Résumé
Pour relever les trois grands défis que l’avenir nous lance, à savoir la modification de notre rapport à la nature afin de la soigner et de la préserver, la maîtrise de la révolution informatique et la réduction des inégalités devenues excessives et cumulatives, il convient d’engager une profonde transformation des usages que nous faisons collectivement et individuellement de cette ressource rare et ultime qu’est le temps.
L’ouvrage
Le temps est la ressource rare ultime. L’ambition de cet essai est d’aborder les trois grands défis contemporains sous l’angle des questions : qu’avons-nous fait de notre temps ? Que faisons-nous et que devrions-nous faire de notre temps ?
Le premier défi est le rapport à la nature. Extraordinairement abondante et généreuse, la nature est capable de faire vivre 12 milliards d’individus. Cependant, depuis deux siècles, et de façon accélérée depuis quelques décennies, nous détruisons celle-ci. S’il en est ainsi, c’est parce que nous ne lui consacrons pas assez de temps. Selon Pierre-Noël Giraud, il est possible de produire de la nourriture saine, une énergie décarbonée, et de réduire, voire de supprimer, nos flux de déchets toxiques. Pour obtenir ce résultat, il suffit de consacrer plus de temps à la nature. Par exemple, si on veut produire une nourriture saine et sans poisons pour la nature, sur des terroirs transformés et abritant plus de biodiversité, il faudra beaucoup plus de temps de travail agricole, donc beaucoup plus de paysans. Il faudra également plus de temps pour produire des objets robustes, durables, réparables et recyclables, même s’il est vrai que nous produirons et consommerons moins. Par conséquent, il faudra fortement réduire d’autres usages du temps, ce dernier étant strictement limité.
Le deuxième défi est la révolution informatique, sans doute la plus puissante vague de progrès technique depuis l’invention de l’écriture et sa diffusion par l’imprimerie. La robotisation et l’intelligence artificielle réduisent fortement le temps que nous consacrons aux activités productrices de la vie matérielle. Qu’allons-nous faire du temps ainsi libéré ? Augmenter notre temps libre en travaillant moins et en consommant moins ? Travailler plus pour produire et consommer davantage de biens et de services ? En produire autant, mais d’autres, en y consacrant plus de temps ? Aujourd’hui, les critiques adressées à la révolution informatique, et en particulier à l’usage des écrans, sont très vives : désinformation, perte de capacité à l’attention soutenue, intrusion dans la sphère privée, monopole des plateformes, etc. Pourtant, la révolution informatique permet aussi de démultiplier les opportunités d’usage du temps, de réduire les tâches répétitives, et de permettre l’accès facile à la culture universelle. Elle engendre des opportunités inouïes avec un profond bouleversement des usages de notre temps et, au-delà, des conditions mêmes de la vie sociale et politique.
Le troisième défi est l’augmentation des inégalités depuis les années 1980. En plus des inégalités de revenus et de patrimoine qui progressent, d’autres inégalités s’aggravent également. Ce sont les inégalités d’accès aux usages du temps les plus valorisées socialement et individuellement. Tout le monde n’a pas accès à un temps de formation dans les meilleures écoles, à un temps de loisir dédié à la découverte du monde ou à la culture. Ces inégalités d’accès fracturent la société en groupes toujours plus homogènes et fermés, ce qui a pour conséquence une réduction de la mobilité sociale, à la fois intragénérationnelle et intergénérationnelle. Pour réduire ces inégalités, il faut se fixer pour objectif de donner au plus grand nombre d’individus la possibilité d’utiliser une part croissante de leur temps aux activités ayant le plus de valeur à leurs propres yeux.
Voir la note de lecture du livre de Jean-Hervé Lorenzi et Mickaël Berrebi « L’avenir de notre liberté »
I- Une typologie des usages du temps
On peut distinguer deux grands types d’activités. Le premier rassemble les activités de production de la vie matérielle. Le second est constitué de toutes les autres activités, hors vie matérielle : les relations amoureuses, amicales et politiques, les jeux, les loisirs, ou encore la jouissance de la culture et de la nature.
Jusqu’à la révolution industrielle du XIXème siècle, les activités de production de la vie matérielle avaient lieu au sein d’un cercle restreint : la famille ou le village. La famille paysanne autoproduisait l’essentiel de sa nourriture, ainsi que ses vêtements, sa maison et ses outils. Les gens consommaient ce qu’ils avaient eux-mêmes produits. Au cours des temps modernes, la part relative du temps marchand dans les activités de la vie matérielle s’est beaucoup développée, mais le temps d’autoproduction reste considérable. Ce temps recouvre le temps de travail domestique (courses et repas, entretien du linge, du logement, etc.), ainsi que ce qui reste de production de biens et de services pour la famille (jardiner, bricoler, réparer), le temps consacré à soigner et à éduquer à la maison les jeunes enfants, à prendre soin des plus âgés, et le temps consacré au soin de soi, c’est-à-dire à entretenir sa santé et sa forme.
Le temps d’autoproduction, qui a été et qui reste encore soumis à une forte division genrée du travail, reste aujourd’hui très important, malgré l’explosion des relations marchandes depuis le XIXème siècle. Pour un ménage moyen de salariés en France, il représentait en 2010 plus d’heures que le temps de travail marchand, déplacement de travail et formation professionnelle compris.
Le temps libre est consacré à satisfaire des besoins que l’on peut qualifier de purement relationnels. Les relations que nous entretenons au-delà de celles inhérentes à la production de la vie matérielle peuvent se classer en différents cercles. Le premier cercle est le couple et la famille nucléaire incluant parents et enfants. Viennent ensuite la famille élargie-de taille variable et différemment structurée hiérarchiquement selon les sociétés- les tribus auxquelles on se sent appartenir-toujours multiples et en extensions changeantes selon les individus et les sociétés. Ensuite, il y a la cité-en tant que lieu de la décision politique souveraine-, puis l’humanité prise dans son ensemble, avec qui la relation est imaginaire et symbolique (l’art, la culture), comme parfois matérielle : tourisme de découverte d’autres peuples et cultures. Il y a enfin le rapport à la nature, qu’il s’agisse d’en jouir dans un rapport direct et sensible ou de chercher inlassablement à la comprendre.
Comment évoluent les différents usages du temps ? La réponse convoque selon les époques l’état des sciences, de la technique, et de la politique, avec des causalités croisées entre ces trois facteurs.
II- Qu’avons-nous fait de notre temps ?
Entre 1820 et 1920, le PIB par habitant en France a été multiplié par 2,8. Mais malgré cette augmentation le paysan de 1914 vivait-il mieux que celui de 1815 ? Quant à l’ouvrier de Germinal, vivait-il mieux que l’artisan du début du XIXème siècle ? Bref, que signifie, pour le bien-être des individus, la croissance du PIB par habitant ?
On peut dire que le temps de travail a probablement augmenté pour tous les groupes sociaux, sauf peut-être pour l’aristocratie terrienne qui devient relativement oisive. Ainsi, vers 1890, il occupe encore l’essentiel de la vie éveillée d’un ouvrier (70%). Pour ce qui est du travail domestique, il reste dévolu aux femmes, même si elles participent significativement au travail salarié et indépendant. La valeur du temps de travail marchand des paysans, des ouvriers et des employés, après d’être dégradée pour les ouvriers dans la première partie du siècle, s’est lentement améliorée à la fin. Quant à la valeur intrinsèque de ce temps marchand, il s’est beaucoup dégradé pour les ouvriers d’usine sous l’effet de la rationalisation des tâches.
Au cours du premier XXème siècle (jusqu’en 1980), on assiste à une réduction du temps de travail marchand et à l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages qui sont dues, pour l’essentiel, à la taylorisation des activités industrielles et à l’approfondissement de la division technique et sociale du travail. Et le temps de travail consacré à l’autoproduction de la vie matérielle a également été réduit et rendu moins pénible par la robotisation domestique. Tout cela a ouvert la voie à une société qui valorise de plus en plus le temps libre consacré au soin de soi, à la formation et aux loisirs, en particulier les voyages.
C’est au début des années 1980 qu’apparaît un second XXème (1980-2020) caractérisé par une phase libérale de la mondialisation et l’émergence de la Chine, phase dont on peut penser qu’elle se termine autour des années 2020, avec l’accession de la Chine à la quasi-parité technologique avec les Etats-Unis, et aussi avec un tournant mercantiliste de la mondialisation. Durant cette période, le capitalisme a changé de nature, avec un cycle productif d’un type particulier, puisqu’il s’agit de produire, de collecter et de stocker des milliards de données numérisées, de calculer sur ces données afin d’en produire d’autres, vendues ou monétisées à leur tour. Firmes et Etats ont alors des pouvoirs multipliés par la révolution informatique et s’affrontent sur les terrains de la fiscalité, de la maîtrise des processus productifs globaux et du contrôle-manipulation de la population, afin de fournir au peuple, afin qu’il ne se révolte pas, « du pain et des jeux ».
Voir la note de lecture du livre d’Alain Cotta « L’hyper-capitalisme mondial »
III- Un scénario sinistre : du pain et des jeux
Il n’est pas impossible que dans la conjoncture particulière du XXIème siècle qui commence en 2020 émerge un scénario que Pierre-Noël Giraud qualifie de « du pain et des jeux ».
Dans ce scénario, la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis s’exacerbe et les guerres locales se multiplient. La dépendance de l’Europe à l’égard des Etats-Unis augmente sur les plans technique et militaire et elle perd toute possibilité d’une politique autonome à l’égard de la Chine. De leur côté, les monopoles du numérique voient leur pouvoir renforcé. Les gouvernements européens perdent toute influence sur eux et les plateformes continuent d’aspirer une énorme part des profits engendrés dans l’ensemble de l’économie et d’attirer les meilleurs cerveaux du monde entier, ce qui perpétue et amplifie encore leur pouvoir. Quant aux usages de l’intelligence artificielle, ils explosent, ce qui fait gagner beaucoup de temps dans bien des activités mais détruit aussi des emplois. Le processus de déversement se fait vers des emplois essentiellement sédentaires (emplois qui contribuent à des activités produisant des biens et des services qui ne circulent pas internationalement), dont beaucoup sont de peu de valeur intrinsèque et mal payés. Le nombre d’emplois nomades (emplois qui contribuent à la production de biens et de services circulant internationalement) continue de diminuer. Même quand ils restent bien rémunérés et entretiennent une clientèle de sédentaires de luxe, ils n’entraînent que fort peu la masse de sédentaires en nombre croissant dont les revenus se maintiennent non loin du seuil de pauvreté.
Dans ces conditions économiques et politiques, les inégalités de revenus et de patrimoine se creusent ainsi que les inégalités d’accès à la santé et à l’éducation. Le taux d’emploi des jeunes et des seniors a tendance à diminuer et le chômage de longue durée augmente. Aux actifs dont le temps de loisir augmente et qui sont oisifs ou semi-oisifs malgré eux, il faut procurer des « jeux ». Et aux inutiles (ceux qui ne parviennent pas à s’insérer sur les marchés du travail et font nécessairement l’objet d’un transfert de revenus), il faut procurer du « pain ».
Toujours dans ce scénario, les gouvernements finissent par s’entendre pour obtenir une contribution fiscale significative du capitalisme de plateforme, car il faut bien financer le « pain ». Quant aux plateformes, elles fournissent en abondance des « jeux » financés par une publicité qui pousse à consommer toujours plus. Il n’y a que les nomades et leurs « valets de luxe sédentaires » qui échappent à ce processus et voient leur temps professionnel dévorer leur temps libre. Ils n’ont pas le temps de jouer et font de plus en plus souvent des burn-out. Et s’agissant de la destruction de la planète, une sorte de nihilisme s’empare de la majorité des gens, préoccupés par des choses qui leur semblent plus importantes. La nature ne bénéficie pas des politiques et des efforts qui lui seraient nécessaires, et une partie de la jeunesse désespère.
Voir la note de lecture du livre de Pierre-Noël Giraud « La mondialisation. Emergences et fragmentations (2008)
IV- Comment éviter ce scénario ?
Pour écarter le scénario qui s’annonce et parvenir à la « prospérité », il faut d’abord fixer les objectifs à atteindre. Ces objectifs sont de préserver et de soigner le milieu naturel, d’arracher le temps libre à la voracité des plateformes, et d’augmenter autant que possible la liberté de chacun quant aux usages du temps les plus valorisés à ses yeux. Concrètement, cela signifie la liberté de choisir une vie sobre, de minimiser les usages marchands de notre temps pour augmenter le temps d’autoproduction ou libre, au sein duquel peuvent prendre place des activités bénévoles de production de biens publics.
Pour y parvenir, il est indispensable de disposer d’un Etat qui soit en mesure d’une part de réglementer, de contraindre et d’inciter les firmes et les individus avides et nomades , et d’autre part qui laisse à la société civile les plus larges moyens de s’organiser et d’exprimer sa volonté politique, ce qui ne peut advenir qu’au sein d’une Europe refondue.
Le plan d’action proposé par Pierre-Noël Giraud s’appuie sur une série de propositions parmi lesquelles :
Faire basculer une part significative dans notre temps collectif des activités actuelles vers des activités de soin de la nature et des autres. En d’autres termes, il va falloir travailler plus et mieux, augmenter la valeur intrinsèque du temps marchand pour que les individus acceptent qu’il ne se réduise plus au profit du temps libre.
Déplacer la frontière entre la sphère des entreprises privées et la sphère publique. Les firmes privées doivent être cantonnées à des activités où les relations marchandes et la compétition favorisent clairement l’efficacité et l’innovation.
Cantonner les « avides », les firmes et les individus uniquement mus par la poursuite du profit, dans des activités où ils nuisent le moins possible à la liberté des autres de choisir les usages du temps les plus riches à leurs yeux.
Amplifier le mouvement engagé de régulation des plateformes.
Ouvrir la possibilité à un nombre croissant d’individus de réduire leur temps de travail marchand pour plus de temps libre, d’où la proposition de créer un Revenu de base permettant de vivre sobrement en travaillant deux fois moins que le salarié au Smic actuel (Revenu de base qui serait aujourd’hui de 700 euros net par mois).
Taxer les gros patrimoines sous la forme de la confiscation par l’Etat, au moment de la succession, des patrimoines au-delà d’un seuil de 50 millions d’euros, avec le choix pour les héritiers entre abonder un fonds souverain ou doter une fondation privée à but non lucratif.
Elargir le rôle des ONG en leur déléguant un plus grand nombre d’activités, comme dans la fourniture de biens et services publics ou dans le maintien du lien social.
Pour réaliser tout ce qui précède, la réduction des inégalités est une étape indispensable, avec l’idée de s’attaquer d’abord aux inégalités d’accès aux usages socialement et individuellement précieux de notre temps. Ce qu’il faut prioritairement éliminer, ce sont les inégalités qui contraignent certains à une vie qu’ils estiment être vaine et vide. Traiter ces inégalités demande une transformation d’ensemble de notre vision des inégalités, trop encore centrée sur les inégalités monétaires. La lutte contre les inégalités doit être nourrie par la théorie de la justice sociale d’Amartya Sen : ne tolérer les riches et les « avides » que s’ils n’entravent en rien nos possibilités (capabilities) d’avoir accès aux meilleurs usages à nos yeux de notre temps.
Voir la note de lecture du livre de Yann Coatanlem et Antonio de Lecea « Le capitalisme contre les inégalités »
Quatrième de couverture
« Il est urgent de s’interroger sur l’usage que nous faisons de notre temps au regard des trois grands défis que l’avenir nous lance, à savoir : modifier profondément notre rapport à la nature ; maîtriser la révolution informatique ; réduire les inégalités. Relever ces défis exige une profonde transformation des usages que nous faisons de cette ressource rare ultime qu’est notre temps. Telle est la thèse centrale de cet essai ». P.-N. G.
Partant de là, Pierre-Noël Giraud s’interroge : qu’avons-nous fait, que faisons-nous et que devrions-nous faire aujourd’hui de notre temps ? Dénonçant le scénario d’une société où des hommes économiquement inutiles seraient assistés (« le pain ») et distraits gratuitement via leur smartphone (« les jeux »), il nous propose de plonger dans l’histoire longue pour examiner nos différents usages du temps et les confronter aux défis du présent.
Ce faisant, Pierre-Noël Giraud renouvelle profondément les débats contemporains : intégrant les temps non marchands à son analyse (temps domestique, temps libre), soulignant l’importance des inégalités d’accès (aux temps de formation, de soin), il nous invite à revoir en profondeur les usages que nous faisons collectivement et individuellement du temps. Et nous met en garde : si nous ne nous y attaquons pas sérieusement, le scénario d’une société de pain et de jeux pourrait devenir réalité.
L’auteur
Pierre-Noël Giraud est professeur d’économie émérite à Mines Paris et à Dauphine PSL, professeur affilié à l’Université Mohammed-VI- Polytechnique. Il est l’auteur d’ouvrages qui ont fait date, tels L’Homme inutile publié chez Odile Jacob, L’inégalité du monde chez Gallimard et Le Commerce des promesses au Seuil.