Rencontre avec Pierre-Michel Menger, Professeur au Collège de France, chaire Sociologue du travail créateur.
Quels défis cette pandémie impose-t-elle à notre ancrage social ?
Pierre-Michel Menger - D'abord, la pandémie est, pour la première fois, authentiquement planétaire, et toute l'humanité est concernée, par le principe de la contagion, par les vecteurs de la contagion - contacts interpersonnels, mobilité des individus, voyages intra- et internationaux - par les supports d'information et d'échanges via Internet, les réseaux, les médias sociaux, et via la mobilisation mondiale des chercheurs. Nous ressentons avec une intensité sans précédent à quel point notre interdépendance planétaire agit à toutes les échelles - dans notre voisinage immédiat (à un mètre près), dans nos quartiers, dans nos villes, nos pays, nos continents. D'où la question brutalement lancinante : comment chacun de nous peut-il être à la fois un danger et une ressource pour autrui ? comment nous montrer solidaires et coopératifs, à travers l'abstention de contacts ? C''est un défi à la socialité[1], mais c'est la condition de la socialité non infectieuse. Nous comprenons ce de quoi notre interdépendance est faite, dans cette situation limite.
Faisons-nous face à une incertitude « radicale » ?
L'incertitude est omniprésente :
- Sur la nocivité réelle et multiple de ce virus : chaque jour apporte son lot de résultats de recherche pour élargir l'enquête sur l'incidence du virus et sur ses effets immédiats et moins immédiats sur les personnes infectées
- Sur la sélectivité de sa nocivité : quels facteurs ou combinaison de facteurs agissent pour rendre le virus inoffensif ou puissamment pathogène ou léthal ? Nous savons que nous sommes inégalement exposés à l'infection et inégalement exposés au développement de formes graves, léthales ou au contraire invisibles et ignorées de nous-mêmes de l'infection, mais nous ne savons pas comment calibrer tous les facteurs qui agissent pour nous placer dans la situation pathologique sévère ou léthale, ou dans l'innocuité.
Le risque est probabilisable, l’incertitude ne l’est pas, si je me réfère à la fameuse distinction introduite par Frank Knight.
Quelles leçons tirer de cette crise sanitaire ?
Les sociétés et les pays agissent différemment pour lutter contre la pandémie : il y aura des leçons à tirer des comportements prescrits, imposés, adoptés dans des pays qui sont très inégalement frappés par la pandémie. Pour la recherche, c’est un sujet fascinant parce qu'il fait agir de multiples variables - culture de la protection à l'égard des risques, caractère consenti ou imposé du respect des consignes, hétérogénéité ou homogénéité de la population dans le respect de ces consignes, organisation du système de santé et des soins hospitaliers, conditions d'hébergement et de soin des personnes âgées, état des industries productrices des moyens élémentaires (masques, gel hydroalcoolique, respirateurs), capacité de prise en charge sociale des individus fragilisés, efficacité de la recherche médicale et biologique, efficacité et rectitude des décisions publiques ou trajectoire chaotique, ou négationnisme populiste, etc.. Nous apprenons à la fois que toutes ces variables sont actives, mais aussi que toute comparaison sur une, ou sur une sélection de ces variables est trompeuse. Mais nous ne savons pas comment traiter cette complexité, alors que nous devons le faire pour nous faire une image mentale de notre situation.
Tout cela, vous le savez, d'une manière ou d'une autre, aussi bien que moi, puisque nous sommes tous alimentés par un flux considérable d'informations, que nous y prêtons une attention soutenue et que nous partageons beaucoup ce flux dans nos réseaux personnels ou sociaux. Mais vous comme moi sans doute, nous ne parvenons pas à ordonner efficacement la complexité des informations sur des sujets décisifs : répliques possibles de la contagion, traitements efficaces, délai de mise au point d'un vaccin. En revanche, nous savons que des mesures élémentaires - les "barrières" - distance à autrui, protection par des masques et d'auto-identification de son état personnel (infecté ou non), hygiène rigoureuse des mains, sont nos moyens les plus efficaces. En d'autres termes, face à l'extrême complexité créée par les incertitudes que j'indiquais, il y a l'extrême simplicité des protections, mais elle doit reposer sur un auto-contrôle individuel supérieurement vigilant et sur une culture aussi élémentaire qu’efficace de la responsabilité.
Que nous révèle cette crise sur notre société ?
Cette crise majeure fait apparaître ce qui était enfoui comme une somme considérable de réalités implicites, mais qui ne faisaient pas problème ou alors seulement à bas bruit : je pense au vieillissement de nos sociétés et à l'imbrication du sort des générations, imbrication qui peut devenir une dislocation quand les personnes âgées sont frappées très durement, et que les jeunes feront l'épreuve de situations économiques et sociales fissurées pour longtemps. Je pense à la hiérarchie bousculée des métiers, quand soigner, approvisionner, nourrir deviennent des fonctions massivement prioritaires. Je pense au prix accordé à la vie, soudain révélé, impossible à quantifier en situation de crise, et pourtant en augmentation considérable. Je pense à l'assurabilité des risques planétaires, aux effets de la mobilité par des transports en développement exponentiel, je pense enfin à l'apprentissage à marche rapide de cette ressource normalement silencieuse et aujourd'hui rendue visiblement vitale qu'est la responsabilité, à tous les niveaux, du niveau le plus individuel (nous apprenons que nos gestes sont des barrières ou des dangers) au niveau le plus collectif.
Voilà quelques-unes des très nombreuses réflexions qui, pour beaucoup d’entre nous, sont devenues obsédantes et que je veux partager avec vous, avec sérieux et gravité, mais avec confiance dans nos capacités à agir, si nous tirerons de bonnes leçons de cette épreuve sans précédent récent.
Un dernier mot : la difficulté, dans une situation d’incertitude aussi tenace, n’est pas d’échanger et de s’informer, puisque nous avons appris, par nos technologies numériques, nos réseaux et nos accès aux médias du monde entier, à démultiplier notre attention vers une quantité considérable d’informations. La difficulté est d’obtenir un bon rapport signal/bruit, autrement dit de dégager ce qui fait sens et peut consolider l’exercice de l’analyse, du raisonnement et de l’action, sans que le bruit de tout ce qui nous arrive opacifie ce que nous devons retenir comme essentiel. Il n’y a pas à cette difficulté de solution magique, il y a surtout à exercer une incessante réflexivité pour savoir dégager des lignes de force dans le traitement des informations, connaissances et projections qui nous parviennent sans cesse, sans nous laisser prendre au piège des extrapolations et des prophéties simples et bruyantes, ni bien sûr à celui des charlatanismes de toute obédience.
Propos recueillis par Béatrice Couairon, Directrice du Programme Enseignants-Entreprises
[1] Socialité : substantif féminin, Synonyme littéraire de sociabilité