Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses

Philippe ASKENAZY

Ouvrage

Dans cet ouvrage, Philippe Askenazy développe une critique argumentée du capitalisme contemporain, dans le cadre duquel les inégalités primaires, celles liées au libre fonctionnement des marchés, sont présentées comme naturelles. Pour l’auteur il faudrait « oser sonder l’ordre capitaliste », et montrer que les inégalités, en nette progression, qui minent la cohésion sociale et enferment nos économies dans la spirale de la déflation, sont avant tout des constructions historiques, et leur dynamique est donc réversible. La priorité est de lutter contre les rentes, qui ont envahi nos économies et génèrent de nouvelles formes de domination, et que Philippe Askenazy définit comme « des avantages qui peuvent être durablement accaparés par les acteurs économiques (capitalistes, financiers, propriétaires, salariés, indépendants, entrepreneurs, Etats) via des mécanismes économiques, politiques ou légaux qu’ils peuvent éventuellement influencer. Il peut alors s’agir de revenus monétaires ou d’avantages en nature, notamment les conditions de travail marquées par de fortes disparités ». L’enjeu est de réhabiliter le travail (et les revenus qu’il génère), pour qu’un plus grand nombre de salariés bénéficie de ces rentes. Mais il est aussi d’affaiblir le capital et ce qu’il dénonce comme étant la primauté de la propriété privée comme fin en soi (un « propriétarisme »), afin de sortir de la déflation et de la stagnation économique.

Au XXIème siècle, le capitalisme a changé de visage : il est devenu une machine qui bénéficie aux 1% les plus riches de la population qui concentrent une fortune considérable, même si la dénonciation d’un 1% égoïste, selon Philippe Askenazy, empêche trop souvent de penser les rouages profonds d’un système défendu par les néolibéraux et les néoconservateurs, qui fonctionne structurellement à l’aliénation des travailleurs et produit des ravages sur l’environnement. L’auteur estime d’ailleurs que la social-démocratie ne constitue pas de nos jours une voie alternative, puisqu’elle s’est accommodée de l’ordre économique et financier dominant : elle a en quelque sorte légitimé par son inaction des inégalités présentées comme naturelles, et jusqu’à adopter un modèle de compétitivité fondé sur la concurrence fiscale et la baisse du coût du travail, également prôné par les néolibéraux.

S’affranchir du Capital

Or, pour l’auteur, une autre voie est possible, qui, au delà de la simple redistribution monétaire des richesses par l’Etat social, consisterait à s’attaquer véritablement aux origines des inégalités, et à revaloriser les revenus du travail qui sont une dimension importante de la reconnaissance sociale, et que les individus sont en droit d’attendre. Mais il faut selon lui au préalable remettre l’analyse dans une perspective historique. Trois phénomènes ont abouti à la constitution d’un capitalisme sans réel contre-pouvoir : l’effondrement du bloc soviétique qui a supprimé tout adversaire à l’économie libérale de marché (avec la montée en puissance de la Chine et la libéralisation du marché Européen dont les institutions politiques ont adopté comme doctrine le néolibéralisme) ; l’affaiblissement du monde du travail et la déstructuration du salariat soumis à une désyndicalisation et une précarisation croissante ; et enfin l’économie de la connaissance qui a produit de nouvelles inégalités et d’importantes rentes captées par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), couplée à l’agglomération territoriale des activités économiques avec les villes globales. Ces transformations du capitalisme ont alors permis à de nouveaux acteurs de capter des rentes, tout simplement en « dominant les règles du jeu ».

Philippe Askenazy s’attaque ensuite à l’idéologie du « propriétarisme », c’est-à-dire la domination de la propriété privée comme forme légitime de capture des richesses, qui selon lui fait système avec le néolibéralisme pour enraciner dans nos sociétés le pouvoir politique des forces conservatrices. Les effets d’agglomération de la nouvelle économie ont réactivé dans le domaine de l’immobilier la rente foncière que Ricardo dénonçait au XIXème siècle pour les terres agricoles : l’envolée dans les grands centres urbains des prix de l’immobilier a certes renforcé la rente des propriétaires privés et des entreprises possédantes, mais elle a surtout pénalisé gravement les classes moyennes et les couches modestes de la population, confrontées à des loyers en nette augmentation. Le « propriétarisme », forme alors un cercle « économico-fisco-politique », puisqu’il est encouragé par les pouvoirs publics via divers systèmes d’incitations fiscales, ce qui renforce ensuite la dépendance des citoyens et la puissance du discours politique néoconservateur, favorable au maintien des inégalités de revenu et de patrimoine. Dès lors, ce sont les jeunes générations qui sont confrontées aux difficultés d’accéder au logement dans un contexte où les inégalités territoriales se sont creusées. Le propriétarisme renforce l’emprise de la sphère financière avec le pouvoir des banques et des assurances qui tirent un profit considérable de cette rente foncière. Cette idéologie est désormais défendue par les principales forces politiques de gouvernement, et y compris la social-démocratie convertie aux sirènes du « tous propriétaire » du néolibéralisme.

Cette logique de rente est également à l’œuvre dans l’économie de la connaissance, caractérisée par des oligopoles privés qui contrôlent le Big Data, l’économie numérique et sont capables d’ériger des barrières à l’entrée pour conserver leur avantage concurrentiel. Ainsi, selon Philippe Askenazy, « qu’on l’aborde par le versant le plus ancien de l’économie –la terre- ou par le plus moderne –la connaissance-, la propriété et sa capacité à capturer des rentes ne cessent de s’étendre ». Ces évolutions renforcent alors l’emprise du système capitaliste : « propriétarisme et libéralisme économique font en outre système. Jouant des mutations économiques, le capital s’est surarmé ».

Le monde du travail sous tensions

Dans le monde du travail, certains groupes sociaux peuvent également bénéficier de rentes, au delà des exemples les plus souvent cités des patrons du CAC 40 et des joueurs de football. Il faut aussi citer les acteurs, les designers, les universitaires, etc. L’auteur les désigne comme des « humains-capital », en devenant le capital financier ou productif des organisations qui les utilisent. Ces professions bénéficient à plein de la globalisation des marchés, des effets de réseaux et de la protection de la propriété privée. L’auteur mobilise alors la notion de « criticité » : certaines professions ont réussi à se rendre indispensables et capturer des rentes en raison de leur masse critique dans l’économie (avocats, pharmaciens, etc.), d’autant que le contexte institutionnel et les politiques publiques peuvent largement contribuer à leur donner une latitude. Il évoque ensuite les différentes formes de corporatisme et les coalitions d’intérêt qui, dans les économies de marché démocratiques, donnent aux professions réglementées un pouvoir considérable. Philippe Askenazy évoque également ce qu’il appelle les corporations « poujadistes » comme les transporteurs routiers qui mettent en concurrence les travailleurs à l’échelle européenne, et les corporations « autoréférentielles » qui ont le pouvoir de fixer elle-même leur niveau de rémunération (comme les dirigeants des firmes du CAC 40). Ces rentes capitalistiques ne sont dès lors pas naturelles, mais elles sont générées par le contexte institutionnel et le propriétarisme qui sont des constructions politiques et sociales.

L’auteur évoque ensuite le marché du travail et la polarisation des emplois : les mutations du capitalisme sont de nature à laminer les qualifications intermédiaires pour creuser l’écart entre les professions à haute qualification et les métiers à faible qualification. Mais les mécanismes à l’œuvre sont en réalité plus complexes : les travailleurs à faible qualification sont enfermés dans l’idée (fausse) qu’ils seraient « improductifs » par une mesure comptable défectueuse de la productivité qui minore leur contribution (l’appareil statistique reste défaillant), et donc leur rémunération légitime. Alors même que depuis les années 1980 l’intensification du travail a été réelle, notamment dans les services, et a conduit à générer des gains d’efficacité. La réorganisation du travail et de la production a largement pesé sur les travailleurs les moins qualifiés, alors même que leur niveau de diplôme, sous l’effet de l’inflation scolaire, a progressé et généré de nouvelles formes d’inégalités et de souffrances, et que les métiers exigeaient polyvalence et réalisation de tâches plus complexes. Le sentiment de déclassement de nombreux travailleurs au voisinage du SMIC a été d’autant plus fort que les rémunérations ont stagné, au moment où certaines professions tiraient leur épingle du jeu. Philippe Askenazy en conclut « qu’il n’y a aucune naturalité, pour les travailleurs, à subir une double peine, accroissement des contraintes professionnelles et compensation salariale stagnante ». Et par ailleurs il ajoute que « les « improductifs » font donc face à une triple non reconnaissance : celle de la dégradation de leurs conditions de travail, de leurs productivité accrue et de la faiblesse de leur rémunération ».

Revaloriser le travail

Cette non reconnaissance du travail en termes de rémunération ne fait pas que saper le fondement de nos démocraties selon lui, elle enferme aussi nos économies dans le piège de la déflation. L’asymétrie qui existe sur le marché du travail au détriment du travail, dans un contexte de chômage élevé qui pèse sur les rémunérations, maintient la conjoncture dans une zone de basse pression à cause de la faiblesse de la demande globale (parfois compensée par un endettement coûteux et risqué). Alors même que les institutions européennes appellent à approfondir des réformes structurelles sur le marché du travail qui risquent encore d’aggraver la situation. Philippe Askenazy estime que le travail est aujourd’hui si peu cher que les entreprises ont peu d’intérêt à investir, innover, et former convenablement la main d’œuvre. Or cette stratégie peut hélas être coûteuse en termes de croissance à long terme. Il souhaite enfin tordre le cou à l’idée d’une fragmentation du salariat qui empêcherait les salariés de se mobiliser pour mener de nouvelles luttes sociales : exemples à l’appui (des conducteurs du métro new yorkais, aux femmes de chambre des grands hôtels parisiens en passant par les chauffeurs de cars de la Sillicon Valley), il explique que certains secteurs ont acquis un haut niveau de criticité. Des actions collectives peuvent alors tourner à l’avantage des salariés en paralysant des secteurs névralgiques du capitalisme contemporain (« le sursaut collectif du travail est possible »). Ces embryons de luttes syndicales renouvelées dans le monde du travail pourraient même s’appuyer sur les outils numériques et créer de nouvelles solidarités internationales. Selon Philippe Askenazy, il serait temps de reconnaître la participation de chacun au système économique et social, et d’en finir avec le mirage de la société de propriétaires qui favorise selon lui l’individualisme, le conservatisme social et les inégalités. C’est la raison pour laquelle il plaide enfin pour un nouveau pragmatisme politique face à ces évolutions du capitalisme qui ne font que conforter la capture de rentes au détriment du plus grand nombre.

 

Quatrième de couverture

Comment réduire les inégalités et mieux répartir les revenus ? Comment faire pour que chacun récupère sa « part de rente » ? Dans ce livre, Philippe Askenazy nous le démontre : la distribution actuelle des richesses est loin d’être naturelle ; elle résulte de l’explosion des rentes et de leur captation par les acteurs les mieux dotés du jeu économique. Sous couvert de démocratiser la propriété (« tous propriétaires »), on a laissé quelques entreprises – et derrière elles des individus – s’emparer de nos données (« tout propriété »). Dans cette course à la rente, nous dit-il, le monde du travail est le grand perdant : tandis que de nombreux emplois alimentent les rentes capitalistiques par un surcroît de productivité, ils sont stigmatisés comme improductifs et leurs rémunérations stagnent. Au-delà de l’affaiblissement nécessaire du « tout propriété », Philippe Askenazy invite le monde du travail à se remobiliser. Car, contrairement aux idées reçues, ce dernier n’est ni éclaté ni amorphe. Et à l’heure où le capitalisme s’enfonce dans une crise déflationniste, réhabiliter ceux qui portent la croissance par leurs efforts est tout simplement un impératif de survie. Un livre économique très fort, mais aussi un livre de combat pour tenter de répartir plus équitablement les richesses.

 

L’auteur

Philippe Askenazy est directeur de recherche au CNRS-École d’économie de Paris et professeur à l’École normale supérieure. Auteur de nombreux ouvrages sur l’économie et le travail, il est l’un des initiateurs des Économistes atterrés.

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