Auteur : Philippe Tibi est Professeur d’économie et stratégie à l’École polytechnique et Président-fondateur de Pergamon Campus.
En Europe, cette fois, c’est vraiment différent
En Europe, la crise sanitaire s’est déjà transformée en crise économique. Le chômage de masse est une hypothèse sérieuse, avec comme conséquence probable un regain des tensions politiques et géopolitiques. C’est en tout cas une des leçons des crises financières des subprimes (2008) et de la dette publique (2011). L’Union Européenne n’avait pas su répondre suffisamment rapidement à ces chocs financiers, au contraire des États-Unis. L’attentisme de cette « décennie perdue » aura énormément coûté : croissance économique anémique ; polarisation du marché de l’emploi ; montée des inégalités de patrimoine ; déclin de la foi dans les représentations démocratiques traditionnelles ; Brexit et fractures entre le Nord et le Sud de l’Union Européenne.
La crise du Covid-19 peut donner lieu à des conséquences du même ordre, en pire. En effet, les cicatrices de la Grande Récession ne sont pas refermées. Le recul de l’économie est beaucoup plus important. Le coût de la sécurité sanitaire sera très significatif : la distanciation physique détériore la productivité tandis que la volonté de réformer les chaînes de valeur mondiales de la santé est synonyme de coûts plus élevés. La situation internationale s’est aussi beaucoup dégradée en dix ans. Comme dans les années 30, la crise développe la pulsion protectionniste. La guerre commerciale et technologique sino-américaine et les attaques répétées de l’administration Trump contre le multi-latéralisme rendent difficile une réponse mondiale coordonnée et efficace. C’est une très grande différence avec 2008.
C’est pourquoi l’Union Européenne a finalement réagi très rapidement et très positivement, à l’aune de ses standards institutionnels. La Banque centrale européenne (BCE) a massivement soutenu le financement de l’économie. Les fonds européens sont mis à contribution. La France et l’Allemagne lancent enfin une initiative politique majeure et inédite en proposant ensemble, pour la première fois, des aides (et non des prêts) aux pays les plus affectés par la pandémie. Ces avancées sont très positives mais elles ne permettront pas, à elles seules, un retour à bonne fortune.
Pas de sortie de crise sans retour de la productivité et de la croissance
L’avenir politique de l’Union Européenne n’est pas écrit, mais une chose est certaine. L’endettement public va atteindre un niveau incompatible avec le retour à une situation économique normale. Un tel endettement n’est supportable qu’avec des taux d’intérêt ultra-bas, voire négatifs. Des taux permis par la politique hétérodoxe des banques centrales et une épargne qui ne trouve pas matière à suffisamment d’investissements productifs. Or la politique des banques centrales n’est pas gravée dans le marbre. En effet, même s’il est juridiquement contestable, le récent jugement du tribunal constitutionnel allemand donne la mesure de la fragilité de la position de la BCE. Le retour de l’inflation, possible dans un monde protectionniste, priverait la BCE et la FED du fondement de leur argumentaire en faveur de la création monétaire. Quoi que disent et fassent les banques centrales, les marchés pourraient enfin finalement reconsidérer les primes de risque face à l’ampleur des déficits budgétaires.
Causée par un endettement excessif, la Grande Récession a été combattue par un recours encore accru à la dette. Ce paradoxe trouvera sa limite. Les gouvernements ne peuvent se reposer indéfiniment sur l’autorité des banques centrales. Ils doivent reprendre l’initiative. Le seul remède structurel à l’endettement est la croissance de l’économie. La politique monétaire évite des catastrophes, elle ne crée pas de valeur économique.
Dans une économie développée, la productivité est un ingrédient essentiel de la croissance. Elle est malheureusement en panne dans le monde entier. Les gains de productivité sont en baisse régulière depuis le milieu des années 70, à l’exception de la période 1996-2004[1]. Aux États-Unis, malgré une apparente effervescence technologique, il est vraisemblable que le progrès technique soit « confisqué » par la petite élite des « superstar firms »[2] et par le pouvoir de marché croissant des leaders de chaque secteur industriel[3]. Notre conviction est qu’en Europe, la base technologique est simplement insuffisante. Penser que la seule puissance technologique garantit la prospérité économique est sans doute naïf. Mais traiter, de fait, la technologie comme une simple commodité facilement accessible sur un marché relève d’une insouciance coupable. Les très vives tensions sino-américaines, centrées sur la domination des technologies de rupture nous en donnent une preuve évidente.
L’Europe doit prendre son (capital) risque
Notre continent a « inventé » la révolution industrielle. Il en a bénéficié pendant 150 ans, en termes de puissance industrielle, économique et géopolitique. A contrario, les pays dominants de l’époque antérieure ont subi les conséquences très négatives de leur passivité face à la compétition technologique. Cette situation est aujourd’hui révolue.
L’Europe représente aujourd’hui près du quart de la recherche-développement et du PIB mondial, mais seulement 10% des technologies émergentes. Ce secteur est dominé par les Américains et les Chinois, qu’il s’agisse des géants de l’internet ou des champions de l’intelligence artificielle et des biotechnologies. Elle risque donc de se trouver rapidement marginalisée car ce déséquilibre survient au début d’une nouvelle révolution industrielle, porteuse de très importants gains de productivité. Les technologies du 21ème siècle promettent en effet de domestiquer la puissance cognitive, tout comme la maîtrise de la puissance mécanique transforma le monde d’hier, grâce aux avancées scientifiques et techniques du 19ème siècle.
Les succès américains et chinois résultent de choix stratégiques délibérés : le développement d’universités de recherche de très haut niveau, une politique industrielle qui a associé le public et le privé dans des stratégies de long terme et le recours au capital risque pour sélectionner et développer les firmes capables de devenir des leaders continentaux et mondiaux. Ces recettes sont évidemment accessibles à une Europe dont la recherche et le tissu industriel demeurent très puissants. La taille de son marché et son attractivité naturelle lui permettraient de briguer les premiers rôles. Les questions des modèles universitaires et de la politique industrielle sont complexes et mériteraient d’amples développements. La situation du capital-risque est plus simple.
D’abord parce que les sommes en jeu sont relativement faibles, même à l’échelle du monde. Les start-up ont été financées en 2019 à hauteur de 300 milliards de dollars. À titre de comparaison, l’épargne financière des seuls ménages français s’élève à plus de 5000 milliards d’euros. Ensuite parce que le retard européen (et français) résulte d’une double défaillance de marché. C’est en tout cas la conclusion principale de la mission qui m’a été confiée en 2019 par Bruno Le Maire et Cédric O[4].
En premier lieu, une défaillance de marché dans le capital-risque. Il est en effet assez facile de financer une jeune start-up en France. Notre pays a bénéficié ces dernières années d’un véritable boom entrepreneurial. La Banque Publique d’Investissement (BPI) et les fonds de capital-risque early stage l’entretiennent aisément. Il est en revanche très difficile de trouver en France les capitaux qui financent la croissance et le développement international de sociétés. Avec des conséquences très fréquentes : la stagnation ou la vente prématurée à un concurrent étranger mieux doté financièrement. Les fonds de capital-risque capables de financer la croissance des leaders (fonds late stage) sont très spécialisés. Ils sont dotés d’un capital abondant, de l’ordre d’un milliard d’euros, qui leur permet de mener des levées de fonds typiquement de 100 millions d’euros, souvent nécessaires pour supporter les pertes enregistrées par des sociétés innovantes à la recherche de leur marché. Surtout, l’expérience des gérants et de leur réseau international « achètent » un temps précieux pour le compte des firmes qu’ils financent. La France, et l’Europe, n’abritent pas suffisamment de fonds de ce type. Le développement des meilleures start-up européennes est en définitive très majoritairement assuré par des fonds américains.
En second lieu, une défaillance de l’écosystème européen de gestion de fonds de sociétés cotées. Lorsqu’une start-up est en situation de générer des cash flows à un horizon proche, elle peut choisir la cotation en bourse pour continuer de se financer. Cela n’a de sens que si elle y trouve des capitaux abondants et gérés par des professionnels rompus aux défis spécifiques des secteurs innovants. L’Europe compte très peu de véhicules financiers de ce type. Ils sont nombreux aux États-Unis et il est donc naturel que nos meilleures firmes technologiques fassent le choix d’une cotation sur le NASDAQ.
Ces défaillances de marché ont de sérieuses conséquences. Elles réduisent le flux de potentiels leaders technologiques européens. Elles orientent les survivants vers les États-Unis, où elles trouvent de plus des débouchés commerciaux abondants et profonds. Finalement elles risquent de transformer l’Europe en pépinière de chercheurs, d’ingénieurs et de firmes prometteuses dont l’élite ira se développer en Amérique et en Asie. Au-delà des pertes économiques immédiates, cette situation dégrade la souveraineté européenne et les perspectives de prospérité de ses peuples.
Pour ce qui concerne la France, nous avons convaincu les investisseurs institutionnels de commencer à réparer ces défaillances de marché en allouant six milliards d’euros au financement de fonds de capital-risque late stage et de fonds d’actions cotées « global tech »[5]. Dans le processus mis en place par la mission, ils décident collectivement d’agréer les fonds candidats à ces capitaux et ils décident individuellement d’y investir. Nous pensons en effet qu’un enjeu collectif doit être traité collectivement, mais aussi en responsabilité, par les acteurs. C’est ainsi que nous pourrons atteindre la vingtaine de milliards d’euros jugée nécessaire, dans un premier temps, pour mener l’écosystème d’innovation français au meilleur niveau international. Et peut-être contribuer ainsi au rétablissement économique de notre pays et à la poursuite de sa tradition scientifique et entrepreneuriale.
[1] Aux États-Unis
[2] Frontier firms, technology diffusion and public policies. OCDE, 2015
[3] The great reversal. How America gave up on free markets. Thomas Philippon, Harvard University Press, 2015
[4] Financer la 4ème révolution industrielle. Lever le verrou du financement des entreprises technologiques. Rapport de Philippe Tibi avec la collaboration de Philippe Engebert
[5] https://www.economie.gouv.fr/investisseurs-institutionnels-financement-entreprises-technologiques