La fabrique de la défiance

Yann Algan, Pierre Cahuc, André Zylberberg

L'ouvrage

Les auteurs du livre partent d’un constat : la France souffre d’un pessimisme social qui se traduit par un niveau élevé de défiance entre les citoyens, d’un déficit de coopération, et d’une dégradation du « vivre ensemble ».

Or, de nombreux travaux, y compris les plus récents, montrent que le bien-être dépend essentiellement de la qualité des relations sociales, davantage que du dynamisme de la croissance et de l’amélioration du pouvoir d’achat. Le mal français serait dû à un cercle vicieux, alimenté par l’élitisme scolaire et le fonctionnement très hiérarchique des entreprises et de l’Etat : en effet, l’école est conçue comme une « machine à trier », qui sélectionne par l’échec : en retour les entreprises et les pouvoirs publics s’appuient sur les relations verticales hiérarchiques pour gérer les ressources humaines…ce qui renforce l’institution scolaire dans son rôle de classement, plutôt que dans la volonté de pousser à la coopération et à l’entraide. Ces relations verticales sont complétées par une fragmentation verticale liée à la juxtaposition des corporatismes où chaque groupe professionnel essaie de tirer parti du bien public. Si la quête d’un modèle social importé de réussites étrangères semble illusoire, le cercle vicieux de la défiance pourrait être enrayé si les responsables politiques prenaient toute la mesure des mécanismes qui minent le lien social.

L’enfer c’est les autres.

Parmi les quatre-vingt-dix-sept pays couverts par les enquêtes du World Value Survey, la France se situe en queue de peloton des nations en matière de confiance entre les citoyens (avec le Portugal et la Turquie). En Suède, au Danemark, et en Norvège, le niveau de confiance est en moyenne trois fois plus élevé. Or lorsque le niveau de défiance se situe à un tel degré, le repli individualiste devient une attitude logique (si les autres sont indifférents à mon égard, pourquoi devrais-je tenir compte de leurs opinions ou de leurs actions dans la conduite de ma vie personnelle ?) et le déficit de réciprocité (don/contre-don) et de coopération, de civisme (consentement à payer ses impôts) est alors d’autant plus important.

Les Français sont parmi les pays d’Europe ceux qui se représentent le plus la structure sociale de manière pyramidale et hiérarchisée selon des statuts, loin devant les pays scandinaves, l’Allemagne, l’Espagne. La sensation de vivre dans une telle société s’accompagne du sentiment que la concurrence y est déloyale et que les règles sont systématiquement contournées (52% des Français estiment que « de nos jours on ne peut arriver au sommet sans être corrompu » contre 20% aux Etats-Unis, et près d’un Français sur deux considère que la plupart des chômeurs ne font pas de véritables efforts pour trouver un emploi contre 18% des Danois). Cette défiance se manifeste également dans le monde du travail : moins d’un Français sur quatre est prêt à travailler davantage que ce qui lui est demandé afin d’aider son entreprise ou son organisation à réussir, en raison notamment d’un fort sentiment d’injustice dans la valorisation du travail.

En effet, plus d’un Français sur deux considère qu’il n’est pas payé correctement étant donné ses efforts et la qualité de son travail, d’où un haut niveau de conflits entre salariés et managers en France. On constate aussi le manque de confiance envers les institutions : dans les enquêtes, les Français se méfient de la justice, sont critiques des élus, des partis politiques et de la démocratie représentative. Même si la confiance est forte dans le système de soins, la défiance est néanmoins grande en ce qui concerne les syndicats et les acteurs de la vie économique (entreprises, banques), sentiment que la crise financière a encore aggravée. La société française est ainsi fortement anxiogène : une angoisse qui se manifeste par un haut niveau de consommation d’anxiolytiques et de psychotropes, et par une détresse psychologique préoccupante d’une partie de la jeunesse (la France se classe au 3ème rang des pays de l’Union européenne en termes de consommation d’antidépresseurs et en tête des pays d’Europe de l’Ouest en ce qui concerne les suicides ou les tentatives de suicide). Les auteurs posent alors la question : et si nous étions tous riches ? Serions-nous plus heureux pour autant ? En réalité, rien n’est moins sûr…

En effet, « aujourd’hui nous sommes dix fois plus riches, travaillons deux fois moins et vivons trente ans de plus qu’il y a seulement un siècle ». Mais en réalité une grande partie d’entre nous se déclarent peu satisfaits : pour ceux qui ont un faible revenu, l’état de santé, l’espérance de vie et le bien-être augmentent bien avec leurs ressources (la pauvreté diminue fortement le bien-être), mais cette relation s’amenuise au fur et à mesure que le revenu augmente. Aux Etats-Unis par exemple, des études ont montré que le bien-être ne s’accroît plus quand le revenu dépasse l’équivalent de 3500 euros par mois : cette relation distendue entre la richesse et le bien-être est connue sous le nom de « paradoxe d’Easterlin ». D’autant que les individus sont nettement plus sensibles à leur revenu relatif, et donc à leur position sur l’échelle sociale, qu’au niveau absolu de ce revenu : en effet, notre bien-être se détériore lorsque notre statut social se dégrade, c’est-à-dire quand nos voisins deviennent plus riches. Dès lors un accroissement des inégalités de revenus est associé à une détérioration du bien-être de l’ensemble de la population, et les sociétés les plus inégalitaires ont bien celles où la confiance dans les autres est la plus faible.

Et pourtant, la France demeure un pays où les inégalités de niveau de vie sont parmi les plus faibles en Europe, juste après les pays nordiques, même si l’aversion pour l’inégalité y est plus forte qu’ailleurs, notamment parce que les citoyens y considèrent moins qu’ailleurs que la réussite est liée au travail et au talent, mais davantage aux connivences et à l’héritage. Pourtant, en France, les inégalités de revenus ne sont qu’une facette de la distance sociale. Le poids de l’Histoire est une donnée importante : au-delà des grands chocs historiques (comme les guerres), le ralentissement de la croissance s’est accompagné d’une dégradation des rapports sociaux, mais les experts considèrent que la qualité des institutions joue un rôle crucial pour la confiance au sein des économies de marché : les marchés ne peuvent fonctionner correctement que s’ils sont encadrés par une réglementation adaptée. La libéralisation rapide de l’économie des pays de l’ex-URSS l’a dramatiquement démontré : en l’absence d’institutions adaptées aux échanges (droits de propriété, règles juridiques, monnaie), la corruption et la défiance entre les citoyens ont explosé.

Une société hiérarchique.

En France, l’école contribue fortement à la défiance : en plus des dégâts causés par l’élitisme forcené, les pratiques pédagogiques verticales, fondées sur un rapport d’autorité entre le maître et l’élève, et la priorité donnée à la transmission des connaissances se payent d’un déficit criant en matière de travail de groupe et de coopération entre les individus. C’est le contraire dans les pays nordiques et les pays anglo-saxons, où l’école est davantage conçue comme une communauté au sein de laquelle l’expression individuelle et les activités collectives sont privilégiées, et où la primauté est donnée à la pédagogie et à l’écoute des élèves.

Or l’école française ne développe pas suffisamment la confiance des élèves envers les autres, envers les enseignants, et les institutions en général : plus de la moitié des élèves français considèrent par exemple que leurs enseignants ne leur donnent pas « la possibilité d’exprimer leur opinion » lors des cours. Les comparaisons internationales montrent que les élèves français obtiennent des scores décevants dans les épreuves où il faut savoir s’adapter, faire preuve d’esprit critique et d’innovation, et donc sortir du cadre scolaire. L’école française développe ainsi une « obsession hiérarchique » que l’on retrouve également dans l’entreprise : être classé scolairement revient à être classé socialement.

L’angoisse des élèves face à certaines matières atteint un niveau très élevé en France, à cause de l’enjeu que représentent le classement et les notes : par exemple, 57% des élèves de 15 ans se déclarent angoissés face aux mathématiques, au 3ème rang des pays de l’OCDE après le Mexique et la Corée du Sud et à égalité avec le Japon. Les comparaisons internationales montrent ainsi le gâchis humain produit par la « machine à trier » qu’est l’école. Les études montrent qu’entre 2000 et 2009, l’écart entre les élèves les plus faibles et les plus forts s’est accru, du fait principalement d’une baisse des résultats des élèves les plus faibles. Les inégalités au sein du système éducatif français ont donc augmenté depuis une dizaine d’années : or les pays qui affichent les meilleures performances scolaires sont ceux où les inégalités sont les plus faibles.

Ainsi, l’univers hyper-hiérarchisé dans l’institution scolaire puis dans le monde professionnel crée de l’angoisse et de la défiance qui pénalise l’économie. Dans l’entreprise française, généralement les consignes partent du haut pour descendre tous les échelons sans véritable concertation : héritage de nos monarchies passées, l’autonomie des salariés et leurs opportunités de coopérer sont davantage limitées que dans les autres pays européens. Le poids des Grandes Ecoles (comme Polytechnique et l’ENA) et de leurs réseaux d’anciens élèves reste par ailleurs très fort dans la direction des entreprises nationales, à la fois dans le secteur public et le secteur privé.

Selon les auteurs, « la méfiance des salariés à l’égard de leurs dirigeants est d’autant plus marquée que le système scolaire reproduit les inégalités, (…) car les enquêtes internationales démontrent que « le milieu familial détermine chez nous bien plus qu’ailleurs les résultats scolaires des élèves », loin devant la moyenne des pays de l’OCDE. Selon le prix Nobel d’économie en 1972 John Kenneth Arrow, la confiance est le facteur primordial de la croissance, et à l’inverse la défiance agit comme une taxe et une entrave au développement. La confiance favorise la réactivité des salariés, l’adoption de méthodes efficaces, le travail en équipe et l’innovation.

Un dialogue social introuvable.

Selon les auteurs, les relations professionnelles dans la France du XXIème siècle sont exécrables, le niveau de conflictualité y étant exceptionnellement élevé. Pour analyser les carences du dialogue social, il faut se tourner vers l’architecture du syndicalisme dans notre pays. Il y a environ 8% de syndiqués en France, ce qui constitue le taux le plus faible de l’OCDE. Or un syndicalisme de masse favorise la coopération et la confiance ; c’est ce que l’on peut observer dans les autres pays où le taux de syndicalisation est nettement plus élevé et le dialogue social plus apaisé. Or, en France le syndicalisme est dominé par des professionnels de la représentation et les syndicats ne comptent que peu d’adhérents, ce qui favorise la culture du conflit.

La très faible représentativité des syndicats en France pourrait expliquer en partie la faible qualité de nos relations de travail. Par ailleurs, le syndicalisme à la française cache de nombreuses inégalités, entre les entreprises sous statut (SNCF, RATP, EDF) où le taux de syndicalisation est d’environ 17%, et le reste de l’économie où il n’est que de 3,6%. « La vie syndicale est en train de s’éteindre, notent les auteurs. Aujourd’hui elle se résume à quelques dizaines milliers de professionnels de la représentation, issus pour la plupart des entreprises sous statut, et financés de manière obscure et plus préoccupés par la survie de leurs organisations que par les attentes des salariés et l’amélioration de l’efficacité du tissu économique ». Le financement des syndicats serait en cause : celui-ci ne provient que marginalement des cotisations, et ils perçoivent d’importantes subventions de l’Etat, des collectivités et des comités d’entreprise.

Ainsi, en Belgique, en Allemagne, en Grande Bretagne, en Italie, en Suède, le montant des cotisations représente environ 80% des recettes totales des syndicats. Cette situation d’opacité ne favorise pas la confiance et nuit à la qualité du dialogue social. En matière de droit du travail, le constat est également préoccupant : le marché du travail français demeure marqué par un fort dualisme entre un noyau de salariés qui bénéficient de la stabilité de l’emploi et une zone périphérique, confrontée à la précarité de l’emploi, une situation due au clivage marquant en France entre les CDI et les CDD. Si la France se range parmi les pays où la protection de l’emploi est la plus forte (avec le Mexique, la Turquie et la Grèce, mais à l’opposé des Etats-Unis et du Danemark), le sentiment d’insécurité dans l’emploi est également parmi les plus élevés des pays de l’OCDE.

Un certain nombre de travaux montrent ainsi que plus l’emploi est « protégé » par la législation…plus celui qui l’occupe est angoissé. Ainsi dans les classements internationaux, le Portugal est le pays où la rigueur de la protection de l’emploi est la plus forte et celui où le sentiment d’insécurité est le plus élevé. A l’inverse le Danemark arrive à concilier une protection de l’emploi peu contraignante et un sentiment de sécurité élevé des salariés. Au nom de la « flexicurité » sur le modèle danois, les auteurs préconisent ainsi que l’on protège davantage les individus (assurance chômage généreuse, service public de l’emploi efficace) que les emplois et les statuts.

En France, les chômeurs restent ainsi relativement mal accompagnés et mal protégés : « les salariés qui ont la chance d’être titulaires d’un CDI sont alors plus enclins à ne pas bouger, ce qui accroît, à terme, la segmentation du marché du travail et la difficulté d’insertion des jeunes peu qualifiés ». Pour en finir avec le « mille-feuille » des statuts sur le marché du travail, ils souhaitent la création d’un contrat unique de travail sur la base de différents rapports économiques publiés ces dernières années qui vont dans ce sens.

Enfin, Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg déplorent la complexité du fonctionnement de l’Etat social qui mine la confiance des citoyens, en matière de régime de retraite notamment et de versement des aides sociales. Les méfaits du corporatisme sont également perceptibles en ce qui concerne les niches fiscales qui permettent à certaines catégories d’échapper à l’impôt. Enfin, le niveau de défiance des citoyens français à l’égard de leurs institutions est également très élevé : sur l’ensemble de la période 2002-2008, 71% des Français disent avoir une faible confiance dans le Parlement, ce qui constitue la plus forte défiance des pays d’Europe de l’Ouest selon l’enquête European Value Survey, en raison notamment du cumul des mandats qui favorise le clientélisme et les conflits d’intérêt, en particulier à l’échelon local, et bloque le renouvellement des élus. Les auteurs remarquent ainsi que « l’état de santé de notre démocratie a de quoi nous inquiéter ». Il s’avère urgent selon eux de restaurer la confiance dans l’action des pouvoirs publics et l’efficacité des politiques publiques.

Quatrième de couverture

La défiance est au cœur du pessimisme français. Elle détruit inexorablement notre goût de coopérer et de vivre ensemble. Elle n’est pourtant pas un héritage culturel immuable. Au terme d’une analyse iconoclaste, Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, trois économistes réputés, montrent comment la défiance résulte d’un cercle vicieux où le fonctionnement hiérarchique et élitiste de l’école nourrit celui des entreprises et de l’Etat. S’y ajoute une logique corporatiste, où chaque profession essaie de tirer au mieux parti de l’argent public, le plus souvent…au détriment des autres. En amorçant des réformes vite abandonnées, en multipliant les faveurs fiscales ciblées, en laissant proliférer les conflits d’intérêt, le pouvoir a, au contraire, depuis une décennie, aggravé la crise. Sommes-nous pour autant condamnés à cet engrenage paralysant ? Un Etat libéré des logiques clientélistes, une école moins obsédée par les classements, une renonciation aux statuts de toutes sortes sont autant de moyens de sortir du déclin qui nous menace. En vérité, le changement ne passe pas forcément par l’ambition de tout changer tout de suite. Il n’y a pas de fatalité au mal français, au contraire. La confiance aussi se fabrique : c’est la bonne nouvelle de ce livre !

Les auteurs

  • Yann Algan est économiste et universitaire, professeur à Science Po. Ses travaux portent principalement sur le rôle des valeurs et de la culture pour comprendre les comportements économiques
  • Pierre Cahuc est économiste. Il est professeur à l’École polytechnique, membre du Conseil d’Analyse économique (CAE). Ses travaux portent sur le marché du travail, la macroéconomie et sur les relations entre la culture et les performances économiques.
  • André Zylberberg est économiste, spécialiste du marché du travail. Il est Directeur de Recherche au CNRS et membre du Comité National de la Recherche Scientifique.

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