L'ouvrage
L'extension du modèle anglo-saxon
Jusqu'au seuil des années 1990, l'opposition entre les deux systèmes capitaliste et socialiste prévalait dans l'analyse économique. La chute du mur de Berlin a consacré la victoire du modèle capitaliste tel qu'il ressort du "consensus de Washington" (expression créée en 1989 par l'économiste John Williamson pour résumer les mesures recommandées aux économies en difficulté et particulièrement celles d'Amérique latine : ces mesures, inspirées du libéralisme économique, visent à instaurer pour les pays concernés une stricte discipline budgétaire, la diminution des dépenses publiques, la promotion des exportations et la libéralisation du commerce extérieur). A partir de ce moment, il a été admis que l'économie de marché s'est totalement et définitivement imposée, créant ainsi les conditions pour l'émergence d'un capitalisme mondial.
Dans son acception la plus générale, le capitalisme se définit par la propriété privée des moyens de production, la coordination par les marchés et le respect des droits de propriété. Le modèle anglo-saxon de capitalisme, que l'on trouve aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, présente plusieurs caractéristiques additionnelles, comme le fait que le financement des entreprises se fait plus par les actions que par l'endettement (modèle de la finance directe) , que le capital des entreprises est majoritairement détenu par des investisseurs institutionnels (fonds de pension) et que les entreprises sont plutôt gérées dans l'intérêt des actionnaires que des autres partenaires (salariés, clients, prêteurs...) . Depuis les années 1980, on a pu constater une dynamique d'extension du capitalisme anglo-saxon liée au développement des marchés d'actions et des investisseurs institutionnels, au développement du rôle des fonds et à la convergence de tous les pays vers des exigences de rentabilité du capital déjà obtenues outre-atlantique. La globalisation financière affecte également le tissu social propre à chaque nation. On observe alors une pression indéniable pour que les composantes des systèmes économiques et sociaux soient mises en adéquation avec le " coeur financier" . C'est ainsi qu'on a pu voir apparaître, dans la plupart des pays développés, une plus grande flexibilité dans le fonctionnement des marchés du travail, des biens et des services.
La résistance d'autres formes de capitalisme
Cependant, la diffusion du modèle anglo-saxon de capitalisme est loin d'être universelle. Tout d'abord, on constate que le capitalisme familial demeure très présent dans de nombreux pays d'Amérique latine, d'Europe continentale ou d'Asie ; mais c'est surtout le capitalisme d'Etat qui connaît un régime d'intérêt inattendu. Par exemple, le contrôle de l'Etat est fort en Russie et en Chine, deux pays qui ne s'affichent pas précisément comme capitalistes mais qui le sont devenus par la force des choses : en Russie, depuis l'année 2000, le contrôle du secteur énergétique est ainsi devenu un objectif majeur du Kremlin ; de même, en Amérique latine, on assiste au retour en force d'un nationalisme économique dans une conjoncture de prix énergétiques élevés et de la crainte d'une diminution des réserves pétrolières au niveau mondial. Le capitalisme para étatique, partout où il existe, adopte une stratégie de puissance pour l'accès aux ressources rares et aussi pour le contrôle des marchés financiers. Cela n'est guère étonnant au moment où la première économie de la planète présente des signes de faiblesse et où la croissance mondiale ne semble être tirée que par les économies émergentes d'Asie. La Chine, l'Inde, les pays d'Asie du Sud-est, comme avant eux le Japon, la Corée du Nord et Singapour sont déjà des moteurs importants de la machine capitaliste. La globalisation financière, par le biais des fonds souverains, d'hedge funds ou de private equity, devient alors un terrain d'affrontement où les nouveaux champions indiens ou chinois prennent des participations dans le monde entier, dans le cadre de stratégies qui sont peut-être, et avant tout, des stratégies de puissance. Dans ces conditions, et parce que la coexistence pacifique des capitalismes n'est pas garantie (La longue période, à l'image de l'enseignement de l'historien Fernand Braudel, ne nous montre-t-elle pas que le capitalisme mondial a toujours été une confrontation asymétrique des politiques de puissance ?) , n'est-il pas plus urgent que jamais de réformer la gouvernance mondiale ?
Réformer la régulation internationale
Les institutions de Bretton Woods, que sont le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, ne répondent plus désormais aux problématiques soulevées par le processus de mondialisation, dans des domaines aussi cruciaux que l'environnement, la concurrence ou la propriété intellectuelle. Aujourd'hui, on observe de fait une absence de règles du jeu communes aux différentes formes de capitalismes ; c'est cette absence de règles du jeu qui fait, par exemple, que le Japon ou la Chine manipulent la valeur de la monnaie en utilisant les réserves de change ou que des entreprises chinoises peuvent lancer une OPA hostile avec de l'argent public. C'est pourquoi une réforme des institutions existantes s'avère nécessaire, réforme qui prendrait la forme du remplacement du format G7-G8 actuel par un cénacle plus élargi regroupant les chefs d'Etat et de gouvernement des principales économies de la planète et par la création d'un conseil économique des chefs d'Etat qui exercerait la responsabilité politique concernant la gouvernance des institutions économiques spécialisées .Ce conseil économique aurait pour fonction de définir un socle de règles minimales dans les domaines du droit des entreprises, de la concurrence, la propriété intellectuelle et du contrôle des capitaux, ainsi que de faire respecter les règles du jeu existantes par l'instauration d'un régime de sanctions appropriées.
Les défis européens
Dans cette régulation à venir, l'Europe doit occuper toute la place qui lui revient. Au moins dans sa partie continentale, elle dispose en effet d'un corpus cohérent pour la régulation de l'ensemble des marchés, reposant sur une économie qui bénéficie de règles de droit stables, de procédures de négociation et de consultation sociales qui impliquent l'ensemble des parties concernées, et de mécanismes redistributifs permettant de corriger les inégalités les plus flagrantes. Pour faire valoir ses ambitions légitimes en matière de gouvernance mondiale, l'Europe doit néanmoins d'abord affirmer sa propre gouvernance " économique et politique".
Les auteurs
Le cercle des économistes :ce livre est issu des travaux des Rencontres économiques d'Aix-en-Provence de 2007, et notamment de la déclaration du Cercle des économistes qui a conclu ces journées. Le Cercle des économistes est un groupe de réflexion fondé en 1992 à l'initiative de Jean-Hervé Lorenzi ; ce Cercle réunit actuellement 30 économistes et universitaires ayant occupé ou occupant des fonctions privées ou publiques afin d'organiser le débat économique. Jean-Hervé Lorenzi est professeur à l'université Paris-Dauphine, président du Cercle des économistes, conseiller du directeur de la Compagnie financière Edmond de Rothschild, membre du Conseil d'analyse économique.
Quatrième de couverture
L'intrusion des fonds souverains dans le capital des grandes banques est un signe qui ne trompe pas : Russes, Chinois, Saoudiens sont lancés à l'assaut des places fortes américaines, anglaises et bientôt européennes tout entières. Au lieu du capitalisme pacifié que l'on nous promettait après la chute du mur de Berlin et de l'URSS, la guerre des capitalismes est notre horizon de court terme.
Dans l'esprit et la manière qui ont fait le succès de leurs précédentes publications, notamment Un monde de ressources rares, le Cercle des économistes a entrepris de décortiquer les menaces, les formes et les enjeux de ce conflit ; pas par goût du catastrophisme mais parce-que la concurrence des modèles, leur confrontation, sont autant une chance qu'un risque majeur pour la planète.