marché, il apparaît clairement que la classe politique de l’époque et l’opinion continuent à raisonner comme si la France n’était pas entrée dans l’économie ouverte de la mondialisation. En témoigne par exemple la mise en œuvre d’une mesure qui sera lourde de conséquences pour l’économie française, la réduction du temps de travail (RTT) à 35 heures en 1998. Au total, jusqu’en 2002, les responsables politiques qui se succèdent au pouvoir sont incapables de réduire le chômage de masse et d’adapter les politiques économiques et sociales à la situation née du choix de mars 1983 de rester en Europe. 

Il faudra attendre le début des années 2000 pour que les pouvoirs politiques se décident enfin à mettre en œuvre une série de réformes d’esprit libéral afin d’adapter l’économie française aux nouvelles réalités de la compétition internationale, sous trois présidents de la République successifs (Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande). Un basculement timide vers l’économie de l’offre s’opère, dont le CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi),entré en vigueur le 01 janvier 2013, fournit la meilleure illustration. Le changement est d’ampleur modeste, si on le compare aux restructurations accomplies au Danemark, en Allemagne ou en Suède. Mais c’est une étape importante pour la France puisque l’entreprise cesse d’être perçue comme un lieu d’exploitation des travailleurs. Celle-ci devient un bien commun à développer dans l’intérêt de la société et des salariés eux-mêmes. Au passage, cette nouvelle conception rencontre la montée continue de la Responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE, établie par plusieurs textes notamment européens et français depuis la première moitié des années 2000 (et consacrée en France par la loi PACTE du 22 mai 2019).

Cependant, si on essaie de tirer un bilan global de ces 40 dernières années, il est clair que, faute de médiations nécessaires entre l’Etat et la société, la France n’a pas su réaliser la transformation que des pays comme les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, l’Allemagne, ont opérée en quelques années autour de la rénovation du compromis entre capital et travail après celui des années d’après-guerre.

Voir la synthèse « La responsabilité sociale de l’entreprise »

Quatrième de couverture

Affaiblissement, déclin, déclassement, suicide…. Les qualificatifs ne manquent pas pour souligner la contre-performance de la France « depuis 40 ans » selon l’expression consacrée ! A la différence de la plupart des pays développés et émergents, la France s’est enlisée durablement dans une série de domaines clés : désindustrialisation, commerce extérieur, chômage de masse, désespérance sociale…

Michel Hau et Félix Torres proposent la première explication d’ensemble de ce phénomène, qui contraste avec la période faste des Trente Glorieuses. Le recul français est la conséquence de l’absence d’un virage qui aurait adapté le modèle de croissance français à la crise des années 1970, puis à l’ère d’un monde globalisé. Alors que la plupart de nos voisins européens se sont insérés dans l’échange international et ont augmenté le taux d’emploi de leur population, la France et ses élites se sont enferrées dans des choix politiques et économiques erronés : politique de la demande favorisant les producteurs étrangers, impôts de production décourageant l’offre nationale, alourdissement continu d’un Etat-providence devenu le brancardier d’une crise sociale structurelle.

Le décrochage français donne à comprendre les raisons de cette adaptation si difficile et de réformes si souvent impossibles.

V- Conclusion

Le 14 mai 2017, renversant le clivage traditionnel droite-gauche du paysage politique français, Emmanuel Macron est élu président de la République, et 5 années plus tard, reconduit à l’Elysée en 2022. Même s’il est trop tôt pour tirer le bilan de ces années, on peut quand même dire que le président Macron a poursuivi la politique d’offre de son prédécesseur, tout en persistant dans la tradition française de déficit (déficit rendu toutefois momentanément nécessaire à l’occasion de la pandémie de Covid-19). Quatre décennies après le tournant français de la rigueur, il reste toutefois un long chemin à parcourir pour que le souci de la compétitivité fasse enfin partie des priorités françaises.

Les auteurs

Michel Hau est professeur émérite à l’Université de Strasbourg, dont il a dirigé l’Institut d’Histoire économique et sociale de 1987 à 2011, auteur d’articles et de livres consacrés à l’histoire des entreprises et à l’économie allemande.

 

Félix Torres, chercheur HDR à Sorbonne Université, est le directeur fondateur du cabinet d’histoire économique Public Histoire, auteur de nombreuses histoires d’entreprises et d’institutions.

 

Tous deux ont fait paraître en 2020 Le virage manqué. 1974-1984 : ces dix années où la France a décroché (Les Belles Lettres), Prix Edouard Bonnefous de l’Institut de France.

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