Chine/ Etats-Unis Le capitalisme contre la mondialisation

Benjamin Bürbaumer

Résumé

Le capitalisme s’est répandu à l’ensemble du globe et engendre des tensions de plus en plus vives. La tension majeure qui se dessine dans notre décennie 2020 oppose la Chine et les Etats-Unis dans leur recherche de l’hégémonie mondiale. Cette tension n’est pas fondamentalement de nature politique : elle est l’aboutissement d’un long processus économique qui a permis à la Chine de sortir du sous-développement dans l’intérêt du capital états-unien.

Mots-clés : Capitalisme, Géopolitique, Mondialisation, Multinationales.

L’ouvrage

La supervision américaine de la mondialisation rencontre aujourd’hui des difficultés sans précédent. Non seulement le capital transnational américain perd des parts de marché face à ses concurrents chinois, mais, beaucoup plus fondamentalement, la Chine défie les infrastructures mêmes sur lesquelles est construite la mondialisation.

La situation des Etats-Unis mondiale se présente schématiquement comme suit : la perte de contrôle sur les infrastructures de l’économie mondiale s’accélère pendant que la feuille de route internationale du pays souffre d’une crédibilité en baisse. Si les liens des Etats-Unis semblent se renforcer à l’occasion de la guerre en Ukraine avec la plupart des pays européens et quelques autres alliés traditionnels, on assiste à une distance croissante par rapport au reste du monde. Pour une puissance qui a longtemps eu la prétention de superviser le capitalisme global, cette fragmentation a nécessairement le goût de l’échec.

La gravité de cet affaiblissement pourrait être relativisée si aucune autre puissance n’existait pour offrir une voie différente. Or, la Chine propose aujourd’hui au monde un autre type de capitalisme, étatiste et autoritaire, mais aussi plus dynamique. Depuis quelques années, elle s’attelle à fabriquer les infrastructures nécessaires à cet ordre international, et par là-même, désorganise ce que Perry Anderson a appelé « la double fonction de l’hégémonie de l’Amérique », à savoir la promotion des intérêts des multinationales américaines et la garantie de l’ordre économique international. Et en faisant cela, la Chine suggère que le développement inégal à l’échelle mondiale sous la coupe des Etats-Unis n’est pas une fatalité, et qu’il peut être dépassé grâce à une réorganisation internationale sous son égide. En ambitionnant de changer les règles d’organisation du marché mondial, la Chine fait planer une menace directe sur les profits des multinationales américaines. Cette menace est d’autant plus sérieuse que la perte de contrôle des règles du marché mondial risque de réagir sur la stabilité intérieure des Etats-Unis, avec notamment le retour d’un cycle de révoltes populaires sur fond de perte de vitesse sur les marchés étrangers.

Dans cette configuration de délitement d’une hégémonie patiemment construite, l’Etat américain, avec le soutien de sa fraction transnationale du capital, est de plus en plus attiré par le recours à la force. Il concentre ses armées autour de la Chine et entretient un budget militaire nettement plus élevé que pendant les phases les plus chaudes de la guerre froide. De son côté, le Parti communiste chinois poursuit l’extraversion de son économie et l’accompagne d’une militarisation sans précédent. Complémentaires pendant un temps, les régimes d’accumulation orientent désormais les deux grandes puissances vers une conflictualité plus aigüe. Et cette évolution est d’autant plus dangereuse qu’elle a lieu dans un espace maritime autour de la Chine déjà hautement militarisé par les Etats-Unis, et qui est également un des centres névralgiques de l’économie mondiale.

C’est donc bien à une dégradation du climat mondial à laquelle nous assistons. Mais il ne faut pas s’y tromper : cette dégradation ne s’inscrit pas dans l’ordre politique (ou « géopolitique »), Mais plutôt dans l’ordre économique. Comme le disait Rosa Luxemburg dans L’Accumulation du capital en 1913 en évoquant la situation qui précède la première guerre mondiale, , il s’agit de « l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux ».

Voir la note de lecture du livre de Jean-Hervé Lorenzi (sous la direction de ) « La guerre des capitalismes aura lieu

I- Etats-Unis et Chine des années 1970 aux années 2000

Dans les années 1970 aux Etats-Unis, les firmes subissent une grave crise de rentabilité. La chute du taux de profit des entreprises privées, qui avait débuté dans les années 1960, persiste tout au long des années 1970, et ne s’inversera que dans les année 1980. A partir de cette crise, qualifiée de crise du fordisme, la politique étrangère américaine est de plus en plus influencée par les représentants et dirigeants des entreprises orientées vers les marchés internationaux, et on peut dire que le « capital transnational américain »a largement contribué à définir la grande stratégie des Etats-Unis de l’époque : mettre en place une économie mondiale à l’image de ce capital transnational, dont l’essor date des années d’après-guerre, à partir du moment où l’investissement direct à l’étranger a gagné en attractivité auprès d’un certain nombre d’entreprises américaines.

Au même moment, la Chine traverse une crise économique qui ouvre la voie à la transformation capitaliste du pays. Une des composantes majeures de ce bouleversement est l’ouverture économique au reste du monde. La Chine intègre alors la mondialisation voulue par les Etats-Unis, et, au fil des années, une part croissante des profits des grandes entreprises américaines vient de la Chine. Les travailleurs chinois sont particulièrement attractifs pour les firmes cherchant à redresser leurs profits. L’intégration de la Chine à la mondialisation résulte donc d’une alliance de circonstances improbable entre des communistes chinois et des capitalistes américains.

Dans un premier temps, tout le monde trouve son compte dans cette alliance. Les années 1990 et 2000 apparaissent comme une période d’harmonie transpacifique. La croissance explose en Chine et le monde entier raffole des produits bon marché qui y sont fabriqués. De l’autre côté du Pacifique, les multinationales enregistrent des résultats hautement satisfaisants tout en pouvant fournir au consommateur américain, précarisé par des années d’inégalités croissantes, des biens de consommation abordables.

Mais cette concordance cache des motivations profondément divergentes, qui forment la racine profonde des tensions actuelles. Côté chinois, la participation à la mondialisation se fonde sur l’ambition d’accélérer le développement national. Côté américain, les dirigeants politiques et économiques ne sont pas favorables à n’importe quelle participation de la Chine à la mondialisation : ils veulent bien lui accorder une place spécifique, mais qui doit demeurer subordonnée. En même temps, dès la fin du XXème siècle, des contradictions sont à l’œuvre, dont la plus connue concerne le commerce international. Les Etats-Unis affichent des déficits commerciaux de plus en plus conséquents avec la Chine, et des voix commencent à s’élever pour dénoncer la manipulation du taux de change de la monnaie chinoise, le renminbi. En parallèle, la Chine réalise une montée en gamme de sa production manufacturière, au point de concurrencer les producteurs américains. Ces derniers répliquent en invoquant une violation des règles du jeu : les entreprises chinoises auraient volé leurs technologies.

Voir la notion « Capitalismes »

II- La montée en puissance de la Chine à partir des années 2000

Les attentes divergentes quant à la place de la Chine dans le mondialisation se révèlent dans les années 2000. Pour échapper à la crise mondiale de 2007-2008, la Chine met en œuvre un plan de relance dont l’un des effets est d’augmenter les capacités de production pourtant déjà excessives du pays. L’écoulement de ces marchandises sur le marché mondial et la quête d’investissements rentables à l’étranger offrent alors un répit. Comme les Etats-Unis dans les années 1970, la Chine applique une « solution spatiale » : parer aux difficultés économiques associées à la suraccumulation du capital sur le territoire national en cherchant de nouveaux marchés à l’extérieur. Ce faisant, les entreprises chinoises chassent encore un peu plus sur le terrain des multinationales américaines. Au terme de trente ans de mondialisation, la crispation se répand chez les grands gagnants et les défenseurs les plus ardents de ce processus. Ainsi, on peut dire qu’en devenant capitaliste, la Chine a miné la mondialisation.

Mais l’enjeu est plus profond que les parts de marché que les multinationales américaines craignent de perdre. Car, pour réussir leur pari de développement capitaliste accéléré dans le cadre d’une concurrence mondiale, les autorités chinoises ne peuvent se contenter de participer au jeu américain, il leur faut en créer un autre. En effet, jusqu’à présent, les règles encadrant la mondialisation ne sont pas neutres, mais restent biaisées en faveur des sociétés américaines. Lorsque nous parlons de mondialisation, nous faisons donc référence à la mondialisation réellement existante et à ses effets redistributifs asymétriques, dont les Etats-Unis sont les premiers bénéficiaires.

Et si les tensions sino-américaines sont aujourd’hui si vives, c’est parce que la Chine tente de remplacer la mondialisation par une réorganisation sino-centrée du marché mondial. Dans cette optique, elle poursuit de manière méthodique et déterminée la mise en place de nouvelles infrastructures à travers lesquelles les marchandises et les capitaux pourront circuler dans le monde entier. C’est sous l’angle des infrastructures (voir plus bas) qu’apparaît la nature hautement subversive des projets chinois comme les Nouvelles Routes de la soie et l’internationalisation du renminbi. C’est en s’appuyant sur une approche infrastructurelle que se révèlent l’intensité conflictuelle des sanctions financières américaines et l’ampleur de la course à l’armement.

L’analyse d’économie politique internationale ci-dessus éloigne de l’opposition entre une économie porteuse de paix (le « doux commerce » cher à Montesquieu) et une politique qui serait porteuse de conflit. Elle laisse aussi de côté le « stato-centrisme » en relations internationales, qui voit dans les Etats les seuls acteurs des affaires mondiales. Les tensions mondiales actuelles résultent des contradictions nées des relations sino-américaines du passé, encastrées dans une économie organisée par la boussole du profit. La politique transpacifique, et avec elle celle du monde, se tend nettement après la crise de 2007-2008, mais c’est en réalité l’intégration même de la Chine dans la mondialisation qui portait les germes du conflit actuel. Le conflit s’inscrit avant tout dans l’ordre économique. Il dépasse de loin la tendance guerrière attribuée aux autorités politiques  et persiste au-delà du mandat individuel de dirigeants jugés agressifs (Xi Jinping et Donald Trump).

Voir la vidéo réalisée avec Sébastien Jean 

« Quel impact la crise de 2008 a-t-elle eu sur la mondialisation ? »

 

 

III- Le rôle clé des infrastructures

Afin de comprendre le déploiement des tensions internationales, Benjamin Bürbaumer reprend le concept de « pouvoir structurel » forgé par Susan Strange. Celui-ci renvoie à la capacité d’un Etat à déterminer les conditions de participation des autres Etats, entreprises et tout autre acteur aux affaires mondiales. La mise en place d’infrastructures matérialise concrètement le pouvoir structurel.

Les batailles infrastructurelles actuelles entre les Etats-Unis et la Chine sont un indice clé de leur rivalité, du conflit âpre qui secoue le monde. En effet, toute puissance aspirant à maintenir ou modifier les relations internationales en sa faveur a intérêt à contrôler ces domaines réputés techniques, mais en réalité hautement politiques. C’est grâce aux systèmes de paiement, aux normes techniques, aux canaux de surveillance des voies maritimes dans l’Indopacifique et autres dispositifs que les marchandises et les capitaux peuvent circuler dans le monde. Sans infrastructures, pas de profits, et sans profits, pas d’Etats puissants.  Par exemple, la Chine vise actuellement à améliorer sa position dans les relations monétaires internationales en transformant leurs règles sous-jacentes. Une de ces batailles porte sur la contestation de la suprématie du dollar, et la Chine la prépare méthodiquement et patiemment avec la mise en place d’une infrastructure financière concurrente. Autre exemple, les Nouvelles Routes de la soie (NRS), au cœur de la nouvelle diplomatie de grande puissance de la Chine. Présenté en 2013, ce projet incarne une solution unique au double défi de renforcer les extraversions tout en diminuant les vulnérabilités associées à une telle démarche. Par la construction de nouvelles infrastructures, l’extraversion est utilisée pour échapper au contrôle américain de l’économie mondiale, ce qui permet de solidifier dans un second temps l’orientation extérieure de la Chine. Dans ces conditions, il est clair que la rivalité sino-américaine ne porte pas tant sur l’existence du marché mondial que sur son organisation. Les deux puissances se disputent les règles du jeu, et donc nécessairement la distribution des cartes qui en découle.

C’est cette rivalité fondamentale autour des infrastructures qui permet de mieux comprendre pourquoi, même en pleine guerre en Ukraine, la Chine reste la priorité numéro un de Washington et de ses alliés. On peut illustrer cette priorité dans l’édition de 2022 de la Stratégie de sécurité nationale, document annuel qui définit les orientations stratégiques des Etats-Unis : « La Russie et la République Populaire de Chine (RPC) posent deux défis différents. La Russie représente une menace immédiate pour le système international libre et ouvert… La RPC, en revanche, est le seul concurrent qui a à la fois l’intention de remodeler l’ordre international et, de plus en plus, la puissance économique, diplomatique, militaire et technologique pour atteindre cet objectif ». Dans les détails, le document fait de l’Indopacifique le point nodal des tensions. Si la Chine réussissait à prendre le contrôle de cette zone restreinte qui est un goulet d’étranglement, cela entraînerait un basculement mondial.

Pour conclure avec Bürbaumer, il semble bien que les Etats-Unis aient déjà perdu le contrôle sur leur propre solution spatiale. Progéniture de la mondialisation, la Chine capitaliste prétend désormais à l’hégémonie et concurrence ainsi directement la supervision américaine.

Voir les regards croisés « Les routes de la soie et les routes maritimes au cœur des enjeux géopolitiques »

Voir la synthèse « Avec le Chinext, la Chine a enfin son Nasdaq »

Voir le fait d’actualité « Du yuan dans les DTS : l’affirmation internationale de la monnaie chinoise »

Quatrième de couverture

Tensions géopolitiques, guerre commerciale, Nouvelles Routes de la Soie, course à l’armement dans l’Indopacifique, bataille des semi-conducteurs….

La montée en puissance de la Chine inquiète, et sa rivalité avec les Etats-Unis atteint un point de bascule qui bouleverse les équilibres mondiaux.

Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi ? Si le constat est clair, l’analyse fait cruellement défaut. Tels des somnambules, nous avançons sans vraiment comprendre la déstabilisation du monde qui se joue pourtant sous nos yeux. 

Dans cette tempête, il est nécessaire de retrouver une boussole. Par l’analyse économico-politique, ce livre élucide les ressorts profonds et les enjeux existentiels de l’affrontement entre les deux superpuissances : c’est le capitalisme lui-même qui mine la mondialisation et entraîne la fragmentation actuelle. En devenant capitaliste, la Chine s’est vue contrainte de défier ce qui a permis son essor, à savoir une mondialisation pensée, organisée, contrôlée par et pour les Etats-Unis.

Cette contradiction l’a amenée à tailler des croupières aux multinationales américaines via une réorganisation sino-centrée du marché mondial, en créant de nouvelles infra structures technologiques, monétaires et physiques qui court-circuitent la supervision américaine. Cette démarche place Pékin sur les rails d’une confrontation directe avec les Etats-Unis qui va redessiner notre monde. Ce livre, grâce aux clés de compréhension inédites qu’il propose, nous aide à en prendre toute la mesure.

L’auteur

Benjamin Bürbaumer  est économiste, maître de conférences à Sciences Po Bordeaux. Spécialiste de la mondialisation et de l’économie politique internationale, il est l’auteur de Le Souverain et le Marché (Editions Amsterdam, 2020).

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