L’explosion de la volatilité du cours de la plupart des actifs financiers, actions, taux d’intérêt, matières premières, et dans une moindre mesure devises, a conduit les agents économiques exposés au risque de marché et de crédit à recourir de manière plus importante aux produits dérivés. Si la finalité originelle des produits dérivés – contrats à terme, swaps, options… - est la couverture du risque, leur utilisation peut paradoxalement conduire à augmenter le risque qu’ils sont supposés couvrir. Nous illustrerons cette affirmation à l’aide de trois exemples.
Le premier exemple concerne l’utilisation des options(1). Face au risque de baisse du cours des indices boursiers, de nombreux investisseurs institutionnels (fonds, assureurs…) ont acheté des puts (options de vente) sur indice, espérant compenser la baisse du marché actions par un gain sur leur position d’options : le prix des puts monte en effet lorsque le cours du sous-jacent baisse. Mais n’oublions jamais – ce que l’on fait un peu trop – que l’acheteur d’options doit trouver en face de lui un vendeur, le plus souvent une banque. Or cette dernière, si elle vend par exemple au début de la crise un put sur indice CAC40 de prix d’exercice 6000, se retrouve à son tour exposée au risque de baisse, s’engageant à acheter à 6000 un indice dont le cours aura baissé.
Elle va de manière parfaitement légitime se couvrir. Contrairement à ce que l’on peut penser, la banque ne traite pas avec le client parce qu’elle a des anticipations divergentes, mais couvre la position qu’elle endosse. (2) Mais cette opération de couverture, aux antipodes de la spéculation, va contribuer à faire baisser le cours de l’indice et à augmenter la perte de la banque. Celle-ci va alors réajuster sa couverture en…revendant des contrats à terme d’indices boursiers, selon un mécanisme auto-entretenu qui accélère la baisse.
Au fond, le simple fait de craindre le prolongement d’une baisse accélère la baisse : les investisseurs achètent des puts pour se couvrir, mais les vendeurs de puts se couvrent en vendant les indices boursiers…
On observe évidemment un processus analogue en cas de rebond du marché : les vendeurs de puts rachètent les indices quand le cours monte, ayant moins besoin de se couvrir, et alimentent le rebond. Il en résulte un accroissement de la volatilité des cours, illustré par des variations quotidiennes proches de 10% observées depuis le début de la crise sanitaire.
Le deuxième exemple s’applique aux CDS (credit default swaps), contrats par lequel l’acheteur peut se protéger contre le risque de défaut. Prenons le cas d’un investisseur désirant couvrir une partie de son portefeuille contre le risque de défaut. Il va acheter un CDS et verse régulièrement au vendeur un flux d’intérêt, contre le remboursement du nominal de l’obligation en cas de défaut de l’émetteur. De nouveau, le vendeur de CDS ne traite pas avec l’investisseur sur la base d’anticipations divergentes sur la qualité de crédit de l’émetteur. Il s’agit le plus souvent d’une banque qui va couvrir la position qu’elle endosse. Comment ? Elle va prendre une position lui permettant de réaliser un gain équivalent à sa perte si le défaut se produit. Le principe de la couverture est l’emprunt des obligations risquées et leur vente sur le marché comptant : en cas de défaut, la banque les rachètera à un prix distressed sur le marché et aura réalisé un gain égal à la différence entre le prix de vente et le prix de rachat minoré du taux d’intérêt sur les emprunts de titres. Mais une telle couverture, de nouveau bien éloignée d’une opération de spéculation, conduit à la baisse du cours des obligations risquées, donc à la hausse du taux d’intérêt de l’emprunteur et bien sûr à…l’augmentation de sa probabilité de défaut.
Pour cette raison d’ailleurs, les achats de CDS « nus », purement spéculatifs, sont désormais interdits au sein de l’Union Européenne.
Le dernier exemple concerne les marchés à terme, dont il est important de rappeler que le rôle originel est de permettre aux agents économiques exposés au risque de marché de se couvrir. La seule crainte d’une hausse du cours des matières premières agricoles peut par exemple conduire les industriels à se couvrir en achetant à terme du blé, dont le cours va monter. La hausse du cours à terme va alors déclencher des arbitrages, opérations de réalisation d’un gain sans risque, consistant en l’achat de blé sur le marché comptant et sa vente à terme à un prix qui a augmenté. Cette opération se traduit par un gain égal à la différence entre le cours à terme et le cours comptant majoré du coût de portage (stockage, assurance…). Mais elle se traduit surtout par une hausse du cours comptant du blé, celui acheté sur le marché « physique » par les industriels…et répercuté chez le consommateur. De nouveau la crainte de la hausse des cours alimente la hausse.
L’accroissement spectaculaire de la volatilité des marchés que l’on observe depuis le début de la crise sanitaire est évidemment principalement lié à la fragilité de hypothèses inscrites dans la modélisation des conséquences fondamentales macro et micro-économiques de la crise.
Mais il s’explique aussi par l’extrême perméabilité entre les marchés comptant et les marchés dérivés, dont l’utilisation à des fins couverture s’est renforcée de manière parfaitement légitime depuis le début de la crise.
(1) Le prix d'une option dépend de plusieurs variables, dont la volatilité, la maturité, le prix d'exercice et le cours du sous-jacent. La dérivée partielle est ici le rapport entre la variation du prix du put et la variation du cours de l'indice boursier. Ce rapport, appelé delta chez les professionnels, n'est cependant applicable qu'à une variation infinitésimale du cours et change donc dès que le cours bouge.
(2) Comment ? Par le calcul d’une dérivée partielle selon le modèle développé par Black-Scholes en 1973 : si, lorsque le cours de l’indice baisse de 100 points, le put vendu voit son prix augmenter de 50 points, il suffit de vendre à terme la moitié de la position sous-jacente d’options : la perte latente sur les options (-50 points) est alors compensée par le gain sur la vente de contrats à terme (+0,5*100).