(Source : John Hopkins Coronavirus Resource Center, consulté le 1er mai 2020)
Le 1er mai 2020, alors que plus de 3.3 millions de cas confirmés de Covid-19 et plus de 237.000 décès sont recensés dans le monde entier par l’Université John-Hopkins, L’Organisation mondiale de la santé (OMS) comptabilisait « seulement » un peu plus de 38.000 cas confirmés dans 53 États du continent, dont 1634 morts. Seul le Lesotho n’en déclare aucun. 1% des cas mondiaux pour 16% de la population mondiale. Un miracle ? Dans la première de ces chroniques, j’avais écrit que l’Afrique face au coronavirus était comme la chèvre du conte d’Alphonse Daudet. La chèvre s’est battue jusqu’à l’aube mais a fini par succomber. Le 16 avril dernier l’OMS avait estimé à 10 millions a minima le nombre de morts à y attendre d’ici 6 mois. Mais pourtant l’Afrique semble résister. Alors plusieurs questions se posent : les chiffres sont-ils fiables ? La population est-elle résiliente après avoir connu d’autres vastes épidémies ? Alors que plusieurs États ont confiné leur population, que certains pensent à déconfiner, quelles peuvent être les conséquences de la pandémie dans un continent fragile ?
La question des chiffres
La question de la fiabilité des chiffres africains peut être écartée. Il en est de nombre de pays du continent comme d’ailleurs : les chiffres sont en fourchette basse. Ceux de la Chine semblent largement sous-estimés. Ceux des États européens sont fiables mais les modes de calculs ont été longtemps différents (morts à l’hôpital ? en Ehpad ? comptabilités communales ?). Il faudra sans doute attendre les chiffres consolidés de la mortalité pour comparer avec les mois équivalents de 2019 et constater la teneur de la surmortalité. En Afrique, certains pays comme l’Egypte ont longtemps été réticents à publier des chiffres, jusqu’à expulser un journaliste britannique coupable d’avoir remis en cause les chiffres officiels. Alors que le premier cas vient d’être déclaré aux Comores le 1er mai 2020, la très proche île française de Mayotte, historiquement membre de cet archipel, est déclarée en zone rouge de déconfinement avec 460 cas et 4 morts. Les liens maritimes via le commerce informel et les migrations y sont pourtant importants : difficile de penser qu’il n’y en ait pas plus. Le Lesotho est le seul État qui ne comprend officiellement ni mort ni cas, alors qu’il est enclavé dans une Afrique du Sud qui commence à déconfiner malgré ses 5647 cas confirmés. Un habitant du Lesotho sur six vit avec le VIH : comment croire que le Covid-19, qui touche d’abord les organismes affaiblis, n’y ait pas sévi ?
Quelle résilience face aux pandémies ?
La question africaine n’est donc pas celle des chiffres, mais plutôt celle des effets possibles de l’expérience. Ce que Boris Cyrulnik a popularisé sous le terme de « résilience » est aujourd’hui dans la bouche de tous les communicants. Une coïncidence chronologique interroge cette capacité de résistance des sociétés. Le 3 mars 2020, le dernier patient atteint d’Ebola a quitté, guéri, l’hôpital de République démocratique du Congo où elle était soignée. L’épidémie d’Ebola, endémique depuis 1974, touche régulièrement tous les pays liés par la forêt équatoriale. L’épidémie de 2014-2015, qui a tué plus de 40% des 24.907 cas confirmés entre la Guinée et la RDC, a permis aux États concernés, avec l’OMS et les ONG, de construire une prophylaxie plutôt efficace. Fermeture des frontières, information sur les gestes-barrières avec le soutien des communautés notamment religieuses, mesures de confinement, contrôle des lieux de passage (marchés, aéroports, ports). Face au Covid-19, les réactions sont rapides. Dès le 6 avril, à Kinshasa, le quartier de déclaration du premier cas est bouclé et la population confinée. Il s’agissait du quartier d’affaires de Gombe : l’économie d’investissement s’en est immédiatement ressentie, mais comme l’essentiel de la population de Kinshasa vit dans des zones sans infrastructures légales (bidonvilles), en partie du commerce informel, s’approvisionne régulièrement au marché faute de matériel électrique, la qualité du confinement étendu au-delà de la Gombe s’en ressent. Mais comment imposer un confinement alors qu’une grande majorité de la population des métropoles d’Afrique subsaharienne vit de son salaire quotidien et que moins du quart de la population du continent possède un compte bancaire (5% au Niger selon la Banque Mondiale) ?
Des structures sanitaires très inégales
Les confinements ne peuvent pas tenir dans la durée, pour ces raisons économiques mais aussi sanitaires. En Afrique subsaharienne, la Banque Mondiale comptent 2.2. médecins pour 10.000 habitants (35 dans l’UE). La Côte d’Ivoire compte 25 millions d’habitants et 80 respirateurs artificiels. L’Afrique du Sud dépense 3 fois moins que le Royaume-Uni pour la santé publique, le Cameroun 33 fois moins, le Mozambique 65 fois moins. Sans infrastructures publiques, seule l’aide internationale peut pallier. Problème : l’OMS, les ONG et les aides d’État à État sont fortement réduites. Et la concurrence est rude pour obtenir du matériel de prévention, en attendant celle sur les thérapies et, surtout, le vaccin. L’appel du président Macron à suspendre le remboursement des dettes publiques africaines ne peut que donner un peu de souffle monétaire, mais sans aide massive, les États du continent ne pourront pas limiter les effets sanitaires et économiques du Covid-19. Ce ne sont pas les envois de centaines de ventilateurs et de 100.000 masques par État, offerts par Jack Ma, le milliardaire chinois fondateur d’Alibaba, qui vont changer grand-chose. Comme le déclarait Bill Gates le 28 avril, « avec un système de tests et de traçage, nous pourrions être en mesure d’identifier les foyers d’infection rapidement et de les juguler ». Mais encore faut-il que le système sanitaire soit présent efficacement sur tout le territoire d’un État, et que les conditions techniques le permettent. Un tiers de la population n’a pas un accès direct ou proche à l’eau potable. Comment y imposer facilement de se laver les mains ?
Populations en survie, États menacés
Les réactions des populations, officiellement peu touchées, obligent les États à marcher sur des œufs. En-dehors du Maroc, qui après des difficultés au démarrage a bien réussi le processus de confinement et de production industrielle de kits de prévention, les autres pays du continent sont confrontés à de lourdes réactions politiques. Face aux manifestations, le gouvernement kenyan a renoncé à son salaire pour inciter à l’effort, et interdit d’entrée et de sortie les habitants des quartiers confinés de Nairobi. En Guinée, l’État paiera les factures d’eau d’avril à juin. A Yopougon, dans l’agglomération d’Abidjan (Côte-d’Ivoire), les habitants ont détruit un centre de dépistage du Covid-19, de peur qu’il ne prenne en charge des malades et n’y répande la pandémie. Le confinement, les masques, la distanciation physique, les interdictions de circulations, la loi martiale ou les états d’urgence sont autant de situation intériorisées par les sociétés du continent qui ont pu vivre nombre d’épidémies ; elles l’acceptent si leurs conditions de survie sont maintenues. Mais dans nombre de pays, la situation est par essence précaire, et les États sont politiquement fragiles. La hausse des prix alimentaires liée à la fermeture des frontières et à la désorganisation logistique, l’entrée de la période mondiale de soudure entre deux productions agricoles (mai-août), traditionnel moment de hausse des prix, l’inévitable tentation des intermédiaires économiques de constituer des stocks pour profiter de la hausse des prix, sont autant d’éléments qui peuvent provoquer le passage d’une tension économique à une tension politique.
Faible moyennisation, fortes secousses économiques
Face à ces potentielles menaces, la force de résistance du continent vient plutôt de l’âge de ses habitants. L’âge médian est autour de 20 ans (42 en Europe, 38 en Chine). Mais même si le continent reste moins touché que le reste du monde, le ralentissement de la croissance économique peut en revanche causer des dégâts de temps long bien plus forts. Depuis le début des années 2000, une partie de la population africaine intègre un niveau dit de classe moyenne. On peut discuter la définition de cette classe moyenne par l’ONU ou différents thinks tanks interrogés par des firmes mondiales désireuses de s’y implanter. Intégrer la classe moyenne signifie épargner et investir, consommer et circuler. En 2018, Ipsos avait calculé, pour Unilever, que 10 à 20% des habitants d’une partie des métropoles d’Afrique subsaharienne rentraient dans la définition des 15 dollars disponibles par jour et par personne. En cas de pandémie, cette population pourrait se protéger et se soigner mieux que les 80 à 90% pour lesquels l’accès aux hôpitaux privés est impossible, et l’accès aux hôpitaux publics très difficile en cas d’engorgement. Mais pour l’après ? Comment relancer la machine économique ? Comment éviter la relance des désordres politico-militaires ?
Un continent dépendant des échanges mondiaux
Dans sa note « L’arrivée du COVID-19 en Afrique subsaharienne, quels scénarios ? » (IFRI, 16 avril 2020), Alain Antil indique que la Banque Mondiale estime à -5.1% le recul possible du PIB en Afrique subsaharienne, mais jusqu’à -8% pour les États producteurs d’hydrocarbures ou de produits miniers. Cette estimation cumule les tensions nationales déjà existantes. Pour les pays en tensions géopolitiques et économiques (Somalie, Erythrée, Soudan du Sud, RDC, Zimbabwe, Libye), le Covid-19 n’est qu’une péripétie supplémentaire.
Mais pour les pays à économie de rente d’hydrocarbures et de mines, le ralentissement de la demande mondiale est un drame. Le Nigéria, le Gabon, l’Angola, l’Algérie, ne sont pas protégés par leurs hydrocarbures, tant à cause de l’effondrement de la consommation mondiale que par le jeu à triple bande auquel se sont livrés début avril l’Arabie saoudite, la Russie et les États-Unis, qui a fait s’effondrer le prix du baril. En Afrique du sud, 500.000 personnes en font vivre dix fois plus en travaillant dans un secteur minier qui représente encore 8% du PIB (charbon, métaux, or). La limitation préventive du nombre de salariés dans les mines a permis un constat et un effet : avec deux fois moins de personnes, la production est restée la même, ce qui pousse certains à parler tout haut de mécanisation alors que le sujet a provoqué de graves troubles politiques tout au long de la présidence de Jacob Zuma (2009-2018). Ce constat a fait monter en flèche le cours de certaines compagnies minières privées, celles qui avaient mis en place, dans les années 1990, alors que le VIH explosait, des fonds de mutualisation pour financer le risque sanitaire. Les petites compagnies, qui n’ont pas ces moyens assuranciels pour protéger leurs salariés, risquent la banqueroute.
Les économies de rentes agricoles, comme la Côte d’Ivoire (cacao), souffrent déjà du ralentissement intérieur causé à la fois par le confinement et le chômage partiel que par le ralentissement de la demande mondiale. Dans la première quinzaine d’avril, aucun vraquier de cacao n’a quitté le port d’Abidjan, faute d’approvisionnement depuis l’intérieur du pays et de personnels pour gérer le port. Même si le cacao ivoirien a été pré-payé par les grands investisseurs mondiaux et que la récolte a été bonne, le stockage portuaire est coûteux, et les prix en partie indexés sur les hydrocarbures laissent augurer une saison 2021 bien moins rentable.
Les économies de rente touristique souffrent aussi, au Maroc, en Tunisie, en Égypte, ou dans des pays moins dépendants comme le Kenya, la Tanzanie ou le Sénégal. La faute au confinement européen, aux fermetures des frontières, à la fin momentanée des croisières, et au maintien du terrorisme endémique en Egypte. 10% des Tunisiens vivent du tourisme, qui crée jusqu’à 14% du PIB du pays. Le chômage partiel partagé entre l’État et les entreprises compense quelques semaines, mais ensuite ?
Les remises des diasporas, qui dépassaient en 2019 les aides publiques au développement venues des Nords, s’effondrent selon la Banque Mondiale de 19.6% en Afrique du Nord et de 23.1% en Afrique subsaharienne, où ces envois privés construisaient jusqu’à 10% des PIB des États. Seuls les pays les plus diversifiés, comme l’Afrique du Sud, le Maroc ou Maurice, pourraient tirer leur épingle dans le jeu de massacre économique et humain qui se prépare.
L’Afrique est pour l’instant peu touchée par le Covid-19, mais sa situation économique est tellement dépendante des échanges mondiaux que la pandémie y a, déjà, des effets majeurs. Si les tensions économiques et politiques semblaient éteintes, le vent du Covid-19 pourrait attiser les flammes.
Sources
Le Monde Afrique a publié fin avril 2020 une série d’enquêtes sur le contexte économique africain confronté au confinement :
Rapport de la Banque Mondiale sur le repli des remises
Le rapport d’Alain Antil pour l’IFRI :
https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/antil_covid_afrique_2020_1.pdf
Deux notes de l’Institut Montaigne :
- Mahaut de Fougières : « Coronavirus et Afrique : quels enjeux ? » (1er avril 2020)
https://www.institutmontaigne.org/blog/coronavirus-et-afrique-quels-enjeux
- Dominique Moïsi : « En Afrique, la faim tuera plus vite que l’épidémie » (27 avril 2020)
https://www.institutmontaigne.org/blog/en-afrique-la-faim-tuera-plus-vite-que-lepidemie