Auteur : Jean-Paul Betbèze, professeur émérite de sciences économiques. Membre du Cercle des économistes.
Le Covid-19 est un drame humain, avec plus de 6 millions de personnes contaminées et plus de 370 000 décès. Il est aussi un révélateur des « avancées » de la mondialisation, avec ses risques et ses avantages, donc des décisions à prendre en Europe et en zone euro, face au monde qui pourrait se dessiner, si nous ne faisons rien. Contre nous.
L’histoire de l’Europe a toujours été celle de paris risqués
Elle commence avec Robert Schuman, le 9 mai 1950, quand il propose à l’Allemagne et à la France, cinq ans après la guerre, « la mise en commun des productions de charbon et d'acier (qui) assurera immédiatement l'établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne ». Première étape dans un projet, d’emblée présenté comme fédéral, sachant que « l'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait… ».
La suite a montré que ce jugement n’était pas faux. Ainsi, deuxième pari, ce furent les autres extensions de l’Union, avec leurs crises et les surmontant. Dans l’Europe au sud – elles ont tourné les pages du Franquisme en Espagne et du Salazarisme au Portugal, et à l’est – tourné la page de l’URSS et levé le « rideau de fer ». Puis, le troisième pari, tant financier qu’économique, fut celui de l’euro. La « monnaie unique et irréversible de la zone » naît ainsi le 1er janvier 1999.
L’euro est en fait surtout un acte politique, puisqu’on nous dit en permanence que cette zone n’est pas une « zone monétaire optimale ». Elle n’obéit pas aux critères (de Mundell) : pas de langue unique, pas d’économies semblables, pas de convergence assurée… Certes, d’autres économistes ajouteront que les économies « changent » en se rapprochant, pour la bonne raison que la monnaie unique supprime « le risque de change » ! Les tailles des entreprises peuvent donc s’accroître, les économies plus fortes et mieux spécialisées s’étendre dans le « Grand marché ». Avec la possibilité de bénéficier davantage des économies d’échelle, la monnaie unique pousse à des spécialisations et à des polarisations de richesses donc, en fait, à des déséquilibres.
La zone euro, zone politique parfaite
La zone euro est ainsi une construction économique et monétaire incomplète et plus encore contradictoire. Elle est construite en porte à faux, pour la pousser constamment à avancer, au risque de tomber. En effet, pour obtenir tous les consentements, en fait que l’Allemagne abandonne le mark pour l’euro (et que les pays européens acceptent la réunification de l’Allemagne), il est établi que l’Union ne sera pas une Union de transfert, dans laquelle ceux qui s’en sortent mieux aideraient les autres. Chacun doit être responsable de ses comptes publics, donc faire les réformes qui s’imposent : contrôle des dépenses publiques, modernisations publiques et privées, réduction de la fiscalité et des contraintes inutiles. Il s’agit d’aider les entreprises à avancer dans le Grand marché, antichambre du Vaste monde. L’euro pour tous, le Grand marché aux meilleurs, à chacun la responsabilité de ses résultats.
Le « marché de l’euro » est donc conclu et avance dans une période de croissance mondiale. La zone euro gagne en crédibilité… et polarise donc les richesses. La Grèce, le Portugal, l’Espagne prennent alors conscience de la baisse de leurs taux d’intérêt (par transfert de la crédibilité allemande à leur profit). Ils voient le bénéfice qu’ils peuvent en tirer en construisant beaucoup, pour « vendre leur soleil » aux Allemands. Mais ils construisent trop, entrent en récession et risquent une crise de leurs dettes publiques. Les autres pays vont devoir les aider, pour éviter l’éclatement de la zone : la polarisation des richesses a pour contrepartie celle des dettes, avec ses risques. Il faut donc rééquilibrer l’ensemble. Un début d’Union de transfert se met en place, avec des aides importantes liées à des demandes de réformes très pénibles au sud, allant à des baisses de salaires et de retraites, contre des allègements (de fait) des dettes publiques. Et la zone repart de l’avant.
Le quantitative easing, une union de transfert qui ne dit pas son nom
Depuis cette crise des dettes souveraines du sud en zone euro et depuis le succès du whatever it takes de Mario Draghi en juin 2012, la zone euro se rend compte qu’elle dispose d’une autre arme pour freiner la polarisation. Avec le quantitaive easing, la BCE baisse continûment ses taux courts et longs, en achetant des bons des trésors de la zone. C’est, en fait, une autre forme de transfert pour aider cette fois l’Italie et la France. Elle est plus technique, autrement dit plus subtilement politique. En effet, quand la Banque Centrale Européenne achète des bons des trésors de la zone euro, pour éviter la déflation puis soutenir la croissance de tous, elle rend négatifs les rendements allemands (-0,4%) et subventionne ainsi les rendements français (-0,05%) et italiens (1,5%). L’Union de transfert, toujours prohibée, se fait moins violente et surtout permanente, au grand dam de l’épargnant allemand.
La Cour Fédérale Allemande et le COVID-19 : vers une union de transfert plus importante et assumée ?
« Trop c’est trop » : le 5 mai, la Cour de Karlsruhe juge que la BCE ne mène pas une politique qui obéit à la Constitution allemande, en s’éloignant du « principe de proportionnalité ». En termes non juridiques, l’épargnant allemand paye trop cher, avec des taux trop négatifs, pour retrouver les 2% d’inflation de son mandat. Les « transferts » qu’on lui impose sont donc illégitimes car excessifs, l’union de transfert qui passe par la BCE est anticonstitutionnelle, aux yeux de l’Allemagne.
Non, ce n’est pas assez pour répondre aux défis actuels disent, le 18 mai, Angela Merkel et Emmanuel Macron. Ils proposent ainsi plus de ressources pour l’Union, à la fois pour freiner la chute d’activité liée au virus, puis pour financer la relance. Ils souhaitent alors que 500 milliards soient empruntés par l’Union Européenne seule, au nom de tous ses membres, membres qui s’engagent par signature. Ensuite, ces euros seraient distribués en fonction des secteurs atteints par le virus, Italie et Espagne plutôt. Les transferts seront donc accrus et au grand jour.
Et le 27 mai, pour trouver tout cet argent, l’Union propose d’avoir plus de ressources propres : taxe carbone, impôt européen sur les sociétés. Elle serait alors moins dépendante, pour son budget, des pays membres. Allons-nous vers une mutualisation de la dette, avec plus de fiscalité européenne, pour lutter contre la polarisation accélérée des richesses qu’entraine le virus, en pleine bagarre américano – chinoise ?
Schuman nous avait prévenus : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent… L’Europe se fera par des réalisations concrètes créant une solidarité de fait ». C’est plus vrai que jamais.