Résumé
Ce livre consacre une nouvelle théorie de la répartition salaires-profits et ses liens avec la croissance économique. Le résultat majeur réside dans la règle d’un partage des revenus, 2/3 pour les salaires et 1/3 pour les profits, qui fonde toute croissance équilibrée. Aujourd’hui, les économies avancées se sont éloignées de cette répartition idéale au prix d’une stagnation menaçante et de graves déséquilibres sociaux.
Note de lecture en 180 " : "Partage vertueux entre salaires et profits"
L’ouvrage
Au début du XIXème siècle, Ricardo était convaincu que la répartition des revenus était le principal problème de l’économie politique. Il mettait alors en évidence le rôle de la productivité marginale de la terre dans la formation des revenus et partait en guerre contre les rentiers, en l’occurrence la noblesse et les grands propriétaires terriens de l’époque.
Pour l’auteur des « Principes de l’économie politique et de l’impôt » (1817), la rente foncière résulte du fait que, dans un contexte d’accroissement démographique, le prix du blé se fixe nécessairement au niveau des dernières terres mises en culture, à savoir les moins fertiles (raisonnement à la marge). Dans cette configuration, une rente apparaît sur les terres les plus fertiles. Par ailleurs, le prix naturel du blé correspond à ce qui est nécessaire pour permettre aux travailleurs de subsister et de « perpétuer leur espèce »sans variation de leur nombre (salaire réel au niveau du minimum de subsistance, déterminé par le prix du blé). Le salaire réel reste donc stable.
Dans une économie à trois revenus, à savoir le profit, le salaire et la rente, si la rente augmente et si le salaire de subsistance est stable, le profit qui correspond à ce qui reste (revenu résiduel) ne peut que diminuer. D’où l’arrivée de ce que Ricardo décrit comme un état stationnaire, caractérisé par une population stable et une croissance économique nulle.
Historiquement, on a pu constater que les successeurs de Ricardo ont accordé peu d’importance à la question de la répartition.
Das la théorie néoclassique, les économistes qui ont travaillé sur la question de l’équilibre général n’évoquent guère la répartition. Ils se contentent d’admettre l’existence d’une répartition a priori des dotations initiales et de constater qu’aux prix d’équilibre, les quantités demandées d’inputs par les entreprises sont telles que le produit marginal de chaque input est égal à son prix, qui est donné.
Les keynésiens, qui se sont intéressés à la croissance dans les années 1930, à savoir Joan Robinson, Nicholas Kaldor, John Hicks et Roy Harrod, se sont efforcés de déterminer le progrès technique neutre, qui permet la croissance sans modifier la répartition entre les revenus du travail et ceux du capital, ces efforts visant à rompre tout lien entre la répartition et la croissance.
Quant aux néolibéraux tel Milton Friedman, ils pensent que seul le profit doit intéresser l’entreprise. La relation entre une entreprise et une autre n’existe pratiquement pas et le destin de chacune d’entre elles est isolé : la macroéconomie n’existe essentiellement que sous la forme des lois de gestion de la finance et de la monnaie (Friedman doctrine : « The Social responsibility of business is to increase its profits »,The New York Times, septembre 1970).
Deux cents ans après Ricardo, Lorenzi et Villemeur sont convaincus de la nécessité de relever le défi de Ricardo et d’établir des lois qui régissent les relations entre la répartition des revenus et la croissance économique. Ils proposent pour cela un nouveau modèle de croissance que l’on peut qualifier de néo-ricardien pour deux raisons : la première est que son objectif, tout comme celui de Ricardo, est de déterminer les lois régissant la répartition entre les salaires et les profits dans les économies avancées ; la deuxième est que la méthode, dans la continuité de celle qu’utilise Ricardo, distingue trois classes d’acteurs qui sont les entrepreneurs, les salariés et les financiers (alors que Ricardo distinguait les capitalistes, les salariés et les rentiers).
Trois enseignements importants se dégagent de cette nouvelle théorie de la croissance et de la répartition.
Premier enseignement : la croissance de l’emploi est maximale pour une part des profits égale à un tiers.
Deuxième enseignement : une économie hautement performante est prévue lorsqu’une part des profits égale à un tiers est associée au plein d’investissements de capacité : alors la croissance est durable et résiliente à long terme.
Troisième enseignement : la croissance de la production et les gains de productivité diminuent lorsque la part des profits augmente, ce qui contredit toute théorie du ruissellement.
Voir la notion « rente » du lexique et la note de lecture de J-M Daniel
I- L’évolution de la part des profits dans les économies avancées
Il existe des données normalisées et précises sur la part annuelle des profits dans les bases de données de la Commission européenne depuis les années 1960 pour 17 économies avancées (Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, Etats-Unis, Finlande, France, Grèce, Italie, Japon, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède).
Pour l’ensemble de ces économies, et pour la longue période 1961-2018 (Base de données macroéconomiques annuelle, AMECO, avril 2020), la moyenne de la part des profits est de 33,9%, soit une valeur proche d’un tiers.
Si on observe de manière plus précise la situation de l’économie américaine, on constate que dans les premières évaluations faites au début du XXème siècle, la part des profits est évaluée à 30% autour de 1900. L’étude de l’économie américaine tout au long du XXème siècle renforcera cette valeur. On note une part moyenne de 34% pour les années 1909-1949 et de 32,5% pour les années 1958-1996. Ainsi l’économie américaine s’est habituée à des parts de profit qui ont toujours fluctué de manière limitée autour d’un tiers depuis la fin du XIXème siècle. D’ailleurs, Nicholas Kaldor reconnaissait en 1961 la stabilité de la part des profits ou des salaires comme un « fait stylisé » concernant de nombreuses économies.
Sur la période récente cependant, la part des profits est indéniablement à la hausse. Au début de la période citée plus haut (donc en 1961), les parts de profit se situaient entre 31% et 32%, et à la fin de la période (donc en 2018), ces chiffres sont passés à 38%-39%, pour l’économie américaine et les 17 économies. On constate ainsi une progression significative sur 6 décennies, précisément de 7 points, ce qui est historiquement exceptionnel.
Si on détaille un peu la période, pour l’économie américaine, jusqu’en 2000, la part des profits annuels représentait environ un tiers du revenu total, et était remarquablement stable. Par la suite, la tendance est à la hausse, passant de 34% à 39% jusqu’à la fin de la période. Et pour les 17 économies avancées, la part des profits dans le revenu a été bien inférieure à la valeur moyenne jusqu’aux années 1980, puis la hausse des profits a été irrésistible à partir du moment où la hausse des salaires a été limitée par la mise en place de politiques anti-inflationnistes.
Toutes ces observations rappellent celles effectuées sur plusieurs siècles par Thomas Piketty dans Le capital au XXIème siècle (2014). La part des profits est généralement comprise entre 20% et 40%. Elle était bien supérieure à un tiers entre 1810 et 1870 pour le Royaume-Uni, et entre 1840 et 1870 pour la France, ce qui correspond à la période de la première révolution industrielle. C’est d’ailleurs la période de l’analyse marxiste du capitalisme industriel, période durant laquelle les salaires stagnent, voire régressent, et les profits augmentent. Après les années 1880, la part des profits n’a jamais été significativement supérieure à un tiers : elle était même inférieure à 30% depuis 1920 pour le Royaume-Uni et 1940 pour la France. Ce n’est qu’à l’aube du XXIème que la part des profits se hisse significativement au-dessus d’un tiers.
Voir la notion « répartition » du lexique, et la note de lecture du livre de Philippe Askenazy, Gilbert Cette et Arnaud Sylvain « Le partage de la valeur ajoutée »
II- Le profit contre la croissance
Trois enseignements se dégagent de la nouvelle théorie de la croissance et de la répartition proposée par Lorenzi et Villemeur :
La croissance est maximale pour une part des profits d’un tiers.
Une économie hautement performante est prévue lorsqu’une part des profits d’un tiers est associée au plein d’investissements de capacité. Alors la croissance est durable et résiliente sur le long terme.
La croissance de la production et les gains de productivité diminuent lorsque la part des profits augmente, ce qui contredit toute théorie du ruissellement.
Ce modèle néo-ricardien permet-il d’éclairer les évolutions macroéconomiques de long terme ? Pour répondre à cette question, on peut confronter ce modèle avec les performances de quelques économies avancées.
En ce qui concerne l’économie américaine, depuis la fin du XIXème siècle, et comme on vient de le voir, la répartition des revenus est d’un tiers en faveur du capital et de deux tiers en faveur du travail. La valeur permanente de la part des profits est surprenante pour une période assez large qui couvre deux révolutions industrielles, à savoir la deuxième (mécanique, énergie, chimie) et la troisième (technologies de l’information et de la communication), et en dépit d’un grand nombre de crises économiques et financières. Ce qui est tout à fait notable, c’est que cette longue période s »accompagne d’une forte croissance économique et de la création de nombreux emplois. Et depuis 2000, l’augmentation de la part des profits dans l’économie américaine introduit une rupture dans les fondamentaux économiques. Alors que la part des profits augmente fortement et rapidement (de 2 points pour 2001-2007 et de 5 points pour 2008-2019), on assiste bien au ralentissement de la croissance et de l’emploi. Il semble bien que l’augmentation de la part des profits dans l’économie américaine ait mis fin à une très longue période de prospérité et de création d’emplois pendant plus d’un siècle. Au passage, sur la période la plus récente, on ne peut que noter la coïncidence entre la chute de l’investissement net et la faiblesse des taux d’intérêt (qui n’ont jamais été aussi bas), qui est en contradiction avec la théorie néoclassique selon laquelle des taux d’intérêt faibles incitent les entreprises à investir.
Voir la note de lecture du livre de Jacques de Larosière « En finir avec le règne de l’illusion financière. Pour une croissance réelle »
Au niveau de l’économie japonaise, l’observation de son comportement depuis le krach boursier de 1991 est riche d’enseignements. Celle-ci offre en effet le spectacle d’une économie en stagnation prolongée dont les performances économiques n’ont cessé de se dégrader. L’économie japonaise est passée rapidement d’une forte croissance économique (très nette sur la période 1961-1973 au moment du rattrapage industriel avec une part de profit bien inférieure à un tiers) à une stagnation durable accompagnée de fortes suppressions d’emplois et d’une chute brutale des investissements. Selon Lorenzi et Villemeur, il faut y voir l’effet d’une augmentation des profits qui finissent par atteindre un pic durable et très élevé de 39%. Et aucune politique monétaire (baisse drastique du taux d’intérêt) ou budgétaire (endettement gigantesque) n’a réussi à sortir l’économie japonaise de sa torpeur, pour la bonne raison que l’on n’agit pas sur le déterminant essentiel de cette situation, à savoir le partage salaires-profits.
Et si l’on considère l’ensemble des économies avancées, là aussi on peut observer que la croissance économique et les gains de productivité diminuent à mesure que la part du profit augmente. Il n’y a aucune trace d’un effet supposé de ruissellement. De manière générale, toutes les économies industrielles se caractérisent, dans la phase de rattrapage, par une faible part des profits associée à une augmentation de l’emploi. Les nouvelles économies de services, telles les économies anglo-saxonnes jusqu’en 2000, avaient une part de profit d’environ un tiers et des performances élevées de PIB et d’emploi. Et depuis toutes les économies de services ayant une part de profit très élevée ont des résultats économiques médiocres. Les économies de services dont la part des profits est très élevée, c’est-à-dire supérieure à 40%, ont connu une dépression économique, comme la Grèce et l’Italie après la Grande Récession de 2008-2009.
III- La répartition optimale au cœur de la politique économique
Désormais, nous avons un objectif, celui de sortir de la stagnation économique et donc de changer le niveau de croissance. Nous parlons d’une croissance partagée, durable et soutenable, qui respecte l’équilibre physique et social de notre monde.
Face à ces défis, il est essentiel d’accroître fortement les investissements d’avenir, d’autant plus que les taux d’investissement ont chuté au cours des dernières décennies dans les économies avancées.
David Ricardo avait à son époque sévèrement critiqué les rentiers propriétaires terriens qui s’épanouissaient au détriment des entrepreneurs et des salariés. Deux cents ans plus tard, n’y a-t-il pas lieu de revenir sur la question des « nouveaux rentiers » ?
Face aux profits exceptionnels réalisés par certaines grandes entreprises « superstars », par exemple dans le domaine du numérique, la question mérite d’être posée. Ces entreprises ne jouissent-elles pas d’un quasi-monopole dans leur secteur, comme l’expliquait Joseph Schumpeter, parce qu’elles ont été les premières à innover durant les années 1980-1990 et à bénéficier de l’effet « réseau » ?
Pour l’économiste Thomas Philippon, il n’y a pas de doute lorsqu’on examine les actions de ces entreprises « superstars » aux Etats-Unis depuis les années 2000. L’augmentation de la concentration des entreprises a été observée, les plus grandes détenant une part de marché plus importante qu’auparavant. Cette augmentation de la concentration semble refléter une réduction de l’intensité de la concurrence ; l’affaiblissement des politiques de la concurrence et l’augmentation des barrières à l’entrée peuvent expliquer ce phénomène. Lorsqu’on compare les prix des produits et services avec ceux de l’Europe, le pays réputé pour son système concurrentiel est en fait beaucoup moins compétitif que l’Europe.
L’Europe n’est pas à l’abri de ces phénomènes de rente, même si la concurrence apparaît plus efficace qu’aux Etats-Unis depuis le début des années 2000. Les marges ont augmenté, en lien avec l’augmentation avérée des profits.
De plus, les politiques nationales et internationales jouent aujourd’hui en faveur de la protection des « rentiers », parce qu’ils ont la capacité de trouver des régimes fiscaux favorables et de bénéficier de la volonté des institutions de protéger leur capital. Par exemple, quand on examine l’imposition des revenus du travail et du capital, on observe que les revenus du travail sont passés d’un taux d’imposition de 18% dans les années 1960 à environ 32% récemment, alors que l’imposition moyenne des revenus du capital a considérablement diminué depuis 1995, passant à peu près de 35% à 32%. De la même manière, les loyers ont augmenté de façon spectaculaire et ont été favorisés par une fiscalité plus faible, tandis que les salaires ont été pénalisés par le mouvement inverse. Quant à l’investissement, il a évidemment souffert, comme le montre la baisse continue des taux d’investissement dans les économies depuis plusieurs décennies.
Comment transformer une société de rentiers en une société d’investisseurs et d’entrepreneurs ? Cette question était déjà abordée par Sismondi au XIXème siècle, qui considérait que la pensée libérale de l’époque tendait à opposer la bourgeoisie ou les industriels qui créaient la richesse par le travail à la noblesse qui accaparait les richesses. Pour Sismondi, la solution appartenait au législateur, à qui « il revient d’associer les intérêts de ceux qui contribuent à la même production, au lieu de les opposer ». Ce qui signifie de nos jours que les entreprises, les Etats et les politiques publiques doivent surmonter cette opposition au profit de l’investissement. Et l’action la plus importante est sans doute de se rapprocher de la répartition optimale entre les profits et les salaires, ce qui n’est pas facile dans des sociétés de marché. C’est pourtant en progressant vers cette « règle d’or » que nous pourrons faire face aux nombreux défis que le monde devra relever dans les années à venir.
Voir Melchior M avec Thomas Philippon : « Les gagnants de la concurrence : quand la France fait mieux que les Etats-Unis »
Quatrième de couverture
Ce livre traduit notre conviction que la répartition entre revenus du travail et du capital détermine les conditions d’une croissance économique satisfaisante.
La répartition salaires-profits a profondément évolué en faveur du profit depuis plusieurs décennies dans les économies avancées, tandis que la croissance économique ne cessait de décliner. Depuis la Grande Récession de 2008, alors que les profits s’envolaient généralement, le ralentissement économique ou la stagnation se sont généralisés malgré les politiques budgétaires et monétaires non conventionnelles menées. Comment expliquer ces situations préoccupantes ?
David Ricardo avait considéré dès 1817 que la répartition du revenu est un problème majeur en économie. Notre théorie globale de la croissance et de la répartition permet d’éclairer les évolutions actuelles ; elle est basée sur un nouveau modèle de croissance néo-ricardien.
Grâce à cette modélisation très originale, on montre qu’une répartition de deux tiers pour les salaires, donc un tiers pour les profits, est optimale pour une croissance soutenable, résiliente et riche en emplois sur le long terme. En outre, des profits trop élevés pénalisent la croissance, la productivité et l’emploi, contrairement aux effets supposés du ruissellement.
Ce nouveau paradigme de la répartition doit être mis en œuvre pour surmonter les nombreux défis économiques des décennies à venir (changement climatique, vieillissement, inégalités) qui assaillent les économies avancées.s ».
Les auteurs
Jean-Hervé Lorenzi, Professeur émérite de l’Université Paris-Dauphine, Président des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, Titulaire de la Chaire universitaire « Transitions démographiques, Transitions économiques ».
Alain Villemeur, Docteur en sciences économiques de l’Université Paris-Dauphine, Ingénieur de l’Ecole Centrale de Paris, Directeur scientifique de la Chaire universitaire « Transitions Démographiques, Transitions Economiques ».