Document 1 : La sociologie est elle une science ?
Le mot « sociologie » apparaît pour la première fois en 1839. C’est à contrecœur que ce néologisme est introduit par son auteur. En effet, Auguste Comte avait envisagé d’appeler « physique sociale » la science de la société qu’il appelait de ses vœux. Mais quelques mois avant lui, Adolphe Quételet […] s’est approprié le terme de « physique sociale » pour l’applique à une nouvelle science : l’étude statistique des populations humaines […]. L’expression « physique sociale » affichait pourtant les intentions de son auteur. Pour ce féru de mathématiques et de physique qu’est Comte, il n’est de science qu’appuyée sur la raison et les faits. La référence à la physique indique la volonté d’établir une vraie science soucieuse de trouver des lois. C’est là un des principes premiers de la « philosophie positive » ou « positivisme » dont Comte est le promoteur : découvrir les lois de la société, puis mettre ce savoir au service du bon gouvernement de la Cité. […]
Comte propose une classification générale des sciences. Cette classification se fonde dur les degrés de complexité croissante des objets étudiés. L’astronomie et la physique étudient des objets inanimés. La chimie et la biologie sont les sciences du vivant : elles ont affaire à des objets complexes et changeants. La science sociale est arrivée en dernier dans l’ordre des sciences. Elle doit intégrer les acquis des autres sciences pour affronter l’objet le plus complexe qui soit : la société humaine.
La […] sociologie doit devenir à son tour une science positive. Elle permettra de connaître à la fois les lois d’organisation de la société (statique sociale) et celle de son évolution (dynamique sociale). Avec la sociologie, A. Comte pense résoudre les problèmes sociaux. Car son but est aussi de résoudre le problème de l’organisation sociale : « savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir ». Ainsi se termine le Cours de Philosophie positive.
J.-F. Dortier, « De la sociologie à la religion de l’Humanité », Sciences Humaines n°109, oct. 2000.
Document 2 : Alexis de Tocqueville, le savant et le politique
À une époque où Auguste Comte utilise pour la première fois le concept de sociologie, science positiviste par excellence, Tocqueville entend lier étroitement les activités du savant à celles du politique et défendre, par la science, les valeurs auxquelles il demeure passionnément attaché. Par là même, sa sociologie différera fondamentalement de toutes celles qui, positivistes ou objectivistes, recherchent par-dessus tout à abolir les valeurs ou les prénotions du savant. Il n’aurait pas accepté, comme le recommande Durkheim, de « considérer les faits sociaux comme des choses », de les « étudier du dehors » et, pour ce faire, d’« écarter systématiquement toutes les prénotions ». C’est en tant qu’aristocrate favorable à la démocratie que Tocqueville examine la société américaine, étudie la Révolution française ou juge les théories socialistes. Si, par exemple, il méprise quelque peu « le petit pot-au-feu démocratique et bourgeois »,il sait, en tant que savant, « irréversible » et « inévitable » le processus de démocratisation. Sa science doit lui permettre alors de modifier ce fait social pour le faire correspondre à ses propres valeurs. Son action est sans cesse guidée par une valeur qu’il défend corps et âme, la liberté, celle de l’individu qui lui garantit le droit à l’expression et l’absence de contrainte arbitraire, celle de la presse, celle du régime politique tout entier qui assure le pluralisme, la diversité et le respect des opinions, la modération. Il se voue ainsi tout entier à la protection de cette « chose sacrée » et s’efforce, en tant que savant, de discerner les menaces qui pèsent sur elle. Pour lui, c’est l’action orientée par des valeurs qui seule détermine le cours des choses, c’est l’individu qui allie la responsabilité à la conviction qui seul peut prétendre, comme l’exprimera plus tard Max Weber, à la « vocation politique » (…) Tocqueville esquisse ainsi admirablement une sociologie de sa sociologie et distingue sans difficulté les raisons de son « impartialité véritable dans le jugement théorique des deux sociétés ». Le sociologue occupe de la sorte une situation privilégiée, car non déterminée par la « nature » des choses. Si cette notion du « naturel » revient par cinq fois dans ce texte, elle se retrouve souvent dans les écrits de Tocqueville. Elle s’explicite à l’aide du concept de détermination qu’il refuse précisément parce qu’il lui paraît incompatible avec l’impartialité dont il se réclame. Il semble alors que sa sociologie soit une tentative de conciliation entre l’objectivisme, que fonde sa raison, et l’orientation par rapport à une valeur, que justifie sa passion de la liberté. Un tel système peut paraître original car il tend à réunir deux conceptions de la sociologie qui, plus tard, divergeront presque toujours et irrémédiablement. Pourtant lorsque le sociologue se veut aussi homme d’action, ne se trouve-t-il pas nécessairement entraîné à adopter une telle attitude ? Le savant éclaire alors l’homme politique. Mais le savant peut-il réellement prétendre à l’objectivité et « jeter des regards tranquilles » qui le préservent de toutes « illusions » ? La non-appartenance à l’un des groupes sociaux en conflit en est-elle la condition indispensable ?
Pierre Birnbaum, la sociologie de Tocqueville, 1970
Questions sur les documents 1 et 2 :
1) Que sous- entend l’expression « physique sociale » initialement utilisée par auguste Comte ?
2) Que veut il dire en écrivant que la « sociologie doit devenir à son tour une science positive » ?
3) En quoi Alexis de Tocqueville est il un précurseur de la sociologie ?
4) En quoi sa position méthodologique est elle originale ?
5) Sa sociologie est elle une science positive ?
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1) Que sous- entend l’expression « physique sociale » initialement utilisée par auguste Comte ?
Cette expression sous- entend que le but de la sociologie est de trouver des lois propres à la société, comme le but de la physique est de découvrir les lois de la nature.
2) Que veut il dire en écrivant que la « sociologie doit devenir à son tour une science positive » ?
La sociologie doit utiliser la même méthode que celle des sciences de la nature. On l’a déjà dit, il s’agit de mettre à jour les lois de la société grâce à une rigoureuse observation des faits, le but ultime étant de résoudre les problèmes sociaux grâce à une meilleure compréhension de l’organisation et de l’évolution de la société.
3) En quoi Alexis de Tocqueville est il un précurseur de la sociologie ?
Alexis de Tocqueville cherche à comprendre les transformations sociales du XIXème siècle, d’abord à partir de l’étude la société américaine, puis en la comparant avec la société française. En plus des facteurs historiques, politiques, économiques qui caractérisent la démocratie outre Atlantique, il met en évidence des facteurs sociologiques, en particulier, le manque d’unité des groupes sociaux et leurs contours incertains. De même, il comprend la tendance à l’uniformisation des comportements, la séparation entre la vie privée et vie publique, ou encore la volonté de réussir matériellement dans un univers concurrentiel, ce qui produit une frustration permanente à l’origine de la passion pour l’égalité.
4) En quoi sa position méthodologique est elle originale ?
Sa sociologie est en opposition avec les règles de la méthode énoncées par Durkheim. Chez lui, les faits sociaux ne sont pas étudiés « du dehors ». Sa démarche est en effet plus proche de celle de Max Weber. Raymond Aron (Les étapes de la pensée sociologique, 1967) écrit ainsi que dans le tome II de la Démocratie en Amérique, Tocqueville dresse « une sorte de type idéal de la société démocratique, à partir duquel il déduit quelques unes des tendances de la société future », telles l’émergence d’un Etat social protecteur ou le développement d’une classe moyenne. Pour autant, Tocqueville ne renonce pas à ses convictions d’aristocrate favorable à la Démocratie, qui place la liberté au dessus de toute autre valeur. Il ne s’agit pas de renoncer aux prénotions , ni aux jugements de valeur ; il s’agit d’identifier ce qui menace la Démocratie pour mieux la préserver.
5) Sa sociologie est elle une science positive ?
Ainsi, même s’il y a chez lui , comme chez Auguste Comte, une volonté d’agir sur la société, il considère écrit Pierre Birnbaum que c’est « l’action orientée par des valeurs qui seule détermine le cours des choses, c’est l’individu qui allie la responsabilité à la conviction qui seul peut prétendre (…) à la vocation politique ».
Document 3 : La frustration démocratique
Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous, et qu'on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d'elles, une carrière immense et aisée semble s'ouvrir devant l'ambition des hommes, et ils se figurent volontiers qu'ils sont appelés à de grandes destinées. Mais c'est là une vue erronée que l'expérience corrige tous les jours. Cette même égalité qui permet à chaque citoyen de concevoir de vastes espérances rend tous les citoyens individuellement faibles. Elle limite de tous côtés leurs forces, en même temps qu'elle- permet à leurs désirs de s'étendre. Non seulement ils sont impuissants par eux-mêmes, mais ils trouvent à chaque pas d'immenses obstacles qu'ils n’ avaient point aperçus d'abord.
Ils ont détruit les privilèges gênant de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence de tous. La borne a changé de forme plutôt que de place. Lorsque les hommes sont à peu près semblables et suivent une même route, il est bien difficile qu'aucun d'entre eux marche vite et perce à travers la foule uniforme qui l'environne et le presse. Cette opposition constante qui règne entre les instincts que fait naître l'égalité et les moyens qu'elle fournit pour les satisfaire tourmente et fatigue les âmes. On peut concevoir des hommes arrivés à un certain degré de liberté qui les satisfasse entièrement. Ils jouissent alors de leur indépendance sans inquiétude et sans ardeur. Mais les hommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise.
Tocqueville De la démocratie en Amérique, Tome II,1840.
Document 4 : Les Règles de la méthode sociologique
« Le but de Durkheim est de démontrer qu’il peut et qu’il doit exister une sociologie qui soit une science objective, conforme au modèle des autres sciences, dont l’objet serait le fait social. Pour qu’il y ait une sociologie, deux choses sont nécessaires : il faut, d’une part, que l’objet de cette science soit spécifique, c’est-à-dire qu’il se distingue des objets de toutes les autres sciences. Il faut, d’autre part, que cet objet puisse être observé et expliqué de manière semblable à celle dont les faits de toutes les autres sciences sont observés et expliqués. Cette double exigence conduit aux deux formules célèbres par lesquelles on résume généralement la pensée durkheimienne : il faut considérer les faits sociaux comme des choses ; et la caractéristique du fait social, c’est qu’il exerce une contrainte sur les individus. La première formule a été très discutée. […] Le point de départ est l’idée que nous ne savons pas, au sens scientifique du mot « savoir », ce que sont les phénomènes sociaux qui nous entourent, au milieu desquels nous vivons. Nous ne savons pas ce que sont l’Etat, la souveraineté, la liberté politique, la démocratie, le socialisme ou le communisme. Cela ne signifie pas que nous n’en ayons pas quelque idée. Mais précisément parce que nous en avons une idée vague et confuse, il importe de considérer les faits sociaux comme des choses, c’est-à-dire de nous débarrasser des prénotions et des préjugés qui nous paralysent lorsque nous voulons les connaître scientifiquement. Il faut considérer les faits sociaux de l’extérieur, les découvrir comme nous découvrons les faits physiques.
Parce que nous avons l’illusion de connaître les réalités sociales, il importe que nous nous convainquions qu’ils ne nous sont pas immédiatement connus. C’est en ce sens que Durkheim affirme qu’il faut considérer les faits sociaux comme des choses. Les choses sont tout ce qui s’offre ou plutôt s’impose à l’observation.
Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967.
Document 5 : Qu’est-ce qu’un fait social ?
Voilà donc un ordre de faits qui présentent des caractères très spéciaux : ils consistent en des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui. Par suite, ils ne sauraient se confondre avec les phénomènes organiques, puisqu'ils consistent en représentations et en actions ; ni avec les phénomènes psychiques, lesquels n'ont d'existence que dans la conscience individuelle et par elle. Ils constituent donc une espèce nouvelle et c'est à eux que doit être donnée et réservée la qualification de sociaux. Elle leur convient ; car il est clair que, n'ayant pas l'individu pour substrat, ils ne peuvent en avoir d'autre que la société, soit la société politique dans son intégralité, soit quelqu'un des groupes partiels qu'elle renferme, confessions religieuses, écoles politiques, littéraires, corporations professionnelles, etc. D'autre part, c'est à eux seuls qu'elle convient; car le mot de social n'a de sens défini qu'à condition de désigner uniquement des phénomènes qui ne rentrent dans aucune des catégories de faits déjà constituées et dénommées. Ils sont donc le domaine propre de la sociologie. Il est vrai que ce mot de contrainte, par lequel nous les définissons, risque d'effaroucher les zélés partisans d'un individualisme absolu. Comme ils professent que l'individu est parfaitement autonome, il leur semble qu'on le diminue toutes les fois qu'on lui fait sentir qu'il ne dépend pas seulement de lui-même. Mais puisqu'il est aujourd'hui incontestable que la plupart de nos idées et de nos tendances ne sont pas élaborées par nous, mais nous viennent du dehors, elles ne peuvent pénétrer en nous qu'en s'imposant ; c'est tout ce que signifie notre définition. On sait, d'ailleurs, que toute contrainte sociale n'est pas nécessairement exclusive de la personnalité individuelle.
Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894
Document 7 : Comment choisir le prénom d’un enfant ?
Le choix du prénom semble varier au gré des goûts de chacun. Pour les uns, ce sera Loana ou Jean Pascal ; pour d’autres, Aliénor ou Baudouin. Qui opterait pour un prénom qu’il n’apprécierait pas, dont la sonorité lui serait désagréable ou qui évoquerait de mauvais souvenirs? Dans ce choix, on met une touche personnelle, les projections y ont leur part, la vie de chacun s’y incorpore, et puis, il y a l’histoire familiale, les références explicites ou non à la région ou au pays, l’ancrage religieux. Bref, chaque famille est différente, chaque enfant est unique et l’élection d’un prénom se fait rarement au hasard. Cette décision est, au contraire, souvent mûrement réfléchie; on examine un calendrier, on se renseigne sur l’histoire et la signification de tel ou tel usage, on achète même parfois des guides. Mais si nous ne considérons pas ce choix à la légère, avons-nous bien conscience de prendre une décision qui engagera la vie de notre enfant? Nous pressentons qu’appeler des jumeaux Starsky et Hutch ne serait pas un service à rendre à ses enfants : la série télévisée a beau être devenue « culte » et ces deux héros bénéficier d’une bonne image, on se doute que porter ces prénoms risque d’exposer pour longtemps aux railleries, aux sourires narquois, voire à une certaine forme de pitié ou de condescendance. Cela dit, nous estimons globalement que, si nous évitons ces quelques prénoms trop stigmatisants — et ils ne sont pas nombreux au fond —, nous avons veillé à l’essentiel : le reste est affaire de goûts et les goûts ne se discutent pas, libre à chacun d’aimer plutôt Ryan que Stanislas. Malheureusement, dans la réalité, les conséquences du choix d’un prénom, même si l’on a pioché dans le stock des prénoms «normaux », sont autrement plus considérables, car, là où nous avons simplement l’impression de suivre une préférence, nous pratiquons, en vérité, un choix qui dépend étroitement, et à notre insu, du groupe social auquel nous appartenons, de la religion que nous pratiquons ou de la localisation géographique de notre lieu de résidence : un prénom est toujours un redoutable marqueur social, quasi indélébile de surcroît (…)
Au total, on ne peut que réaffirmer combien les différences de goûts selon les milieux sociaux sont fortes en matière de prénoms. Ces variations s’expliquent en grande partie par les circuits qu’ils empruntent. Premier cas de figure, le plus traditionnel : un prénom peut être d’abord à la mode au sein de l’élite (professions des arts et du spectacle pour les prénoms innovants, professions libérales pour les prénoms bourgeois à la mode), ensuite se diffuser en quelques années au reste des cadres et professions intellectuelles supérieures (à Paris d’abord, puis en province), avant de convaincre les professions intermédiaires, puis les commerçants ou artisans et, enfin, les employés. Lorsque les ouvriers et les agriculteurs adoptent ce prénom, celui-ci a déjà été délaissé par les groupes sociaux les plus favorisés : ce n’est donc pas le prénom qui classe un individu, mais le prénom combiné à l’âge. Autre cas de figure, plus récent et de plus en plus fréquent : les prénoms choisis par les milieux bourgeois ne sont pas adoptés au bout de quelques années par d’autres groupes sociaux et les milieux populaires, de leur côté, adoptent des prénoms qui n’ont jamais été choisis par les milieux favorisés; les goûts sont alors plus tranchés que dans la première situation évoquée. Actuellement, c’est plutôt la polarisation qui prédomine. Ainsi, Certains prénoms, en général d’origine anglo-américaine, sont plébiscités par les milieux populaires; d’autres prénoms restent la chasse gardée des milieux bourgeois (Anne, Claire, Bénédicte, Bertrand, Pierre, Étienne...); enfin, les nobles ont évidemment leurs propres prénoms (Gonzague, Foucauld, Aymeric, Baudouin, Geoffroy, Gersende, Guillemette, Isaure...). Du coup, le prénom est de plus en plus un redoutable marqueur social: dans les années 1960 ou 1970, les clivages sociaux s’exprimaient par des avances ou des retards dans le moment où était choisi un prénom; désormais, et de plus en plus, les goûts semblent irrémédiablement distincts.
Jean François Amadieu, Les clés du destin, éditions Odile Jacob, p 63-64, Mars 2006
Document 8 : Écarter les prénotions
Le premier de ces corollaires est qu’il faut écarter systématiquement toutes les prénotions. (…) Il faut donc que le sociologue, soit au moment où il détermine l'objet de ses recherches, soit dans le cours de ses démonstrations, s'interdise résolument l'emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n'ont rien de scientifique. Il faut qu'il s'affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l'esprit du vulgaire, qu'il secoue, une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu'une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques. Tout au moins, si, parfois, la nécessité l'oblige à y recourir, qu'il le fasse en ayant conscience de leur peu de valeur, afin de ne pas les appeler à jouer dans la doctrine un rôle dont elles ne sont pas dignes. Ce qui rend cet affranchissement particulièrement difficile en sociologie, c'est que le sentiment se met souvent de la partie. Nous nous passionnons, en effet, pour nos croyances politiques et religieuses, pour nos pratiques morales bien autrement que pour les choses du monde physique ; par suite, ce caractère passionnel se communique à la manière dont nous concevons et dont nous nous expliquons les premières. Les idées que nous nous en faisons nous tiennent à cœur, tout comme leurs objets, et prennent ainsi une telle autorité qu'elles ne supportent pas la contradiction. Toute opinion qui les gêne est traitée en ennemie. Une proposition n'est-elle pas d'accord avec l'idée qu'on se fait du patriotisme, ou de la dignité individuelle, par exemple ? Elle est niée, quelles que soient les preuves sur lesquelles elle repose. On ne peut pas admettre qu'elle soit vraie ; on lui oppose une fin de non-recevoir, et la passion, pour se justifier, n'a pas de peine à suggérer des raisons qu'on trouve facilement décisives. Ces notions peuvent même avoir un tel prestige qu'elles ne tolèrent même pas l'examen scientifique. Le seul fait de les soumettre, ainsi que les phénomènes qu'elles expriment, à une froide et sèche analyse révolte certains esprits »
Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894
Questions à partir des documents 4,5,6,7,8 :
9) Qu’est ce qu’un fait social ?
10) En quoi le choix du prénom est il un fait social ?
11) Qu’est qu’une prénotion ?
12) Donnez des exemples de prénotions concernant le choix du prénom ?
13) Selon Durkheim, « il faut expliquer les fais sociaux comme des choses ». Que veut il dire ?
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9) Qu’est ce qu’un fait social ?
Selon Émile Durkheim, la sociologie est l’étude des faits sociaux, qu’il définit comme des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui. Dans cette définition, trois éléments méritent notre attention : tout d’abord, les faits sociaux concernent les comportements (agir), les valeurs et représentations ( penser) les goûts ( sentir). Ensuite, ils sont extérieurs à l’individu. Durkheim nous dit en effet explicitement, qu’ils ne sont ni organiques , ni psychiques, autrement dit, ils ne sont pas liés à la personne, ni par le corps, ni par l’esprit. Enfin, ils sont dotés d’un pouvoir de coercition , c’est-à-dire qu’une contrainte s’exerce sur l’individu. Cette contrainte vient de la société.
10) En quoi le choix du prénom en est il un ?
Choisir le prénom de l’enfant est un pouvoir des parents. Ils le choisissent ainsi en fonction de leurs goûts personnels, de leur histoire personnelle et familiale, en toute liberté. Néanmoins, toutes les caractéristiques du fait social sont présentes ici. Les parents obéissent à des règles contraignantes. Elles sont d’abord juridiques. Avant 1993, le prénom devait être choisi dans un stock pré défini de prénoms usuels, d’abord validés dans l’histoire par la religion, et ensuite par la République. Depuis, les parents peuvent choisir des prénoms originaux, même ils restent contrôlés par l’officier d’état civil qui peut refuser un prénom s’il le juge contraire à l’intérêt de l’enfant. Ces règles sont aussi sociales, propres à la période ou au milieu d’origine. Ainsi, les prénoms sont des marqueurs qui portent la trace de votre année de naissance (les prénoms à la mode deviennent inévitablement désuets) – et de votre milieu social ( certains prénoms sont typiques des descendants de l’aristocratie par exemple). Ces contraintes expliquent pourquoi le choix du prénom de son enfant est bien un fait social, ce qui est d’autant plus intéressant que les parents sont intimement persuadés de faire un choix personnel, réfléchi, original, donc d’être parfaitement libres.
11) Qu’est qu’une prénotion ?
Les prénotions sont « des fausses évidences qui dominent l’esprit vulgaire ». Il s’agit de croyances issues du sens commun « formées par la pratique » nous dit Durkheim. Ces préjugés, ces idées toutes faites, interdisent au sociologue d’atteindre la vérité des choses. Les prénotions « sont comme un voile ». Ces croyances sont religieuses , politiques, ou propres à la culture populaire.
12) Donnez des exemples de prénotions concernant le choix du prénom ?
Par exemple, penser que les prénoms sont une affaire de goûts et que les goûts ne se discutent pas, est caractéristique d’une prénotion. Si c’était le cas, la répartition des prénoms serait aléatoire. Elle ne présenterait aucune régularité. Le sociologue n’échappe pas à cette croyance. Il a lui – même ses préférences, et donc des préjugés, liées à son âge et à son milieu social.
13) Selon Durkheim, « il faut expliquer les fais sociaux comme des choses ». Que veut il dire ?
« Traiter les faits sociaux comme des choses » signifie qu’ils doivent être considérés comme des objets scientifiques, c’est-à-dire indépendamment des opinions du sociologue. Il s’agit pour Durkheim de mettre en œuvre ce que Gaston Bachelard nomme la rupture épistémologique : le fait scientifique doit être conquis, construit et constaté.
Document 9 : Le rôle du droit
Il faut surtout déterminer dans quelle mesure la solidarité que [la division du travail] produit contribue à l'intégration générale de la société: car c'est seulement alors que nous saurons jusqu'à quel point elle est nécessaire, si elle est un facteur essentiel de la cohésion sociale, ou bien, au contraire, si elle n'en est qu'une condition accessoire et secondaire. (…) Mais la solidarité sociale est un phénomène tout moral qui, par lui-même, ne se prête pas à l'observation exacte ni surtout à la mesure. Pour procéder tant à cette classification qu'à cette comparaison, il faut donc substituer au fait interne qui nous échappe un fait extérieur qui le symbolise et étudier le premier à travers le second. Ce symbole visible, c'est le droit. Il convient donc de classer les règles juridiques d'après les différentes sanctions qui y sont attachées. Il en est de deux sortes. Les unes consistent essentiellement dans une douleur, ou, tout au moins, dans une diminution infligée à l'agent; elles ont pour objet de l'atteindre dans sa fortune, ou dans son honneur, ou dans sa vie, ou dans sa liberté, de le priver de quelque chose dont il jouit. On dit qu'elles sont répressives ; c'est le cas du droit pénal. (…) Quant à l'autre sorte, elle n'implique pas nécessairement une souffrance de l'agent, mais consiste seulement dans la remise des choses en état, dans le rétablissement des rapports troublés sous leur forme normale, soit que l'acte incriminé soit ramené de force au type dont il a dévié, soit qu'il soit annulé, c'est-à-dire privé de toute valeur sociale. On doit donc répartir en deux grandes espèces les règles juridiques, suivant qu'elles ont des sanctions répressives organisées, ou des sanctions seulement restitutives. La première comprend tout le droit pénal; la seconde, le droit civil, le droit commercial, le droit des procédures, le droit administratif et constitutionnel, abstraction faite des règles pénales qui peuvent s'y trouver.
Émile DURKHEIM, De la division du travail social. PUF, 1991 [1893]
Document 10 : Les formes de solidarité
Nous reconnaîtrons deux sortes seulement de solidarités positives que distinguent les caractères suivants :
1. La première relie directement l'individu à la société sans aucun intermédiaire. Dans la seconde, il dépend de la société, parce qu'il dépend des parties qui la composent.
2. La société n'est pas vue sous le même aspect dans les deux cas. Dans le premier, ce que l'on appelle de ce nom, c'est un ensemble plus ou moins organisé de croyances et de sentiments communs a tous les membres du groupe : c'est le type collectif. Au contraire, la société dont nous sommes solidaires dans le second cas est un système de fonctions différentes et spéciales qu'unissent des rapports définis. Ces deux sociétés n'en font d'ailleurs qu'une. Ce sont deux faces d'une seule et même réalité, mais qui ne demandent pas moins à être distinguées.
3. De cette seconde différence en découle une autre qui va nous servir à caractériser et à dénommer ces deux sortes de solidarités. La première ne peut être forte que dans la mesure où les idées et les tendances communes à tous les membres de la société dépassent en nombre et en intensité celles qui appartiennent personnellement à chacun d'eux. Il y a dans chacune de nos consciences, avons-nous dit deux consciences : l'une, qui nous commune avec notre groupe tout entier qui, par conséquence, n'est pas nous-même, mais la société vivant et agissant en nous; l'autre qui ne représente au contraire que nous dans ce que nous avons de personnel et de distinct, dans ce qui fait de nous un individu. La solidarité qui dérive des ressemblances atteint son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment notre individualité est nulle. Les molécules sociales qui ne seraient cohérentes que de cette seule manière ne pourraient donc se mouvoir avec ensemble que dans la mesure où elles n'ont pas de mouvements propres, comme font les molécules des corps inorganiques. C'est pourquoi nous proposons d'appeler mécanique cette espèce de solidarité. Ce mot ne signifie pas qu'elle soit produite par des moyens mécaniques et artificiellement. Nous ne la nommons ainsi que par analogie avec la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts, par opposition à celle qui fait l'unité des corps vivants. Ce qui achève de justifier cette dénomination, c'est que le lien qui unit ainsi l'individu à la société est tout à fait analogue à celui qui rattache la chose à la personne. Il en est tout autrement de la solidarité que produit la division du travail. Tandis que la précédente implique que les individus se ressemblent, celle-ci suppose qu'ils diffèrent les uns des autres. La première n'est possible que dans la mesure où la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective; la seconde n'est possible que si chacun a une sphère d'action qui lui est propre, par conséquent une personnalité. Il faut donc que la conscience collective laisse découverte une partie de la conscience individuelle, pour que s'y établissent ces fonctions spéciales qu'elle ne peut pas réglementer; et plus cette région est étendue, plus est forte la cohésion qui résulte de cette solidarité. En effet, d'une part, chacun dépend d'autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé, et, d'autre part, l'activité de chacun est d'autant plus personnelle qu'elle est plus spécialisée. Sans doute, si circonscrite qu'elle soit, elle n'est jamais complètement originale; même dans l'exercice de notre profession, nous nous conformons à des usages, à des pratiques qui nous sont communes avec toute notre corporation. Mais, même dans ce cas, le joug que nous subissons est autrement moins lourd que quand la société tout entière pèse sur nous, et il laisse bien plus de place au libre jeu de notre initiative. Ici donc, l'individualité du tout s'accroît en même temps que celle des parties; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres. […] Nous proposons d'appeler organique la solidarité qui est due a la division du travail.
Émile DURKHEIM, De la division du travail social. PUF, 1991 [1893]
Questions à partir des documents 9 et 10 :
19) Quelles sont les deux formes de solidarité distinguées par Émile Durkheim ?
20) Quels sont les signes d’un changement de solidarité sociale ?
21) Que nous apprennent elles de la relation entre la société et les individus qui la composent ?
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19) Quelles sont les deux formes de solidarité distinguées par Émile Durkheim ?
Il distingue la solidarité mécanique et la solidarité organique. La solidarité mécanique dans le cas où la société étant de taille réduite, il n’y a aucun intermédiaire entre la société et les individus. Chacun pense avec des idées qui ne lui sont pas personnelles mais collectives, principalement d’origine religieuse. Dans ces sociétés, il est excessif de parler d’individualité. La conscience collective recouvre la conscience individuelle. Chacun est en tout point semblable aux autres, c’est la condition même de leur cohésion. La solidarité organique apparaît quand la division du travail s’approfondit, ce qui signifie que la ressemblance entre les personnes s’atténue tandis que les différences s’accentuent. C’est le principe même de la division du travail qui l’exige. Conduisant à ce que chacun dépende de tous, la division du travail modifie le lien entre les personnes. Une conscience individuelle émerge et se différencie de la conscience collective.
20) Quels sont les signes d’un changement de solidarité sociale ?
La division du travail a besoin de règles qui encadrent les relations entre les fonctions sociales en fixant les droits et les devoirs de chacun. C’est donc l’évolution du droit qui témoigne de son évolution et permet ainsi d’observer les transformations de la solidarité sociale, celle – ci n’étant qu’un phénomène moral intériorisé par les individus, et donc invisible en elle - même. Quand la solidarité est mécanique, chaque faute porte atteinte à la conscience collective ; elle enfreint une règle fondamentale qui exige une punition qui affecte la personne dans son honneur, dans sa liberté, voire dans sa vie. Le droit est répressif, c’est le droit pénal. Quand la solidarité est organique, se multiple les risques de litiges entre les personnes. Il ne s’agit pas ici d’établir une culpabilité mais la responsabilité de chacun dans la défaillance de coopération qui fait l’objet du litige. Il n’est pas alors nécessaire de punir la personne au sens de lui infliger une souffrance, il suffit de lui demander de réparer en rétablissant les conditions normales de coopération. Le droit est donc restitutif, c’est le droit civil.
21) Que nous apprennent elles de la relation entre la société et les individus qui la composent ?
Les règles de droit s’appliquent par définition aux relations entre les personnes et à celles qu’elles entretiennent avec la société. Si la solidarité est mécanique, les personnes se ressemblent, leur vie est entièrement soumise aux règles collectives. Y porter atteinte c’est porter atteinte à tous les membres de la société en même temps. Si la solidarité est organique, les personnes occupent des fonctions complémentaires les unes des autres, leur vie s’autonomise par rapport aux règles collectives. Y porter atteinte, c’est porter atteinte à un individu en particulier et non pas à tous. Cela ne signifie pas pour autant que la conscience collective disparait. Il existe toujours des crimes et délits qui lui portent atteintes justifiant des sanctions pénales.
Document 11 : Les causes de la division du travail
La division du travail progresse d'autant plus qu'il y a plus d'individus qui sont suffisamment en contact pour pouvoir agir et réagir les uns sur les autres. Si nous convenons d'appeler densité dynamique ou morale ce rapprochement et le commerce actif qui en résulte, nous pourrons dire que les progrès de la division du travail sont en raison directe de la densité morale ou dynamique de la société. Mais ce rapprochement moral ne peut produire son effet que si la distance réelle entre les individus a elle-même diminué. La densité morale ne peut donc s'accroître sans que la densité matérielle s'accroisse en même temps, et celle-ci peut servir à mesurer celle-là. (…) Si la condensation de la société produit ce résultat, c'est qu'elle multiplie les relations intrasociales. Mais celles-ci seront encore plus nombreuses si, en outre, le chiffre total des membres de la société devient plus considérable. (…) Nous pouvons donc formuler la proposition suivante : La division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés, et si elle progresse d'une manière continue au cours du développement social, c'est que les sociétés deviennent régulièrement plus denses et très généralement plus volumineuses. (…) Nous disons, non que la croissance et la condensation des sociétés permettent, mais qu'elles nécessitent une division plus grande du travail. Ce n'est pas un instrument par lequel celui-ci se réalise ; c'en est la cause déterminante. [ ... ] Si le travail se divise davantage à mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses et plus denses, [ ... ] c'est que la lutte pour la vie y est plus ardente. (…) On voit combien la division du travail nous apparaît sous un autre aspect qu'aux économistes. Pour eux, elle consiste essentiellement à produire davantage. Pour nous, cette productivité plus grande est seulement une conséquence nécessaire, un contrecoup du phénomène. Si nous nous spécialisons, ce n'est pas pour produire plus, mais c'est pour pouvoir vivre dans les conditions nouvelles d'existence qui nous sont faites.
Émile DURKHEIM, De la division du travail social. PUF, 1991 [1893]
Document 12 : L’anomie
Pour que la solidarité organique existe, il ne suffit pas qu'il y ait un système d'organes nécessaires les uns aux autres et qui sentent d'une façon générale leur solidarité, mais il faut encore que la manière dont ils doivent concourir, sinon dans toute espèce de rencontres, du moins dans les circonstances les plus fréquentes, soit prédéterminée. (…) Ce qui est certain, c'est que ce défaut de réglementation ne permet pas l'harmonie régulière des fonctions. (…) Dans tous ces cas, si la division du travail ne produit pas la solidarité, c'est que les relations des organes ne sont pas réglementées, c'est qu'elles sont dans un état d'anomie. (...) Un premier cas de ce genre nous est fourni par les crises industrielles ou commerciales, par les faillites qui sont autant de ruptures partielles de la solidarité organique; elles témoignent en effet que, sur certains points de l’organisme, certaines fonctions sociales ne sont pas ajustées les unes aux autres. Or, à mesure que le travail se divise davantage, ces phénomènes semblent devenir plus fréquents, au moins dans certain cas. L’antagonisme du travail et du capital est un autre exemple, plus frappant, du même phénomène. A mesure que les fonctions industrielles se spécialisent davantage, la lutte devient plus vive, bien loin que la solidarité augmente. On a souvent signalé dans l’histoire des sciences une autre illustration du même phénomène. Jusqu’à des temps assez récents, la science, n’étant pas très divisée, pouvait être cultivée presque tout entière par un seul et même esprit. Aussi avait-on un sentiment très vif de son unité. Les vérités particulières qui la composaient n’étaient ni si nombreuses, ni si hétérogènes qu’on ne vit facilement le lien qui les unissait en un seul et même système. Les méthodes, étant elles-mêmes très générales, différaient peu les unes des autres, et l’on pouvait apercevoir le tronc commun à partir duquel elles divergeaient insensiblement. Mais, à mesure que la spécialisation s’est introduite dans le travail scientifique, chaque savant s’est de plus en plus renfermé, non seulement dans une science particulière, mais dans un ordre spécial de problèmes. La division du travail contrainte est donc le second type morbide que nous reconnaissons. Mais il ne faut pas se tromper sur le sens du mot. (…) La contrainte ne commence que quand la réglementation, ne correspondant plus à la nature vraie des choses et, par suite, n'ayant plus de base dans les mœurs, ne se soutient que par la force.
Émile DURKHEIM, De la division du travail social, 1893
Questions à partir des documents 11 et 12 :
22) Quelles sont les causes de l’approfondissement de la division du travail ?
23) La position de Durkheim à propos de la division du travail est elle la même que celle des économistes ?
24) Qu’est ce que l’anomie ?
25) Quelles sont ses causes ?
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22) Quelles sont les causes de l’approfondissement de la division du travail ?
Il y a deux causes à cet approfondissement : d’une part, la croissance démographique qui augmente le nombre d’individus ; d’autre part, l’accroissement de la densité morale qui en résulte. En effet, plus la société comprend de membres, plus les relations entre eux sont fréquentes, non pas pour des raisons personnelles mais parce que « la lutte pour la vie devient plus ardente » en raison de l’évolution inévitable des conditions d’existence compte tenu de l’accroissement de la population.
23) La position de Durkheim à propos de la division du travail est elle la même que celle des économistes ?
Contrairement aux économistes classiques, Durkheim ne pense pas que le but de la division du travail soit d’accroitre la production, parce que les membres de la société le recherchent afin d’accroître chacun leur capacité d’échanger. Pour lui, l’augmentation de la densité matérielle et morale de la société impose une plus grande division du travail. Il écrit : « Nous disons, non que la croissance et la condensation des sociétés permettent, mais qu'elles nécessitent une division plus grande du travail ». La division du travail n’est pas la conséquence d’un calcul des individus mais d’une organisation plus complexe qui s’impose à chacun.
24) Qu’est ce que l’anomie ?
« Si la division du travail ne produit pas la solidarité, c'est que les relations des organes ne sont pas réglementées, c'est qu'elles sont dans un état d'anomie ». C’est donc une situation dans laquelle les règles qui encadrent les désirs et les conduites individuels perdent leur clarté, sont moins contraignantes, ou sont incompatibles entre elles. Cette situation s’explique par le changement social.
25) Quelles sont ses causes ?
Selon Philippe Besnard (L’anomie,1987), l’anomie est « une des formes pathologiques de la division du travail, c'est-à-dire la carence temporaire d'une réglementation sociale capable d'assurer la coopération entre des fonctions spécialisée ». En effet, le changement social réclame que les règles changent et s’adaptent. Or, ces transformations imposées par le changement sont plus lentes que le changement lui – même. L’anomie apparait dans des phases de transition de l’organisation sociale qui provoquent des ruptures de solidarité. Il distingue trois cas dans La division du travail social (1893): tout d’abord, les crises industrielles et commerciales qui engendrent faillite et chômage ; ensuite, l’antagonisme capital – travail dû à la division verticale du travail qui, contrairement au modèle des corporations, sépare l’ouvrier et le patron ; enfin, le troisième cas concerne l’effritement de la science déjà déploré par Auguste Comte. Notons que le sens de l’anomie évolue ensuite. Dans Le suicide (1897), elle constitue l’une des causes de mort volontaire identifiées par Durkheim. Le suicide anomique s’explique par une insuffisance de régulation, au sens d’une insuffisance de limitation des désirs des individus pour qu’ils soient « en harmonie avec ses facultés ». Ainsi, l’anomie est elle alors un « le mal de l’infini ».
Document 13 : La rationalité protestante
L'organisation rationnelle moderne de l'entreprise capitaliste n'aurait pas été possible en l'absence de deux autres facteurs qui ont joué un rôle important dans cette évolution : la séparation de la gestion domestique et de l'entreprise (...), et la comptabilité rationnelle, étroitement liée à ce premier facteur (…) Le capitalisme d'entreprise moderne et rationnel exige non seulement des outils de travail techniques aux effets calculables, mais aussi une juridiction aux effets calculables et une administration régie par des règles formalisées. (...) Seul l'occident a mis à la disposition de ses gestionnaires économiques un droit et une administration ayant atteint un tel degré d'achèvement technique et formel (…) Il s'avère en effet que la culture occidentale a développé un rationalisme d'un type particulier. On peut cependant donner à ce terme des acceptions fort différentes. Il existe, par exemple, des rationalisations de la contemplation mystique, c'est à dire d'un comportement spécifiquement irrationnel si on le considère à partir d'autres sphères de la vie. On peut en outre rationaliser chacun de ces domaines selon des perspectives et des orientations ultimes fort variées. Il faut se demander quelles sphères ont été rationalisées, et selon quelles orientations elles l'on été. (...) Liée à la rationalisation de la technique et à celle du droit, l'émergence du rationalisme économique fut en effet tributaire de la capacité et de la disposition des hommes à adopter des formes spécifiques de conduite pratique et rationnelle de la vie.
Max Weber, Éthique protestante et esprit du Capitalisme, 1905
Document 14 : l’expansion bureaucratique
« L’expansion bureaucratique a trois causes principales :
La rationalisation de l’économie incarnée notamment par le capitalisme moderne, la multiplication des buts assignés à l’action rationnelle, le développement de la démocratie (au sens tocquevillien du terme de l’égalité des conditions). Si le développement du capitalisme s’accompagne toujours d’une certaine expansion de la bureaucratie , c’est d’abord parce que, même surtout dans ses phases les plus libérales, il ne peut se passer d’une certaine « rationalisation de la domination » , sous la double forme de la systématisation du droit, et de l’affaiblissement de la solidarité traditionnelle ; le capitalisme appelle ainsi une transformation du droit et de l’ Etat qui est favorable à la bureaucratie étatique.
Même dans l’hypothèse de l’Etat minimal, une certaine expansion de la bureaucratie fait donc partie de ce que Marx appelait « les préconditions historiques de l’ essor du capital » , qui n’auraient jamais eu lieu, sans l’imposition de l’ordre de marché au détriment des solidarités traditionnelles. Ce n’est pas là , néanmoins, ce qui explique la bureaucratisation de l’économie et de la production elles – mêmes ; celle – ci traduit le fait que la capitalisme moderne incarne le même principe qui est à l’origine de l’expansion universelle de la bureaucratie dans la société : la recherche de l’efficacité par l ‘organisation des activités humaines selon des règles calculables. Weber insiste donc sur les similitudes entre les administrations publiques et la hiérarchie des entreprises privées ; mais surtout, il montre que, loin de se limiter à fixer un cadre formel aux activités économiques , le développement du capitalisme moderne se traduit par une transformation complète de l’organisation du travail et du type d’autorité dominant dans la production, et par un renforcement de la contrainte sur le travailleur ».
d’après Philippe Raynaud, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne – 1987.
Document 15 : Les propriétés essentielles de la bureaucratie
« Le type le plus pur de domination légale est la domination par le moyen de la direction administrative bureaucratique. Seul le chef du groupement occupe la position de détenteur du pouvoir soit en vertu d’une appropriation, soit en vertu d’une élection ou d’un successeur désigné. Mais ses attributions de détenteur du pouvoir elles – mêmes constituent des « compétences légales ». La totalité de la direction administrative, dans le type le plus pur de fonctionnaires individuels, lesquels :
-
personnellement libres, n’obéissent qu’aux devoirs objectifs de leur fonction ;
-
dans une hiérarchie de la fonction solidement établie
-
avec des compétences de la fonction solidement établies
-
en vertu d’un contrat, donc en principe sur le fondement d’une sélection ouverte selon ;
-
la qualification professionnelle : dans le cas le plus rationnel, ils sont nommés selon une qualification professionnelles révélée par l’examen, attestée par le diplôme ;
-
sont payés par des appointements fixes en espèces (…) gradués selon le rang hiérarchique
-
traitent leur fonction comme unique ou principale profession
-
voient s’ouvrir à eux une carrière, un avancement à l’ancienneté
-
sont soumis à une discipline stricte et à un contrôle
Max Weber, Economie et société,1920
Questions à partir des documents 14 et 15 :
26) En quoi le document 13 illustre – t-il l’objet et la méthode de la sociologie de Max Weber ?
27) Quelle est la place de la bureaucratie dans la sociologie wébérienne ?
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26) En quoi le document 13 illustre – t-il l’objet et la méthode de la sociologie de Max Weber ?
Il s’agit d’un extrait de l’article Éthique protestante et esprit du Capitalisme publié par Max Weber en 1905. Cet article met en pratique sa méthode de sociologue. L’observation de l’histoire économique et culturelle lui permet de construire deux idéaux types : l’éthique protestante d’une part, l’esprit du capitalisme d’autre part. Ensuite, il s’agit, grâce aux règles de conduite imposées aux protestants par leur religion, de comprendre le sens subjectif que les premiers entrepreneurs donnent à leurs actes, actes qui, rappelons le, sont en rupture avec la culture dominante de l’époque. Pour autant, si la motivation religieuse permet d’expliquer la naissance d’un esprit d’entreprise, elle participe d’un ensemble de nombreuses causes possibles. Elle est donc une possibilité parmi d’autres qui témoigne de l’existence d’une affinité élective. La relation décrite est donc une relation plausible qui est aussi une relation probable dont on ne peut cependant mesurer la poids exact dans l’émergence du capitalisme.
27) Quelle est la place de la bureaucratie dans la sociologie wébérienne ?
La bureaucratie est selon Max Weber, le type le plus pur de domination légale rationnelle. Sa place dans sa sociologie est triple : elle est tout d’abord une illustration des idéaux types de domination ; ensuite, elle est caractéristique des relations de domination entre les hommes qui s’expliquent par une répartition inégale du pouvoir ; enfin et surtout, elle est caractéristique du processus de rationalisation qui affecte et transforme à long terme les sociétés occidentales, aboutissant au désenchantement du monde, c’est-à-dire selon les mots même de Max Weber, un monde dans lequel « il n'y a donc en principe aucune puissance imprévisible et mystérieuse qui entre en jeu et que l'on peut en revanche maîtriser toute chose par le calcul ».
Document 16 : La parenté chez le Na
Chez les Na, (peuple d’agriculteurs de la Chine himalayenne), à sa naissance, un enfant fait automatiquement partie du groupe de sa mère. Dans les maisons Na, les frères et sœurs travaillent, consomment et résident ensemble toute leur vie. Le groupe de résidence est donc composé de consanguins apparentés par les femmes qui sont appelés ong bing, ce qui signifie littéralement, « gens de l’os ». Dans la culture des Na, l’« os » est l’équivalent de la notion de « sang » chez nous : c’est le vecteur de la filiation. […] Chez les Na, il n’y a pas de vrai mariage. Les hommes rendent visite aux femmes des autres maisonnées, la nuit, de manière furtive. La relation entre amants est du domaine privé, elle cesse dès que l’un ou l’autre des partenaires le désire. Les femmes donnent naissance à des enfants qui n’ont littéralement pas de père : le terme n’existe pas dans la langue Na. Toutefois lorsqu’une relation entre amants est longue et exclusive, ou lorsque la ressemblance physique est visible, on peut identifier le géniteur. Mais aucun lien social, juridique ou affectif ne le rattache à l’enfant
Source : Agnès Fine in Sciences humaines, HS n°23, janvier 1999
Document 17 : Les transformations de la famille
Parsons considère la société américaine comme le modèle principal des sociétés modernes ( comme le processus le plus abouti du passage de la société primitive à la société intermédiaire c’est-à-dire une système social stratifié en classes), puis à la société moderne hautement différenciée sur le plan fonctionnel).(…) La famille moderne a perdu de ses fonctions antérieures prises en charge désormais par d’autres institutions ou instances spécialisées : elle cesse d’être une instance de production économique et se spécialise dans le soutien, le support affectif et émotionnel de ses membres ; parallèlement, de nouvelles instances se spécialisent dans la prise en charge financière et éducative de la famille ( services sociaux, école, médias, hôpitaux). La famille moderne exerce deux fonctions essentielles : d’une part, la socialisation primaire des enfants c’est-à-dire l’intériorisation par l’enfant de la culture dans laquelle il est Né (…) ; d’autre part, la stabilisation de la personnalité adulte par le mariage. La famille moderne se dote d’une nouvelle structure plus adaptée, et ses fonctions deviennent plus spécialisées. Cependant, plusieurs problèmes se posent à la famille nucléaire : les relations avec la parenté élargie, un système bilatéral qui repose sur le mariage, et des valeurs orientées vers la rationalité.
Jean François Orianne, Petit précis d’analyse sociologique,2019.
Questions à partir des documents 16 et 17 :
28) Comparez ces deux approches des liens familiaux ?
29) À quels courants sociologiques appartiennent - ils ?
30) Quels sont les points communs et les différences entre ces deux courants ?
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28) Comparez ces deux approches des liens familiaux.
Le texte intitulé justement « la parenté chez les Na » est une illustration du caractère non universel des règles de la parenté. Elle explique en quoi les liens juridiques, les rôles sociaux, les relations affectives sont déterminés par la culture. Le second texte retrace quant à lui l’évolution de la famille dans les sociétés occidentales postérieure à l’industrialisation. Il met ainsi en évidence que les fonctions remplies par la famille vis-à-vis de ses membres ont été transformées par cette évolution.
29) À quels courants sociologiques appartiennent - ils ?
Le premier texte est caractéristique d’une approche culturaliste. La culture est l’ensemble des valeurs et normes de comportement, elle permet de montrer qu’il y autant de sociétés que de cultures. Ainsi, les comportements qui paraissent les plus naturels à l’homme sont définis par des rôles sociaux. C’est particulièrement le cas de l’institution familiale ( relations amoureuses, relations filiales, relation de parenté).
Le second texte décrit la famille selon une conception fonctionnaliste inspirée de l’approche de Talcott Parsons. Les fonctions de la famille évoluent avec son environnement socio économique : c’est l’adaptation fonctionnelle. Ainsi, la famille élargie qui comprend plusieurs générations est une nécessité dans une économie de subsistance dominée par l’agriculture. C’est alors la condition de la survie du groupe qui nécessite de produire la nourriture et de transmettre les moyens de la produire : la terre. En revanche, l’industrialisation exigeant une plus grande mobilité des personnes en même temps que la famille perd sa fonction productive. La famille va donc se contracter et se réduire à sa forme nucléaire (les parents et les enfants non mariés).
30) Quels sont les points communs et les différences entre ces deux courants ?
Le culturalisme et le fonctionnalisme sont deux courants holistes qui s’inscrivent dans la continuité de la sociologie de Durkheim visant à expliquer l’origine de la cohésion sociale : l’un parce que la culture est un moyen de concevoir la conscience collective, si essentielle pour le père de la sociologie ; l’autre, parce que les fonctions permettent de comprendre les liens entre les institutions et les personnes. Les fondements de la cohésion sociale diffère néanmoins entre les deux courants. La cohésion de la société est fournie par la cohérence interne de la culture que chacun intériorise par la socialisation. Elle produit la personnalité de base ; les comportements des individus permettent la stabilité de la société par la perpétuation de sa culture. En revanche, pour les fonctionnalistes, la cohésion interne de la société est comparable à celle d’un organisme vivant dont la survie exige que soient remplies ses fonctions vitales.
Document 18 : L’inégalité des chances
La cause principale des inégalités scolaires résulte de la combinaison de deux facteurs. Un facteur institutionnel : tout système scolaire doit bien, au-delà d'un tronc commun, proposer des choix aux élèves ; un facteur « psychosociologique » : les choix des familles et des individus sont normalement affectés par leur position sociale. (…) Les réformes pédagogiques ne peuvent espérer avoir plus qu'un effet limité sur l'inégalité, puisqu'elles n'atteignent que le premier des deux mécanismes, le moins important. L'on ne peut évidemment étendre sans limite le tronc commun. À mesure que la population scolaire est plus hétérogène, il faut au contraire multiplier les différenciations, de manière à ce qu'augmentent les chances que chacun trouve chaussure à son pied. Une prolongation excessive du tronc commun, si elle peut abaisser dans une faible mesure les inégalités, a surtout pour effet de donner à un nombre croissant d'élèves l'impression fondée que le système scolaire ne répond pas à leurs attentes. L'allongement excessif du tronc commun produit donc nécessairement des dérèglements du système et une insatisfaction des acteurs : élèves, familles, aussi bien qu'enseignants et responsables des établissements. L'on ne peut pas non plus éliminer les processus psychosociologiques naturels qui font que les ambitions et les aspirations se déterminent en partie par référence à la situation familiale. Je ne vois donc que trois manières de limiter les effets de la combinaison de ces deux facteurs. La première consiste à essayer de substituer aux choix brutaux (filière longue/courte, filière "scientifique"/ "littéraire", etc.) des choix qui engagent moins l'avenir. Mais il ne faut pas se faire trop d'illusions sur les effets de cette médecine douce. Le choix de l'allemand plutôt que de l'anglais en première langue, le choix d'une section comportant quelques heures de mathématiques de plus sont des choix "doux". En fait, à partir du moment où ils prennent une valeur stratégique, ils engagent beaucoup l'avenir. La seconde consiste à agir sur les coûts : ils pèsent davantage sur les familles défavorisées que sur les autres. Des bourses d'études peuvent venir corriger le système. Mais les coûts ne représentent pas le mécanisme générateur d'inégalités le plus essentiel. La troisième, peut-être la seule manière vraiment efficace d'agir sur les inégalités, consiste à renforcer la dépendance de la carrière scolaire de l'élève par rapport à ses résultats. Sans doute la participation de la famille aux décisions d'orientation est-elle indispensable. Mais elle est source d'effets pervers dans un système scolaire qui tend à considérer les notions d'aptitude, de performance, de résultats ou de mérite comme des archaïsmes condamnés par le sens de l'histoire (lequel a décidément la vie dure).
Finalement, la seule façon efficace de lutter consiste à réaffirmer l'idée simple que l'école a une fonction primordiale d'apprentissage et de contrôle de l'apprentissage (…) il paraît avisé de faire l'inverse de ce que recommande le rapport Gros-Bourdieu : « L'importance excessive accordée à la trilogie "lire, écrire, compte » (…) mettant l'accent sur les performances (…), peut, à bon droit, être considérée comme l'un des facteurs de l'échec scolaire (…). » « Il semble que l'examen n'est ni nécessaire ni suffisant.
Raymond Boudon, les causes de l’inégalité des chances scolaires, 2001
Document 19 : la reproduction
Doc 19 : la reproduction
Si la force d'une pensée, l'importance d'une théorie se mesurent par leur pouvoir d' « imposition de problématique », il ne semble pas exagéré de dire que les travaux de Bourdieu et de son «école» occupent une position dominante au sein de la sociologie de l'éducation française. (…) Les sociologues d'e l'éducation se sont assez peu intéressés, aux processus qui se déroulent à l'intérieur de la «boîte noire » scolaire et aux mécanismes proprement pédagogiques de la différenciation éducationnelle. Or if nous semble que c'est justement une des caractéristiques de la démarche de P. Bourdieu d'avoir dès l’origine porté attention à ces aspects. À un premier niveau, on croit se trouver cependant devant un modèle d'explication (des inégalités éducationnelles) typiquement « culturaliste ». Les inégalités de réussite scolaire sont rapportées en effet à des « inégalités culturelles » entre les groupes (disparités dans l'information sur le système scolaire, les savoirs culturels acquis par familiarisation familiale et imprégnation, les usages linguistiques...) et les inégalités de motivation vis-à-vis des études sont rapportées à des différences profondes d’attitude, les classes défavorisées ayant tendance à anticiper leur avenir conformément à leur expérience du présent, à conformer leurs projets à leur sentiment du probable et à reproduire ainsi leur situation de désavantage. Cette distribution inégale du «capital culturel » et cette disparité des «ethos de classe» semblent donc suffire à expliquer à la fois les « inégalités devant la sélection » et les « inégalités de sélection» (à réussite égale), la sélection scolaire ne faisant que refléter (et relayer pour ses reproduire) les inégalités socia1es. À ce niveau, la reproduction des inégalités par l'école vient seulement de la mise en œuvre d'un égalitarisme formel, à savoir de ce que l'école traite comme «égaux en droit» des individus « inégaux en fait », c'est...à-dire inégalement préparés, par leur culture familiale, à assimiler le « message» pédagogique, de même qu'ils sont inégalement préparés à « décoder le message artistique, à appréhender l'œuvre d'art comme système de pertinences stylistiques spécifique. Une condition supplémentaire est nécessaire cependant pour que joue ce mécanisme de conversion des inégalités culturelles en inégalités scolaires : qu'il soit méconnu comme tel. C'est «l'idéologie du don» qui assure cette transmutation des apparences, en faisant percevoir comme inégalités naturelles entre individus ce qui est en fait le produit d'une différenciation sociale. (Cette insistance sur le rôle de l'alchimie idéologique, - ou de la « légitimation u, dans le processus de reproduction sociale nous parait une dimension fondamentale de la pensée sociologique de Bourdieu, jusqu'à devenir la clef de voute «axiomatique » de tout le système dans le Livre : De la Reproduction (1970). Mais cette te indifférence aux différences» recouvre elle-même quelque chose de plus profond(…) une complicité active entre l’école et la classe dominante reposant en partie sur un jeu d’affinités culturelles électives. Ainsi, par exemple le caractère « charismatique » des enseignements culturels (le brio «inimitable du cours magistral, etc.) n'est pas seulement analysable en termes d'information (…) , il a également une fonction positive de discrimination sociale et aussi de légitimation institutionnelle (il atteste l'autorité dont l'enseignant est investi dans son «ministère », nécessaire à son action pédagogique en tant que ( transmission arbitraire de l'arbitraire culturel dominant). On pourrait analyser de la même façon les examens, rituels de cooptation culturelle plus que procédures rationnelles de sélection des compétences ou les appréciations portées par les enseignants sur leurs élèves, véritables «jugements de classe ». La définition scolaire de l'excellence, manifeste ainsi, et jusque dans la dévalorisation des qualités «trop scolaires» de ceux qui doivent à l'école plus qu'à leur famille l’'essentiel de leur culture et de leurs chances d'ascension sociale, la congruence entre les valeurs scolaires et la stylistique culturelle de la classe dominante : élégance, aisance, brillance, distance et distinction discriminante.
Jean Claude Forquin, La sociologie des inégalités d'éducation : Principales orientations, principaux résultats depuis 1965,1979. Revue française de pédagogie n°48 et49.
Questions à partir des documents 18 et 19
31) Quelles différences faites vous entre les explications de l’inégalité des chances proposées dans ces deux documents ?
32) En quoi le raisonnement tenu par ces deux sociologues est il caractéristique de leur méthode respective ?
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31) Quelles différences faites vous entre les explications de l’inégalité des chances dans ces deux documents ?
Les analyses de Pierre Bourdieu et de Raymond Boudon cherchent toutes les deux à expliquer l’inégalité des chances. Elle est donc pour les deux sociologues, un constat que le système scolaire doit permettre d’expliquer. Avec la publication des Héritiers en 1964 puis de La reproduction en 1970, le travail de Pierre Bourdieu et de Jean Claude Passeron inaugure la discussion. Selon eux, l’inégalité des chances est le produit de l’organisation du système scolaire (types d’évaluation, programmes enseignés, méthodes de cours, attentes des enseignants) qui avantage les enfants des classes dominantes, parce qu’ils disposent du capital culturel requis. Le but caché du système scolaire est de légitimer la domination sociale par l’obtention d’un diplôme, et d’en assurer ainsi la reproduction. En revanche, pour Raymond Boudon, le système scolaire est neutre, en ce sens que tout élève, qui dispose d’une part des ressources intellectuelles, et qui d’autre part fournit le travail demandé, peut accéder à toutes les formations proposées et obtenir n’importe quel diplôme. Dés lors, on ne peut pas imputer l’inégalité des chances au système scolaire. Il faut donc se tourner vers le comportement des élèves et de leur famille pour la comprendre, en particulier au moment cardinal où se formulent les choix d’orientation. En effet, selon Raymond Boudon, ses choix sont déterminés par les conditions matérielles d’existence des familles, par l’expérience scolaire des parents et de la famille au sens large. Ainsi, ces choix, qui se font en fonction de la perception familiale des coûts et avantages de la poursuite des études, reproduisent l’inégalité des chances, parce que les enfants des milieux populaires choisissent, à chaque niveau de résultats scolaires, les parcours d’études les plus courts.
32) En quoi le raisonnement tenu par ces deux sociologues est il caractéristique de leur méthode respective ?
Effectivement, ces deux explications de l’inégalité des chances sont caractéristiques de la sociologie de chacun de ses deux auteurs.
Pierre Bourdieu développe une sociologie constructiviste, en ce sens que les structures de domination qui caractérisent la société sont incorporées par les individus sous la forme d’un habitus. Celui – ci définit pour chacun les comportements, les goûts, les opinions, et plus généralement la familiarité d’un individu avec ce qui l’entoure, déterminant ainsi son impression « d’être ou ne pas être à sa place ». Cet habitus est aussi l’ensemble des ressources (capital économique, social, culturel, symbolique) dont dispose l’individu pour agir dans tel ou tel champ social. C’est ce raisonnement qui est appliqué par Bourdieu pour expliquer l’inégalité des chances : la réussite scolaire dépend de la proximité culturel entre la famille et l’école ; l’enfant dispose ainsi du savoir être et du savoir faire qui permettent ou non de briller en classe ; la compétition scolaire est donc tronquée en raison de l’avantage ou du désavantage que constitue pour chacun son habitus ; finalement, à la fin de la scolarité, chacun est à sa place, au plus proche de celle des ses parents.
En revanche, la sociologie de Raymond Boudon est une sociologie individualiste. Il fait l’hypothèse que les individus agissent rationnellement en comparant les avantages et les coûts attendus lorsqu’ils ont à faire des choix. Ils ont toujours de « bonnes raisons » d’agir comme il le font, en ce sens que leur conduite est toujours à leurs yeux justifiées. Ensuite, les évolutions sociales sont toujours le produit involontaire de ces décisions individuelles qui s’agrègent les unes aux autres. Ainsi, les conséquences macro sociales, qu’elles soient positives ou négatives, ne sont désirées par personne. Il s’agit d’effets émergents, qui sont souvent d’ailleurs des effets pervers. En appliquant ce raisonnement aux choix scolaires, Boudon distingue deux effets : un effet méritocratique qui dépend des résultats de l’élèves ; un effet de dominance qui dépend de son milieu social. Il constate alors qu’à résultats égaux, les choix d’orientation différent selon le milieu social. Le sens que la famille donne à la réussite scolaire, l’importance quelle donne au diplôme, dépendent de son niveau social, qui souvent, est déterminé par son niveau scolaire. Au sein de la famille de l’élève, les choix d’orientation sont ainsi justifiés. Ils consistent par exemple pour deux élèves ayant obtenu le baccalauréat avec les mêmes notes, à choisir les études supérieures courtes pour celui des deux qui a une origine populaire, et des études supérieures longues pour l’autre qui vient quant à lui d’un milieu aisé. La conséquence de ces choix est la poursuite de l’inégalité des chances au sens d‘une indexation de la réussite scolaire sur le milieu social. Mais cette inégalité n’est le projet de personne. Elle n’est le fruit d’aucune décision collective, mais un effet émergent obtenu par agrégation des décisions de chaque élève. Cet effet émergent est en l’occurrence un effet pervers dont le système scolaire n’est pas en tant que tel responsable.
Document 20 : Parade amoureuse
L’un entreprend d’être assez audacieux et assez décourageant pour que, en cas de rejet, celui-ci puisse se faire avec tact, de façon détournée, lui permettant de soutenir que nulle avance n’était dans son intention. L’autre, quand elle désire encourager une ouverture, le fait de telle sorte que cela puisse paraître une amabilité, si jamais il fallait en recourir à cette interprétation. Ce qui pourrait être une avance se voit efficacement repoussé par ce qui pourrait être un refus, ou efficacement encouragé par ce qui pourrait être une démonstration d’intérêt. Lui ne sait pas avec sûreté si son message a été reçu ni si ce qu’a fait la destinataire en était la réponse ; cette dernière ne sait pas avec sûreté s’il lui a fait une avance. Il en résulte une ambiguïté. Toutefois, celle-ci ne provient pas d’un manque de consensus, d’un défaut de communication ou d’un effondrement de l’organisation sociale, mais d’une participation compétente au jeu des relations.
Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1973
Questions à partir du document 20 :
33) En quoi ce document illustre – t – il l’interactionnisme ?
34) Grâce à cet exemple, expliquez en quoi il n’y a pas de faits sociaux extérieurs aux individus ?
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33) En quoi ce document illustre – t – il l’interactionnisme ?
Herbert Blumer (Symbolic Interactionism,1969) énonce les trois principes de l’interactionnisme symbolique. On les retrouve dans ce texte :
1. Les humains agissent à l’égard des choses en fonction du sens que les choses ont pour eux, la perception de la réalité est ici fondamentale : ici, le sens que chacun donne à la situation détermine les comportements, en l’occurrence un face à face où se met en place un jeu de séduction réciproque.
2. Ce sens est en même temps construit au cours des interactions avec autrui , il n’est donc pas une donnée à priori : l’interprétation par chacun de la situation est permanente parce que le sens n’est pas donné à priori. S’agit il d’une avance amoureuse ou non ?
3 C’est enfin dans un processus d’interprétation mis en œuvre par chacun que ce sens est modifié, ce qui explique entre autre, pourquoi les normes de comportement évoluent dans le temps. L’issue est inconnue en raison de la confrontation entre les attentes de chacun, les comportements effectivement adoptés, l’interprétation qui en est faite.
34) Grâce à cet exemple, expliquez en quoi il n’y a pas de faits sociaux extérieurs aux individus ?
Ici, le fait social « rencontre amoureuse » n’est pas extérieur aux individus. Ils ne subissent pas une contrainte qui détermine leurs actes. Pour autant, il ne sont pas totalement libres. Ils sont compétents pour interpréter une situation dont ils connaissent les règles. La stratégie est donc une stratégie plus complexe qu’une comparaison coût- avantage. En conséquence, la forme qui prend la relation reste en partie incertaine, ce qui explique qu’elle évolue en fonction des interactions entre les acteurs. Ainsi, il est incontestable que le jeu de la séduction ou la parade amoureuse selon les termes employés par Goffman a considérablement évolué et continue de le faire aujourd’hui.
Document 21 : la stigmatisation
Lorsqu'un inconnu se présente à nous, ses premières apparitions ont toute chance de nous mettre en mesure de prévoir la catégorie à laquelle il appartient (…). Nous appuyant alors sur ces anticipations, nous les transformons en attentes (…), en exigences présentées à bon droit (…). Mais tout le temps que l'inconnu est en notre présence, des signes peuvent se manifester montrant qu'il possède un attribut qui le rend différent de la catégorie de personnes qui lui est ouverte (…). Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d'être pour nous une personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang d'individu vicié, amputé. Un tel attribue constitue un stigmate. On serait tenté de croire que les anomalies rares et spectaculaires sont celles qui conviennent le mieux à notre propos.(…). C'est à une autre position que nous entendons nous rallier. Même le plus fortuné des normaux risque fort d'avoir son défaut à demi caché et, aussi petit soit-il, il vient toujours un moment où il ressort, provoquant un écart honteux entre les identités sociales réelle et virtuelle. Par suite, que leur situation dans la vie soit toujours ou occasionnellement précaire, les individus forment un continuum unique et ressortent tous au même schéma d'analyse.
Erving Goffman, Stigmate, la gestion sociale des handicaps, 1963, in Hatier 1997.
Questions à partir du document 21 :
35) Que faut-il entendre par « identité sociale réelle » ?
36) Et par « identité sociale virtuelle » ?
37) Quelles sont les stratégies possibles pour un individu stigmatisé chez Goffman ?
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35) Que faut-il entendre par « identité sociale réelle » et identité sociale virtuelle » ?
L’identité sociale réelle est l’identité telle qu’elle est perçue en raison des attributs de la personne. L’identité sociale virtuelle est l’identité attendue d’une personne en fonction des caractères qu’on lui prête.
36) Expliquez la stigmatisation grâce à la question précédente ?
Le stigmate est le décalage entre l’identité virtuelle et l’identité réelle qui, dans un environnement social donné, discrédite la personne qui en est porteuse. Erwing Goffman distingue trois formes de stigmates : les anomalies corporelles ( jugées comme telles par rapport à la norme) , anomalies comportementales ou morales, les caractéristiques tribales dont on hérite en fonction de ses origines (religion, origine ethnique) .
37) Quelles sont les stratégies possibles pour un individu stigmatisé chez Goffman ?
La stigmatisation impose une négociation permanente entre autrui et l’individu stigmatisé. Celui- ci doit mettre en place des stratégies qui peuvent être : la dissimulation, la coopération, le refus ou l’inversion. La stratégie est une réponse à la question : comment se comporter avec un stigmate ? Soit le cacher aux autres si c’est possible, soit en user pour obtenir un traitement particulier, soit le combattre en cherchant à vivre « normalement ».