L'ouvrage
Dans leur dernier ouvrage, Patrick Artus et Marie-Paule Virard analysent les fragilités de la zone euro, à l’heure où les déséquilibres au sein de l’Union économique et monétaire (UEM) restent très préoccupants, et où le « Brexit » a montré sur le continent la force du sentiment eurosceptique avec la montée en puissance des partis souverainistes.
Pour les auteurs, l’Union européenne « n’est pas loin de son heure de vérité » : à l’échelle de la zone euro, ce projet de Monnaie unique est loin d’avoir tenu ses promesses, et il a entraîné plutôt la déception des citoyens européens. Et pourtant, la désintégration de l’euro constituerait un véritable saut dans l’inconnu, porteur de tempêtes financières et déflagrations macroéconomiques très redoutables. C’est ce que Patrick Artus et Marie-Paule Virard s’emploient à démontrer dans cet essai : si le statu quo n’est aujourd’hui plus tenable selon eux, la sortie de l’euro n’en serait pas moins une catastrophe aux coûts incalculables, d’ailleurs en grande partie à la charge des catégories les plus modestes.
Ils s’attaquent également aux dérives de la construction européenne, qui en raison de ses lourdeurs bureaucratiques, a perdu de vue certains principes fondamentaux pourtant inscrits dans ses Traités fondateurs. C’est le cas du principe de subsidiarité consacré par le traité de Lisbonne comme principe fondamental de l’Union, aux côtés des principes d’attribution et de proportionnalité : il consiste à réserver uniquement à l’échelon supérieur – ici l’Union européenne (UE) – uniquement ce que l’échelon inférieur – les États membres de l’UE – ne pourrait effectuer que de manière moins efficace. Ce principe a été introduit dans le droit européen par le traité de Maastricht (en 1992), même si comme le rappellent les auteurs, son existence est beaucoup plus ancienne, puisqu’on en retrouve déjà l’esprit chez Aristote ou Saint Thomas d’Aquin. L’application judicieuse du principe de subsidiarité permettrait ainsi une meilleure coordination des politiques économiques, entre les institutions supranationales et celles situées à l’échelon national, et serait en mesure d’éviter les externalités négatives que peuvent générer les décisions macroéconomiques de certains Etats membres et qu’il convient désormais d’internaliser par un fédéralisme assumé.
Les malfaçons au sein de la zone euro
Patrick Artus et Marie-Paule Virard décryptent les failles structurelles de la zone euro, minée par les défauts de coordination des politiques économiques (« les périls de la non-coordination »). L’une des faiblesses les plus mortifères est la concurrence fiscale entre les Etats membres qui fait rage pour attirer les investissements directs étrangers et les travailleurs les plus qualifiés, et induit d’importantes distorsions de compétitivité, sans guère d’espoir sérieux d’avancer vers l’harmonisation fiscale à l’échelle européenne, vieux serpent de mer toujours évoqué, jamais concrétisé.
En l’absence de mécanismes de compensation par des transferts financiers suffisamment puissants entre les différentes régions de la zone euro, et de possibilité de manipuler les taux de change, les Etats sont perpétuellement tentés d’actionner le levier des « dévaluations internes », en taillant dans leurs coûts salariaux et en empruntant la voie du moins-disant fiscal et social. Dans une telle union monétaire, la tentation des politiques non-coopératives au détriment de son voisin devient en effet irrésistible, pour doper la compétitivité de ses entreprises et conquérir des parts de marché, tout en musclant l’attractivité de son territoire. Certains théoriciens, à l’instar du Prix Nobel Robert Mundell, dès avant la création de l’euro, mettaient en garde contre les dangers de l’introduction d’une Monnaie unique dans une zone monétaire non optimale (ZMNO).
En l’absence d’une mobilité suffisante des facteurs de production et de fédéralisme budgétaire, la convergence réelle des économies membres n’avait rien d’évident malgré l’existence d’une politique monétaire unique. Depuis 1999, la zone euro a plutôt été le théâtre d’une extraordinaire divergence macroéconomique entre les pays du Nord et les pays du Sud de la zone euro. Et la crise de 2008-2009 a encore accentué ces polarisations : les pays du Sud, désindustrialisés, ont dû accepter un violent appauvrissement et ont connu, sans coordination véritable à l’échelle de la zone euro, un ajustement brutal de leurs économies, dans le cadre des plans d’austérité budgétaire successifs qui leur ont été imposés depuis 2011.
Patrick Artus et Marie-Paule Virard taclent d’ailleurs ces mesures de rigueur budgétaire (vilipendant « le poison du dogmatisme »), trop précoces et trop prononcées, qui ont non seulement asphyxié la croissance des pays les plus fragiles, mais aussi finalement dégradé encore davantage leurs finances publiques. Un écart de revenus grandissant s’est ainsi créé entre un cœur productif de la zone euro (Allemagne notamment) et une zone périphérique spécialisée dans les services à faible valeur ajoutée (tourisme, services à la personne, distribution, construction, immobilier), avec à la clé une explosion du chômage et un creusement des déficits extérieurs dans ces pays du Sud.
Les promesses déçues de la zone euro
Dans leur ouvrage, Patrick Artus et Marie-Paule Virard insistent sur un point capital : la zone euro devait permettre une allocation efficace de l’épargne entre les nations participantes, car avec la disparition du risque de change, l’épargne domestique de chaque pays est censée circuler librement et être utilisée pour financer les projets d’investissement les plus rentables.
Or c’est exactement l’inverse qui s’est produit (« la zone euro comme grand marché unique n’est plus qu’un lointain souvenir ») : dès lors la Banque centrale européenne (BCE) est obligée de poursuivre une politique de création monétaire dynamique (dans le cadre du quantitative easing) afin de soutenir artificiellement le crédit et l’investissement, et la segmentation des marchés financiers au sein de la zone euro interdit de corriger les excès d’épargne dans les pays du Nord de la zone euro, tandis que les pays du Sud restent confrontés à un déséquilibre persistant de leurs balance des transactions courantes. Pour ces derniers il n’y a alors guère d’espoir de redresser la croissance potentielle par des investissements productifs porteurs d’innovations et de gains de productivité. Patrick Artus et Marie-Paule Virard résument d’ailleurs les choses de manière assez directe : « en l’état actuel des choses la zone euro ne sert à rien, puisqu’elle subit les inconvénients macroéconomiques de l’union monétaire (une seule politique monétaire, hétérogénéité croissante des spécialisations et des niveaux de revenus, nécessité de coordonner les politiques économiques) sans profiter de ses avantages dès lors que l’épargne n’y est pas utilisée efficacement ».
Le rétablissement de la libre circulation des capitaux serait dès lors un préalable indispensable à un fonctionnement plus harmonieux de la zone euro. Les auteurs font aussi valoir que la création de la Monnaie unique n’a pas non plus permis d’exploiter les bienfaits du marché unique (« ne pas confondre l’euro avec l’EPO »), puisque les études disponibles ne montrent pas, loin s’en faut, que l’euro a particulièrement stimulé les échanges commerciaux entre les Etats membres. La zone euro est bien hélas à l’heure actuelle une machine à créer de la croissance molle, puisqu’elle crée moins de richesses que les économies de taille comparable, en raison de ses défauts de construction originels et d’une absence de véritable coordination des politiques économiques. L’euro est même devenu une machine fabriquer de l’hétérogénéité en faisant porter tout le poids des chocs asymétriques sur les frêles épaules des économies du Sud de la zone. Or, ces déséquilibres créent un rejet politique grandissant de l’union monétaire, de plus en plus contestée par les tenants d’une sortie de l’euro.
Par ici la sortie ?
La zone euro est désormais au milieu du gué : les divergences macroéconomiques qui s’accentuent pourraient rendre intolérables les coûts de la participation à l’euro. Néanmoins, Patrick Artus et Marie-Paule Virard mettent clairement en garde contre la tentation d’organiser la désagrégation de la zone euro en raison des coûts exorbitants d’une telle aventure, et ce pour trois raisons : la ruine des épargnants et des emprunteurs qui s’ensuivrait à cause des distorsions de change qui alourdiraient les dettes extérieures en cas de retour aux monnaies nationales ; la fragmentation désormais très poussée des chaînes de valeur mondiales des entreprises qui rend le retour au protectionnisme et aux dévaluations compétitives impraticable et dévastateur ; et enfin, une polarisation industrielle accrue entre le Nord et le Sud qui n’arrangerait pas les affaires, loin de là, des pays du Sud de la zone euro, dont l’appareil productif serait alors plombé par des monnaies dépréciées et des taux d’intérêt exorbitants imposés par les marchés financiers.
Si une appréciation plus souple des règles budgétaires semble aujourd’hui de mise, Patrick Artus et Marie-Paule Virard mettent en garde contre l’illusion de l’efficacité des politiques de relance budgétaires dont on escompte des effets magiques qui ne résoudront pourtant pas les problèmes structurels des Etats membres de l’euro (« Keynes ne sera pas notre sauveur »). Ces problèmes appellent des politiques structurelles de longue haleine pour relever le niveau de la croissance potentielle (par un effort particulier sur le niveau de qualification de la force de travail notamment).
Malgré les blocages actuels, des solutions existent selon les auteurs pour sortir de cette situation périlleuse par le haut : ils plaident pour « plus d’Europe » sur la voie d’un fédéralisme assumé afin de mieux coordonner les politiques économiques, et opérer une montée en gamme industrielle appuyée sur le savoir-faire, sensée enrayer le déclin et la paupérisation des classes moyennes. Pour faire face en commun aux chocs macroéconomiques et stabiliser l’euro, ils préconisent, tout en restant conscients des obstacles politiques, d’avancer vers un budget commun à la zone euro, de créer un fonds européen d’investissement suffisamment doté, et de développer un système s’assurance chômage, ou un revenu minimum européen.
Dans la mesure où le politique, le social et l’économique sont intrinsèquement liés selon Patrick Artus et Marie-Paule Virard,, « pour se sauver, l’Union européenne, et singulièrement la zone euro, doit retrouver l’esprit de solidarité des grands moments de l’histoire du continent », pour redevenir une « communauté de progrès ».
Quatrième de couverture
Depuis des mois, « la » question s’invite dans le débat : la création de l’euro ne fut-elle pas une tragique erreur et ne faudrait-il pas « en sortir » au plus vite ? Après le Brexit, le Frexit ?
À Paris comme à Londres ou à Rome, le divorce semble consommé entre l’Europe et des citoyens qui ne croient plus que l’Union européenne soit capable de leur garantir prospérité et emploi, et encore moins de relever les défis des années à venir. La belle idée de fraternité européenne a cédé la place à un euroscepticisme vengeur, fondé sur les déceptions accumulées depuis la création de l’euro et le rejet des classes dirigeantes.
Malfaçons originelles, dérives de la gouvernance… Les auteurs analysent comment l’Europe est arrivée au bord de la dislocation mais surtout pourquoi une « sortie » de l’euro serait une véritable folie qui pénaliserait d’abord les plus fragiles.
Ils formulent aussi des propositions à la fois économiques et institutionnelles pour sauver l’euro et faire de l’Europe un pôle de prospérité et de stabilité dans un monde de plus en plus imprévisible.
L’auteur
- Chef économiste de Natixis, Patrick Artus est Professeur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
- Marie-Paule Virard est journaliste économique. Elle a notamment publié avec Patrick Artus La France sans ses usines, Croissance zéro, comment éviter le chaos ? et La Folie des banques centrales.