Mots-clés : Démocratisation scolaire, Egalité des chances, Egalité des résultats, Méritocratie.
Résumé
L’hypothèse centrale du livre est que l’emprise de l’éducation sur la société est désormais si forte qu’elle n’a pas que des effets positifs. Aujourd’hui, l’« emprise scolaire » se retourne contre l’éducation elle-même parce que la scolarisation intense « colonise » la société et instaure de nouveaux clivages sociaux. Pour défendre l’éducation, il faut limiter l’emprise scolaire.
L’ouvrage
L’extension de l’éducation scolaire a bouleversé l’organisation des sociétés. Au cours des cinq dernières décennies, le taux de bacheliers a été multiplié par quatre, par plus de quinze depuis les années 1950, alors que les effectifs de l’enseignement supérieur, plus longs à décoller, ont presque doublé depuis 2000. En même temps que cette démocratisation avait lieu, un consensus s’est installé sur le fait que l’éducation scolaire serait la meilleure manière d’éduquer un enfant, de former des travailleurs et des citoyens, disqualifiant du même coup toutes les autres façons d’apprendre et d’être éduqué.
Cette révolution, aussi profonde que le fut en son temps la révolution industrielle pour ce qui est de la production des biens et de l’organisation du travail, est si totale que l’on n’en mesure pas toujours les effets. Elle est pourtant un changement anthropologique majeur. L’école n’est plus une institution « seconde », une institution d’appoint à la famille, à l’économie ou au fonctionnement politique. C’est une institution « première », parce qu’elle crée un nouvel ordre social et qu’elle affecte le travail, la famille, la politique, et aussi la vie culturelle, les inégalités, les clivages et les conflits sociaux. Par sa diffusion dans tous les domaines de la vie, l’emprise de l’école est massive.
Et en même temps qu’elle se diffuse, l’éducation scolaire est généralement tenue pour un progrès indiscutable. Elle produit des travailleurs instruits et compétents, elle forme des citoyens critiques et émancipés, elle engendre un monde plus égalitaire et plus solidaire dès lors que chacun peut étudier et partager la même culture. Cette confiance dans l’éducation scolaire repose sur de solides raisons et sur des convictions profondes : elle s’apparente à celle en la technique et la rationalisation du monde quand la modernité était perçue comme un progrès incontestable.
Au rebours de cette représentation généralement admise, ce livre repose sur l’idée que l’emprise de l’éducation scolaire sur la société n’a pas que des effets positifs. Aujourd’hui, l’emprise scolaire se retourne contre l’éducation elle-même. Si l’école ne tient pas toutes ses promesses, ce n’est pas seulement parce qu’elle fonctionne mal ou parce que l’on n’en fait pas assez. C’est aussi parce que la scolarisation intense de la société affaiblit d’autres modes de socialisation et d’apprentissage, parce qu’elle affecte les valeurs et les compétences émanant du travail lui-même, parce qu’elle engendre nécessairement des tensions et de nouvelles inégalités. Aujourd’hui, l’école « colonise » la société et instaure de nouveaux clivages sociaux entre les vainqueurs et les vaincus du tri scolaire.
Au fond, il en est de la révolution scolaire comme il en fut de la révolution industrielle qui a installé le règne de la technique et de la science, qui a multiplié les richesses, mais qui à partir d’un certain niveau de développement, a détruit la nature, a appauvri le travail, et a produit de nouvelles inégalités. Et pas plus que la critique des effets négatifs de la révolution industrielle n’exige de rejeter en bloc la technique, la critique de l’emprise scolaire n’appelle pas le retour au « bon vieux temps », quand l’éducation scolaire était réservée aux clercs et aux seules élites. Mais elle exige de changer de cap afin de se libérer des épreuves, des contradictions et des aliénations qu’elle engendre.
Pour défendre l’éducation, il faut limiter l’emprise scolaire en explorant deux directions :
d’une part, recentrer l’école sur ses finalités éducatives et l’ouvrir sur la vie,
et d’autre part viser l’égalité des résultats (plutôt que l’égalité des chances qui caractérise la méritocratie) et l’épanouissement des élèves.
Voir la notion « Démocratisation scolaire »
I- Définition de l’emprise scolaire
L’emprise scolaire comporte cinq dimensions essentielles.
1) L’influence du diplôme sur les trajectoires individuelles. Alors que nous vivions dans des sociétés de la transmission et de l’héritage des statuts et des positions sociales, nous sommes maintenant, au moins en principe, dans des sociétés dans lesquelles les individus acquièrent leur position sociale plus qu’ils n’en héritent. Au cours de cette évolution, l’école a acquis une sorte de monopole de tri des individus. Notre société repose sur la croyance selon laquelle la performance éducative est le seul facteur légitime pour fonder la hiérarchie sociale (forme de méritocratie).
2) Le monopole scolaire de la définition du mérite. Dans une société massivement scolarisée, le mérite scolaire devient la forme dominante, voire unique du mérite des individus, susceptible de fonder des « inégalités justes ». En effet, non seulement le mérite scolaire serait défini objectivement et mesurable, mais il reposerait sur la science, la raison et l’adhésion aux formes jugées les plus hautes de la culture. Si on accepte ces hypothèses, le mérite scolaire serait donc plus juste et plus universel que les autres formes de mérite.
3) Vainqueurs et vaincus de la méritocratie. Dans la méritocratie scolaire, les clivages constitués autour du travail et des classes sociales ne disparaissent pas, mais sont progressivement recouverts par l’opposition entre les vainqueurs et les vaincus du tri scolaire. Dans cette configuration, les dominants ne sont pas seulement les riches et les exploiteurs, ce sont aussi les vainqueurs de la méritocratie scolaire, pendant que les dominés ne sont plus seulement les travailleurs exploités, mais également les vaincus de la méritocratie, qui se sentent alors humiliés et dévalorisés. Cette méritocratie peut être considérée comme un des facteurs d’affaiblissement des démocraties contemporaines : aux conflits de classes nés du travail se sont substitué l’orgueil des vainqueurs et le ressentiment des vaincus qui alimentent le populisme.
4) L’emprise scolaire sur le travail. L’emprise scolaire affaiblit les autres formes de valeur et de mérite, à commencer par le mérite professionnel, celui qui se construit dans le travail lui-même par des apprentissages non scolaires, par l’expérience accumulée et par la contribution même du travail à l’utilité et au bien communs. Les hiérarchies professionnelles sont alors commandées par les hiérarchies scolaires. Par exemple, le niveau de qualification des emplois est défini par le diplôme requis à l’embauche ou possédé par ceux qui les occupent. Dès lors, toutes les compétences et les qualités nécessaires à la vie sociale et au travail sont soit ignorées, soit tenues pour secondaires. L’emprise scolaire sur le travail fixe les hiérarchies professionnelles et la dignité des métiers, même si l’adéquation des compétences scolaires et des compétences professionnelles est une croyance bien plus qu’une donnée objective et vérifiable.
5) La colonisation de l’éducation par la forme scolaire. Plus l’emprise scolaire est forte, plus l’école « colonise » la socialisation des enfants et des jeunes. Non seulement une bonne éducation doit être assurée par des adultes experts, mais la bonne éducation familiale est d’abord celle qui favorise la réussite scolaire. L’éducation familiale est alors commandée par la recherche du succès scolaire qui fixe la nature des loisirs, des fréquentations, des apprentissages précoces, de la formation des goûts, de la même manière qu’elle commande le choix des établissements, des filières, des cours particuliers. Dans un pays comme la France, c’est même vers l’école à vocation républicaine que l’on se tourne pour renforcer les valeurs démocratiques, pour lutter contre le racisme et les préjugés. L’emprise scolaire signifie que l’école doit tout faire.
Voir la synthèse « Ecole et inégalités sociales »
II- Au-delà des critiques scolaires de l’école
Le long processus de massification scolaire amorcé dans les années 1960 dans les pays riches reposait sur trois promesses : la justice sociale, le développement du capital humain, et le progrès de l’esprit démocratique auquel l’éducation scolaire est identifiée. Depuis quelques décennies déjà, la grande majorité des recherches scientifiques ont montré que ces promesses n’ont été que partiellement tenues. Les travaux sociologiques essaient de rendre compte de ces déceptions en articulant deux grands types d’explication à caractère endogène ou exogène.
Les comparaisons internationales facilitent les explications endogènes qui mettent en évidence le rôle des organisations scolaires nationales elles-mêmes, le poids des cultures pédagogiques ou la place des formations professionnelles. Ces comparaisons ne sont pas favorables à la France où les inégalités sont fortes, leur reproduction élevée, pendant que les élèves français se caractérisent par un niveau scolaire moyen et une faible confiance en soi. Les explications exogènes rendent compte des difficultés de l’école par les transformations économiques et culturelles des sociétés. L’école n’incarne plus la culture légitime, elle est concurrencée de toutes parts par le numérique et les médias. En définitive, la « crise de l’éducation » ne viendrait pas de l’école elle-même, mais des transformations des sociétés. Ces deux critiques présentent le point commun de ne pas remettre en cause l’emprise scolaire, mais au contraire de vouloir renforcer l’école en améliorant son fonctionnement et/ou en la considérant comme un rempart contre le néolibéralisme.
François Dubet et Marie Duru-Bellat proposent plutôt, en reprenant une intuition développée sur un mode utopique il y a plus de cinquante ans par le philosophe Ivan Illich (Une société sans école, Paris, Seuil, 1971), de mettre en cause l’emprise scolaire qui transforme la nature de l’école et affaiblit l’éducation. De la même manière que trop d’industrie et de mobilité détruisent la nature, ou que trop de médicaments affaiblissent la santé, trop d’emprise scolaire tue l’éducation. Cette approche qui pointe les paradoxes induits par la place de l’école dans nos sociétés s’est déployée dans un certain nombre de pays, notamment anglo-saxons, où la méritocratie scolaire est décrite comme un piège. Mais elle est difficile à accepter en France où nous sommes habitués à critiquer l’école, mais sans renoncer pour autant aux vertus de la massification et à la valeur des diplômes : puisque l’éducation est bonne en soi, son extension serait la réponse à tous nos problèmes et serait sans conteste un progrès pour la société. Et cette croyance est si forte que la critique de l’emprise scolaire peut être perçue comme l’apologie de la soumission de l’école aux seuls besoins de l’économie et comme un renoncement à l’éducation elle-même, donc comme une critique d’inspiration « libérale » et réactionnaire. Ce n’est pourtant pas le propos de nos auteurs qui n’en appellent ni à la soumission de l’éducation scolaire au marché du travail, ni au retour au « bon temps d’avant », comme le promeut parfois le ministère de l’Education nationale en revenant aux redoublements, à l’autorité de naguère ou encore au brevet des collèges sélectif. Pour nos deux auteurs, il s’agit plutôt de promouvoir une école dont les missions seraient mieux cernées.
Voir l’ouvrage de Luc Behagel, Julien Grenet et Marc Gurgand « Economie de l’éducation »
Voir la ressource « Baisse de la productivité : échec en mathématiques ? »
III- Comment réduire l’emprise de l’école ?
Selon François Dubet et Marie Duru-Bellat, pour réduire l’emprise de l’école et ses effets pervers, deux grandes directions s’imposent.
La première direction est de recentrer l’école sur ses finalités éducatives, l’ouvrir sur la vie, et en conséquence atténuer l’hégémonie des disciplines académiques sur la définition du mérite et des trajectoires scolaires. Comme le soulignait Ivan Illich, le poids de l’institution scolaire développe l’hétéronomie des personnes qui estiment qu’elles ont seulement besoin de l’école pour apprendre alors que, toute la vie durant, il leur faudra apprendre des choses nouvelles, s’en sentir capable, et avoir envie de le faire.
La seconde direction est de ne pas laisser l’école se faire envahir par la question des débouchés et l’horizon de l’emploi. L’école ne peut pas sacrifier sa vocation éducative à son rôle en matière de formation professionnelle. Elle doit viser l’égalité des résultats et l’épanouissement des élèves autant que l’égalité des chances d’accéder aux places d’élite. En toile de fond, c’est la question des principes de justice qui est posée, celle de la méritocratie et de ses aspects corrosifs, du privilège donné à l’égalité des chances dans une société inégale où la seule obsession est de s’éduquer plus pour gagner plus. S’il faut dissocier l’éducation et la préparation à la vie professionnelle, on ne saurait pour autant donner la priorité à des contenus d’enseignement coupés du monde et qui n’ont de sens que pour les spécialistes qui passent leur vie à l’école. Et par ailleurs, dès lors qu’il s’agit de compétences professionnelles, la diversification est de mise et la question des débouchés a toute sa place. La formation ne peut ignorer le monde du travail et elle devrait contribuer à le transformer en valorisant des compétences que l’école ignore et dévalue.
En tout état de cause, il faut abandonner la croyance selon laquelle l’école détient la solution de tous les problèmes sociaux et économiques. Se polariser sur les seules politiques scolaires pour réduire les inégalités sociales risque de détourner des politiques sociales et économiques dont l’impact est complémentaire à celui de l’école, sinon plus important. Et réciproquement, les politiques éducatives ne doivent pas se limiter seulement au cadre scolaire mais viser à la fois l’amont, l’environnement quotidien des enfants, et l’aval, le monde professionnel.
Voir la synthèse « Les nouveaux partenariats entreprise-éducation nationale »
Voir la ressource « Les relations école-entreprise : entre partage des tâches et co-construction »
Quatrième de couverture
Alors qu’elle n’a jamais occupé une place aussi importante dans nos sociétés où elle est chargée de déterminer la valeur des individus, l’éducation scolaire ne tient pas ses promesses. D’un côté, les jeunes ont le sentiment, non sans raison, de jouer leur destinée à l’école et leurs parents s’épuisent à leur faire obtenir les meilleurs classements, au prix de tensions quotidiennes et de multiples sacrifices. De l’autre, les inégalités scolaires ne sont pas résorbées. L’extension des études n’a pas garanti une élévation proportionnelle des acquis et des compétences, pas plus qu’elle n’a renforcé l’adhésion aux valeurs civiques, alimentant même la rancœur de ceux qui sortent perdants du système.
Faut-il alors s’entêter dans ce « toujours plus » d’école et de diplômes, en espérant qu’à un horizon indéterminé, les bienfaits de cette course en avant se feront sentir ?
Les auteurs
François Dubet est professeur émérite à l’université de Bordeaux et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il est notamment l’auteur, avec Najat Vallaud-Belkacem, de Le Ghetto scolaire (Seuil, 2024).
Marie Duru-Bellat est professeur émérite à Sciences Po, rattachée au Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS) et à l’Institut de recherche sur l’éducation (IREDU). Elle a récemment publié, avec Sébastien Goudeau, L’Intelligence scolaire, ça s’apprend? (UGA, 2024).