Définition :
Dans le langage commun, la démocratisation est le signe de la « popularisation » ou de la « généralisation » d’un phénomène. On parlera ainsi de la démocratisation d’Internet, de la démocratisation de la culture, de la démocratisation de l’accès à l’automobile, de la démocratisation de l’enseignement ou des services de santé…. La démocratisation est alors un processus particulier du changement social où l’accès à un bien ou à un service est permis par l’augmentation du pouvoir d’achat (cas des biens durables) ou par des politiques adaptées (cas de certains biens publics, comme la santé ou l’éducation).
L'essentiel :
Alexis de Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique (tome 2, deuxième partie, chapitre XIII, 1840), est le premier à avoir exprimé la tendance séculaire à l’« égalisation des conditions » qui caractérise selon lui les sociétés démocratiques. Pour cet auteur, le déclin des inégalités (voir indicateurs d’inégalités) est inévitable dans de telles sociétés, parce que s’y exprime une loi d’égalisation qui dit que « le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ». Dans les sociétés traditionnelles, l’inégalité est acceptée parce que les groupes sociaux sont incommensurables entre eux ; il ne vient pas à l’idée du serf de comparer sa situation à celle du seigneur. Mais à partir du moment où l’on a commencé à rendre la comparaison sociale possible, ce qui est l’esprit même de la démocratie, par essence méritocratique, les inégalités qui subsistent deviennent insupportables. Comme le dit si bien Tocqueville , « l’amour de l’égalité croît avec l’égalité elle-même ; en le satisfaisant, on la développe » (op.cit, quatrième partie, chapitre III). En fait, l’interprétation de Tocqueville est généralement biaisée parce que la signification de l’expression « égalisation des conditions » est mal comprise ; il faut en effet distinguer les inégalités de conditions proprement dites (qui sont des inégalités de droit et de statut créant des barrières juridiques et symboliques entre les groupes sociaux : les « nobles » d’une part, les « roturiers » de l’autre) et les inégalités de situation (qui sont les inégalité d’accès aux ressources, aux biens et aux services). Dans l’esprit de Tocqueville, la fin des inégalités désigne avant tout le premier aspect, à savoir la disparition des inégalités héréditaires et non la disparition des inégalités économiques, qu’il n’envisage pas et qu’il aurait de toute façon considérée comme totalement déraisonnable. Si la loi de Tocqueville est vérifiée pour l’égalisation des conditions, comme l’attestent l’égalité juridique entre les citoyens, la conquête de droits économiques et sociaux et la progression du suffrage universel, l’égalité de situation obéit à une dynamique moins claire.
Certes, comme l’a bien montré Jean Fourastié (Les Trente Glorieuses, 1979), l’augmentation du pouvoir d’achat est nette durant les années qui suivent l’après-1945, permettant l’accès de la majorité de la population à ce que l’on a appelé la « consommation de masse », matérialisée par la progression des taux d’équipement en biens durables. La transformation des modes de vie est également très nette, comme en témoigne la démocratisation de la culture et des loisirs. C’est ainsi que la sphère culturelle connaît une mutation majeure ave l’installation progressive d’une machine économique qui développe en masse la diffusion des biens culturels. L’examen des pratiques culturelles des Français montre aussi un profond renouvellement du rapport à l’art et à la culture. Depuis 1970, les Français n’ont pas cessé de continuer à s’équiper en matériels et produits audiovisuels et y consacrent une part croissante de leur temps. Tout cela est rendu possible par la démocratisation des loisirs. Alors que le loisir était autrefois l’apanage d’une minorité de privilégiés (Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, 1899), il devient maintenant une caractéristique fondamentale du mode de vie contemporain : les enquêtes « Emplois du temps » de l’INSEE successives font ainsi apparaître un fort accroissement du temps libre des Français, au détriment du temps professionnel et du temps domestique. De même, la démocratisation scolaire, exprimée par une amélioration des capacités moyennes de la population, est également une réalité, même si certains préfèrent parler de massification et souligner la persistance d’inégalités scolaires entre enfants de milieux sociaux différents.
Cependant, toutes les inégalités n’ont pas disparu, loin s’en faut. Quand on examine l’évolution des inégalités économiques sur la longue période, on constate ainsi que, si les Trente Glorieuses ont permis une réduction significative de l’inégalité entre le travail et le capital en raison de facteurs favorables (forte croissance, forte inflation surtout qui réduit le rendement du capital, taux d’imposition élevé sur les hauts revenus), il n’en est pas de même depuis la révolution industrielle. Globalement, le taux de rémunération du capital est toujours supérieur au taux de croissance (Thomas Piketty, Le capital au XXIème siècle, Le Seuil, 2013). Dans ces conditions, la richesse ne peut que se concentrer en quelques mains, et c’est ce que l’on observe actuellement. En qui concerne les inégalités face au travail, elles n’ont pas véritablement diminué depuis le début du XXème siècle. En particulier, les hiérarchies salariales sont restées stables sur le long terme (Thomas Piketty, L’Economie des inégalités, La Découverte, 2002). Il est d’ailleurs bien difficile de porter un jugement définitif sur ces inégalités de situation, car la réprobation de celles-ci est loin d’être unanime ; l’inégalité de situation peut en effet être justifiée par une inégalité des talents, du mérite ou de l’implication au travail, et on sait depuis Aristote (Ethique à Nicomaque) qu’il est injuste de traiter également des individus par nature inégaux (voir justice sociale).
Si la démocratisation économique peut donc être jugée à certains égards insuffisante, son augmentation notamment par des politiques redistributives adaptées, suffirait-elle à revivifier les démocraties contemporaines ? Rien n’est moins sûr, car l’étymologie nous indique que la démocratisation ne se limite pas à un processus de généralisation : le terme « démocratie » vient en effet du grec demos (peuple) et de kratos (pouvoir), suffixe absent dans l’idée commune de démocratisation. La démocratisation renvoie alors au gouvernement et au pouvoir, ce qui signifie qu’au-delà de la démocratisation au sens économique ou social, celle-ci a aussi un sens politique. Pour résumer, comme bon nombre d’analystes de la consommation de masse l’ont déjà souligné (Baudrillard, Marcuse, …), la consommation peut être une aliénation si elle ne s’accompagne pas d’un réel pouvoir sur celles-ci. Toute la question est cependant dans le rapport entre l’« être » et l’ « avoir ». Si posséder des choses ne donne pas forcément un supplément d’âme, ne faut-il pas d’abord avoir pour pouvoir être ?
Trois questions à Pierre Merle :
1) Depuis quand parle-t-on de démocratisation scolaire ?
2) Pourquoi, en France tout au moins, la démocratisation scolaire est-elle emblématique de la démocratisation en général ?
3) Quel sens faut-il donner à l’expression « démocratisation ségrégative » beaucoup employée de nos jours ?