Habitus

Définition :

L’habitus est un concept sociologique fortement lié aux travaux de Pierre Bourdieu. Il peut être vu comme le produit de la socialisation des individus puisqu’il peut être vu comme un ensemble de dispositions qu’ont intériorisées les individus et qui génèrent des pratiques spécifiques, qui tendent à leur être imposées par leur socialisation sans les déterminer totalement. L’habitus est en effet une manière pour Pierre Bourdieu de dépasser l’opposition entre déterminisme social et liberté individuelle.

L'essentiel :

Cette notion d’habitus a une tradition sociologique plus ancienne que les travaux de Pierre Bourdieu. On la retrouve sous la plume De Max Weber dans ses travaux sur la religion, celle d’Émile Durkheim et plus encore, dans les réflexions de Marcel Mauss sur les « techniques du corps ». Ce dernier emprunte la notion d’habitus à Aristote pour désigner le fait que les manières d’agir « varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations, elles varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les prestiges ». Dans un article paru en 2016 dans la Revue internationale de sociologie, Loïc Wacquant rappelle que cette notion d’habitus se retrouve également dans les travaux de Thorstein Veblen, connu pour avoir formalisé la notion de consommation ostentatoire et qui désigne ainsi les manières d’agir spécifiques aux industriels. Cependant, dans ce même article, l’auteur insiste bien sur le fait que c’est bien Pierre Bourdieu qui place ce concept au centre de la sociologie.

La première utilisation que fait Bourdieu du concept d’habitus est une référence explicite aux travaux de Marcel Mauss : dans un article de 1962 sur le célibat en Béarn (publié dans le recueil Le bal des célibataires ensuite), il utilise la notion d’habitus pour désigner la façon dont les « paysans » utilisent leur corps et ce que ce corps traduit de leur position dans la société. Autrement dit, l’habitus est vu comme une traduction corporelle du social, ce que Bourdieu qualifie également « d’hexis corporelle ».

C’est en proposant une postface au traité d’architecture de’Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique [1967], que Bourdieu est amené à théoriser le concept d’habitus, qu’il perçoit alors, comme le rappelle Gisèle Sapiro dans le Dictionnaire international Pierre Bourdieu, paru en 2020 comme ce qui permet de saisir « la collectivité au cœur même de l’individualité sous la forme de la culture ». Cette manière de définir l’habitus insiste moins sur sa dimension corporelle mais va dans le sens d’une préoccupation forte de la sociologie de Pierre Bourdieu : proposer une alternative entre une approche déterministe de la société et une approche où l’individu serait appréhendé comme un acteur libre de tout déterminisme. L’approche déterministe est à rapprocher d’une vision holiste de la société où le tout domine sur les parties, ce qui est proche de la façon dont Émile Durkheim perçoit le social. On parle alors de déterminisme pour désigner le fait que l’individu n’a aucune prise réelle sur ses actions, sur son rôle dans la société. À l’opposé, une vision de la société telle que celle défendue par les économistes néoclassiques va dans le sens d’un individu qui fait des choix libres et conscients, seulement limités par ses moyens financiers. L’habitus propose une voie médiane : l’individu est influencé par sa socialisation, qui le pousse à agir en fonction des dispositions qu’il a intériorisées, mais son action n’est jamais prédéterminée. Cette notion d’habitus est au coeur de l’ouvrage Le sens pratique paru en 1980. Dans cet ouvrage, l’habitus est vu comme générant des pratiques et comme une sorte de « mémoire » de la socialisation intériorisée par l’individu. Ce dernier tend alors à agir selon certaines dispositions, ce qui crée parfois des effets de décalage (ou d’hysteresis) quand ces dispositions ne sont plus ajustées à son nouvel environnement social (ce qui peut être le cas pour les transfuges de classe notamment, ceux qui ont connu une mobilité sociale). Le fait que l’habitus soit intériorisé, et même incorporé fait que les dispositions tendent à être vues comme naturelles par les individus.

Puisque la socialisation est différenciée selon le milieu social, les individus d’un même milieu tendent à avoir intériorisé des dispositions proches et il y a des « classes d’habitus », qui tendent à fonctionner comme des « habitus de classe ». C’est ce que Pierre Bourdieu met en évidence dans son ouvrage La distinction, paru en 1979. Les dotations en capitaux (au sens sociologique) conduisent à des oppositions de styles de vie marquées par des habitus différents. C’est ce qui conduit à ce que les pratiques culturelles des individus soient relativement homogènes, c’est aussi ce qui peut expliquer les phénomènes d’homogamie.

L’existence de ces habitus de classe n’empêche pas la possibilité de voir des individus ayant incorporé des dispositions, des manières d’agir ou d’être contradictoires entre elles. C’est ce que met en avant Bourdieu avec la notion d’habitus « clivé », caractéristique des individus qui subissent le changement social (il développe ainsi l’exemple des travailleurs algériens qui voient leur mode de vie bouleversé par le développement du capitalisme) ou une modification de leur position dans la société : les individus en ascension sociale connaîtraient ainsi un décalage entre leur habitus « primaire » et leur habitus « secondaire ».

Dès 1939, Norbert Elias utilisait la notion d’habitus dans La société des individus, pour, comme Pierre Bourdieu, faire le pont entre le social et l’individuel. En s’inspirant des travaux du sociologue français, il a repris cette notion dans le cadre de ce qu’il appelle « l’habitus social », ensemble de caractéristiques partagées par les individus d’un même groupe et pour étudier « l’habitus national ». Cette notion d’habitus est également mobilisée par l’économiste Robert Boyer pour étudier le capitalisme : plutôt que de raisonner en termes d’agents rationnels, il préfère voir le comportement économique des individus comme le produit d’une socialisation spécifique, comme un habitus.

Dans leur ouvrage Les courants contemporains de la sociologie, Céline Béraud et Baptiste Coulmont font de la théorie de l’habitus de Pierre Bourdieu, l’une des trois grandes façons de penser l’action de l’individu en sociologie, avec la théorie interactionniste et une approche en termes de stratégies individuelles, dont le principal représentant serait Raymond Boudon). La sociologie contemporaine pourrait alors être vue comme une tentative de dépassement de l’opposition entre ces trois approches. Parmi ces tentatives, celle de Bernard Lahire a pour particularité de mobiliser la notion d’habitus. Ainsi, dans L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, paru en 2001, il développe une théorie de la socialisation qui insiste sur le fait que chaque individu a un parcours social et subit des influences qui sont parfois contradictoires entre elles. Alors que Pierre Bourdieu met l’accent sur les « classes d’habitus » et l’homogénéité des pratiques culturelles qui en découle, Bernard Lahire insiste davantage sur la banalité des « profils culturels dissonants », c’est-à-dire sur le fait que les pratiques culturelles des individus peuvent être un mélange de goûts et de pratiques « légitimes » et d’autres beaucoup moins légitimes. Autrement dit, l’habitus clivé est la règle, ce qui n’empêche pas l’existence d’inégalités sociales.

Voir le chapitre de Première : Comment la socialisation contribue-t-elle à expliquer les différences de comportement des individus ?

Voir le chapitre de Seconde : Comment devenons-nous des acteurs sociaux ?

3 questions à : (à venir)

1) Quelle différence entre habitus et habitudes ? Pourquoi utiliser un tel concept ?

2) Comment la notion d’habitus permet-elle de dépasser l’opposition entre holisme méthodologique et individualisme ?

3) La notion d’habitus de classes est-elle toujours pertinente ?

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