Définition :
Il y a plusieurs définitions de la rente, qui ne sont pas indépendantes les unes des autres. Au sens courant, la rente est un revenu provenant d’un avantage acquis injustifié (la « rente de situation »). Dans un sens plus classique, la rente est un revenu périodique non obtenu par le travail (la rente foncière par exemple). Au sens économique, la rente économique est une position qui permet d’obtenir un taux de rentabilité des investissements supérieur au taux de rentabilité exigé compte-tenu du risque.
L'essentiel :
La rente foncière fut un problème économique majeur tout au long de la période classique et l’objet de nombreux débats entre économistes. Pour comprendre l’importance des enjeux afférents à la rente, il faut d’abord se pencher sur le contexte de l’époque. Au début de la révolution industrielle, l’agriculture est encore l’activité dominante, comme en témoigne le courant de la physiocratie. Il faut aussi rappeler que les Corn Laws ont été votées en 1815, interdisant l’importation de blé quand son prix était inférieur à 80 shillings. Les débats autour du prix du blé étaient en effet particulièrement virulents à l’époque, et la question de la rente était bien sûr intimement liée à la question du prix du blé. Le pain étant la principale nourriture de la classe ouvrière, le prix du blé était le premier déterminant des salaires en vertu du principe du salaire de subsistance. Derrière la question de la rente se dissimule en fait des questions fondamentales qui concernent la répartition des revenus, la croissance économique, ou encore le commerce international.
La problématique de la rente s’est principalement construite à partir des premières intuitions de Turgot. Ce dernier, en remarquant que dans certains cas « une très forte dépense peut n’augmenter que très faiblement la production », est à l’origine de la loi des rendements décroissants dans l’agriculture (Réflexions sur la formation et la répartition des richesses, 1766). Prolongeant les intuitions de Turgot, James Anderson (Recherches sur la nature des Corn Laws, avec un avis sur la nouvelle loi sur les blés proposée par l’Ecosse, 1777) montre que le prix naturel du blé correspond au coût de production du blé sur la dernière terre mise en culture (la moins fertile donc). Sur les terres plus productives, le coût de production du blé est plus faible, et puisque le prix du blé est unique, la différence entre les coûts de production sur les terres les plus fertiles et sur les terres les moins fertiles constitue la rente, que s’approprie le propriétaire terrien. Quant à Ricardo, il prolonge cette analyse avec des considérations sur la répartition des revenus (Principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817). Comme Smith avant lui (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776), il décompose la société en trois classes définies principalement par leur fonction économique. Les travailleurs perçoivent un salaire, les capitalistes le profit. La rente est alors le revenu que perçoit la dernière classe, celle des propriétaires fonciers (chez Smith, la rente est la rémunération du « pouvoir de la nature », et donc un prix de monopole, à la différence de la théorie de la rente différentielle d’Anderson exposée plus haut). Pour Ricardo, les propriétaires terriens, qui perçoivent la rente, ont intérêt à ce que les prix des produits agricoles soient les plus élevés possible. Leurs intérêts sont donc opposés à ceux de la nation, puisque si les prix du blé sont élevés, les salaires devront l’être également, ce qui pèsera sur les profits et au final sur la croissance (voir l’état stationnaire). La conception de la rente de Ricardo le conduit à prôner le libre-échange et l’abrogation des Corn Laws qui favorisent les intérêts des propriétaires fonciers, ce qui sera chose faite en 1846.On notera l’opposition entre cette théorie de la rente et celle de Malthus, puisque selon l’auteur de l’Essai sur le principe de population (1798), « les rentes récompensent la valeur et la sagesse présentes, aussi bien que le force et la ruse dans le passé. Chaque jour, la terre s’achète avec les fruits de l’activité et du talent ».
Proche de la rente foncière, la « rente immobilière » qui a inspiré l’Impôt sur la fortune immobilière (IFI), en remplacement de l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en 2018, sous-entend que les détenteurs de biens immobiliers constituent une classe d’improductifs qui bénéficient d’une « rente », alors que les détenteurs de valeurs mobilières (actions et obligations) sont censés contribuer à la croissance de l’économie réelle, et doivent de ce fait voir leur taxation allégée pour ce motif. Et il est vrai que de manière générale l’offre de biens immobiliers semble marquée de caractéristiques similaires aux terres agricoles décrites par Ricardo : l’offre de logements est limitée dans les grandes métropoles, et certains actifs, du seul fait de leur emplacement, valent plus que d’autres, et permettent à leurs propriétaires d’en tirer un profit plus important, une « rente de rareté », illégitime puisque relevant d’un facteur fortuit. Cela dit, comme à l’époque des classiques où la question de la rente foncière divisait les économistes (voir le débat Malthus-Ricardo), l’existence même d’une rente immobilière fait question. L’idée d’une « surperformance » de l’immobilier est limitée aux années 2000, tout en n’ayant rien d’exceptionnel puisque ces résultats élevés correspondent selon la Banque de France à un simple rattrapage par rapport aux pays voisins. Sur la période récente, la rentabilité de l’immobilier locatif est nettement en-dessous de celle des actions. Elle est de 2,4% sur la période 2008-2015, alors qu’elle était en moyenne de 13% entre 2000 et 2007. Par ailleurs, pour revenir aux questions de fiscalité, il ne faut pas perdre de vue que le logement représente l’essentiel de la richesse des classes moyennes, et pas celle des plus aisés. Avec Piketty et ses co-auteurs (Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret, « Accounting for Wealth Inequality Dynamics : Estimates and Simulations for France », Working Paper Series n°633, 2017), on peut d’ailleurs considérer que l’augmentation de la rentabilité du logement sur la période récente a bénéficié à la « classe moyenne patrimoniale ». Le boom du logement des années 2000 a ainsi permis de limiter l’essor des inégalités patrimoniales en France, et la taxation de l’immobilier risque de frapper avant les « classes moyennes favorisées », qui ne sont pas pour autant les « classes dominantes ».
Et de manière plus générale, il semble bien que le phénomène de la rente soit omniprésent dans l’économie, ne se limitant pas à la « rente foncière » ou à la « rente immobilière ». Selon Philippe Askenazy, la distribution primaire des revenus n’est pas naturelle, mais est bien souvent une construction de rentes qu’il définit comme des « avantages économiques qui peuvent être durablement acquis par les acteurs (entrepreneurs, financiers, propriétaires, salariés, Etats, …) via des mécanismes économiques, politiques ou légaux qu’ils peuvent éventuellement influencer.
Les rentes du capital sont très présentes en économie, comme l’illustre la protection de l’innovation. C’est ainsi que les brevets qui assurent l’exclusivité pour une certaine période des revenus d’innovation sont légitimes, mais qu’ils n’en débouchent pas moins sur des effets pervers empêchant le développement des concurrents et assurant des positions dominantes qui nuisent au bien-être social dans son ensemble. Ainsi, dans le domaine pharmaceutique, et selon la logique financière du « buy and raise » (acheter et augmenter les prix), des entreprises ont pu acheter des molécules anciennes protégées par des brevets pour pouvoir ensuite augmenter fortement le prix des médicaments correspondants. Les rentes sont aussi présentes dans la sphère du travail. De nombreux groupes professionnels créent des rapports de force favorables leur permettant de défendre une position privilégiée. Il en est ainsi par exemple des sportifs de haut niveau, des pharmaciens en France dont les revenus moyens sont deux fois et demi supérieurs à ceux du Royaume-Uni, des sociétés et des indépendants du transport, des avocats fiscalistes, etc.
Si la rente est dans les sociétés passées et présentes un phénomène multiforme, et qui n’est pas forcément toujours nuisible comme on a pu le voir, elle se traduit cependant bien souvent par des revenus excessifs, fruits d’avantages acquis injustifiés, qui peuvent ralentir la croissance de l’ensemble de l’économie. C’est la raison pour laquelle il revient à la puissance publique de limiter les situations de rente par des réformes adaptées du droit du travail et de la concurrence, et également par des politiques qui agissent sur la répartition primaire des revenus, puisque cette répartition s’éloigne bien souvent des principes de la justice sociale.
Trois questions à Jean-Marc Daniel : à venir
1) Comment pourriez-vous définir la rente ?
2) Faut-il lutter contre toutes les rentes ?
3) Peut-on parler aujourd’hui de l’existence d’une « rente immobilière » ?