L'orientation-client : une analyse transversale (Lafarge, Air Liquide, Axa)

1. Une production de base peu rémunératrice

Lafarge, leader mondial des matériaux de construction, 13.7 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2001, 83 000 collaborateurs, présent dans 75 pays, produit et vend du  ciment, des plaques de plâtre et des tuiles. Il s'agit de produits basiques : le processus de production est simple, les principales matières premières assez ordinaires (calcaire, gypse  …) et le produit final relativement indifférencié. A priori rien ne ressemblant plus à un sac de ciment qu'un autre sac de ciment produit par un concurrent, le client est donc amené à différencier l'offre principalement  sur la base du prix. L'entreprise se trouve dans une situation de price taker. De plus, les industries du ciment et du plâtre faisant appel à des combinaisons productives très capitalistiques, les coûts fixes représentent une part importante du coût total (70% environ). Cette caractéristique rend les entreprises comme Lafarge très vulnérables, en terme de résultat, aux tendances de marché (prix-volumes) défavorables (document 1, question1).

La Société Air liquide dispose également d'une place de leader dans la production des gaz de l'air (Oxygène, Azote ...). Elle est présente dans 65 pays, emploie 31000 collaborateurs pour un chiffre d'affaires de 8,3 milliards d'euros. Les gaz de l'air sont généralement des produits basiques et indifférenciés qui apparaissent dans de nombreuses productions industrielles (soda, industrie spatiale, santé, ...). Bien que le marché des gaz industriels soit oligopolistique (5 à 6 producteurs mondiaux - la barrière à l'entrée est liée essentiellement à la taille critique des investissements -),  le prix de vente reste peu rémunérateur (question 2). Tout comme Lafarge, Air Liquide produit des matières difficilement transportables (un déplacement sur une distance de 300 km double le prix de revient d'une tonne de ciment). Le producteur local dispose donc d'un avantage concurrentiel. L'augmentation de la marge réduirait cet avantage.

Dans le secteur tertiaire, et en particulier dans l'assurance, la contrainte de prix s'impose également au producteur, essentiellement dans les produits d'assurance automobile. A la différence de l'industrie, les coûts fixes sont relativement faibles, et pourtant les marges le sont également. La marge en assurance auto représente environ 4% des primes collectées contre 15% pour la multi-risque habitation. Cela s'explique par une concurrence de plus en plus offensive (poids croissant de la banque-assurance et des mutuelles).

Pour autant les entreprises n'abandonnent pas ce créneau car il constitue une porte d'entrée dans l'ensemble de la gamme des produits d'assurance. Le premier produit d'assurance acheté par un client est en général l'assurance auto ; dans le cas d'AXA il représente plus du tiers du chiffre d'affaires de l'assurance dommages. Précisons qu'AXA est le n°1 de l'assurance dommages et le n°2 de l'assurance vie en France. Le groupe et ses 140 000 salariés réalise sur les cinq continents un chiffre d'affaires de 75 milliards d'euros dont 17 en France.

Pour tenter de desserrer cette contrainte de prix, les entreprises réagissent. Elles cherchent à réduire leurs coûts de production. Cela  passe par une rationalisation des activités. Ainsi chez AXA ou Air Liquide, on note la volonté de réduire les frais généraux de plusieurs millions d'euros. Des stratégies d'achat en commun pour ses différentes entités et filiales ont permis à Air Liquide d'économiser 2,7 millions d'euros grace à un accord avec IBM pour l'acquisition de micro-ordinateurs portables. L'entreprise Lafarge, pour sa part, réalise des synergies grâce à une stratégie de croissance externe (en 2001, OPA sur Blue Circle son principal concurrent) et mène des programmes d'amélioration des performances de ses usines. Ainsi, elle s'est engagée en 2000, dans le cadre d'un partenariat avec le WWF, à réduire sensiblement ses émissions de  CO2 à la tonne de ciment produite sur la période 1990-2010 grâce à l'amélioration constante de son processus de production.

A côté des ces innovations de procédés, l'entreprise peut desserrer la contrainte de prix en accédant au statut de price maker grâce à la mise sur le marché de produits innovants. Ainsi par exemple Air Liquide a développé la commercialisation de gaz purs pour l'industrie  électronique. De son côté, Lafarge a mis au point des bétons spéciaux plus performants en terme de qualités physiques et esthétiques, qui permettent également aux entreprises du bâtiment de réaliser des gains de productivité au niveau de la mise en œuvre sur les chantiers.

Ces solutions sont certes intéressantes mais demeurent insuffisantes aux yeux des entreprises qui vont chercher à se "déplacer" sur la chaîne de valeur1  en développant des activités à plus forte valeur ajoutée.

2. Développer de nouvelles activités et de nouvelles pratiques pour augmenter le résultat.

Désormais, il ne s'agit plus uniquement de vendre des produits, mais des "solutions" qui sont autant de réponses aux besoins des clients.

"Des solutions qui intègrent gaz, produits, services associés à forte valeur ajoutée, avec l'innovation technologique pour leitmotiv" (rapport annuel 2001 Air Liquide).

Pour Air Liquide, la production fait l'objet d'une attention particulière dans les domaines de la sécurité mais aussi des innovations. Coller à la demande, voire favoriser ses mutations, c'est proposer des produits compétitifs et y associer un ou des services : la "solution", le "package". Pour des raisons techniques et économiques, les stocks de produits (Azote, Oxygène, ...) doivent être limités. Il est donc nécessaire de produire au plus juste et de proposer au client des systèmes de suivi des consommations qui facilitent la planification de la production et des livraisons. Le cas des Hôpitaux de Paris révèle la nécessité d'une telle initiative. Les gaz de la vie (oxygène, protoxyde d'azote) ne peuvent manquer à l'approvisionnement. Grâce à l'installation de capteurs sur les bouteilles et les réservoirs d'oxygène, le service client suit les consommations et les stocks des différents hôpitaux de Paris. Ce système permet de déclencher une livraison rapide et de limiter la taille des installations des hôpitaux : le client réalise des économies (frais de location de bouteilles,...) et la société Air Liquide optimise son processus de production. Les données relatives aux consommations sont proposées en ligne pour un suivi  en temps réel ce qui facilite le travail des gestionnaires des centres hospitaliers.

Pas plus qu'Air liquide, Lafarge n'a échappé à cette tendance. L'entreprise cherche à associer à la vente d'un produit le service qui y correspond. Ainsi, au niveau du béton, produit prêt à l'emploi obtenu par un mélange de ciment, de granulats, d'eau et d'adjuvants, Lafarge essaie de proposer un "plus" par rapport à ses concurrents au niveau de la livraison (délais, quantité, qualité).

L'entreprise s'est également lancée dans la promotion de "solutions produits" qui intègrent le produit principal, les éventuels accessoires, des services associés comme le conseil, la pose, l'entretien. Tout ceci afin de  prendre à son compte un certain nombre d'opérations périphériques dont le client sera déchargé. La commercialisation de ces "solutions produits" est avantageuse à deux niveaux. D'une part les services associés sont rémunérateurs et d'autre part cette offre globale permet de se différencier des concurrents (document 2).

Enfin, Lafarge a développé, en France, un nouvel outil  : le "e-business". Plutôt que d'approcher activité par activité ses différentes cibles, l'entreprise a segmenté le marché (architectes, distributeurs, entreprises, ménages)   et s'adresse à chacun selon une logique d'usage. Le client potentiel navigue sur le site en fonction du  problème  qu'il a à résoudre. Contrairement à la démarche marketing classique où l'on met en avant ses produits (démarche push), il s'agit là d'amener le client à "tirer" les produits vers lui en partant de ses besoins (démarche pull). Ces quatre sites internet2  dédiés sont complétés par des services de proximité (hot line, forum entrepreneurs, équipe commerciale) afin de transformer un contact virtuel en véritable relation commerciale.

En ce qui concerne AXA  France, l'orientation client se place dans la perspective d'une redéfinition du métier d'assureur. Désormais, AXA se définit non plus comme une simple entreprise d'assurance, elle intègre aussi la "protection financière". Il s'agit d'accompagner le client en matière de prévoyance, d'épargne, de transmission de patrimoine, tout au long de la vie en lui proposant des produits à plus forte marge (document 3).

Il faut donc mieux connaître le client afin d'adapter les services à ses besoins. Dans ce contexte, une des techniques utilisée a été la constitution d'une base de données très fine de 8 millions de clients à ce jour. Cette démarche s'inscrit dans la logique du "CRM" (Customer Relationship Management : la gestion de la relation client) qui vise à donner aux différentes strates de l'entreprise la même connaissance du client. Ce travail d'information a permis de segmenter la clientèle dans des ensembles homogènes, afin d'optimiser les réponses à ses besoins (tarifs, services) et de la fidéliser. Par exemple, dans le cadre de l'assurance auto, cela se concrétise par le lancement en juin 2002 du "forfait 8 000 km" qui permet d'ajustrer les tarifs pour les populations qui roulent peu : leurs primes ne prennent plus en compte les risques des conducteurs "dévoreurs" de kilomètres.

En outre, à côté de cet élargissement de la gamme de produits proposés, Axa s'oriente vers l'intégration croissante de services dans les produits déjà existants. On peut noter le rapprochement croissant avec des prestataires extérieurs dans le but de faciliter le règlement de certains sinistres. Pour le bris de glace, un accord avec la société "Carglass" simplifie les démarches de l'assuré puisque le règlement se fait directement entre les deux sociétés. Pour AXA, les coûts de traitement du sinistre sont également réduits.

Ces services supplémentaires peuvent aussi prendre la forme de diagnostic conseil pour des entreprises (afin de prévenir les risques) ou bien de services financiers (prêts, placements…).

Ce type de stratégie qui vise à associer la vente du service à celle du produit  a impliqué dans ces trois entreprises une réorganisation voire un changement culturel.

3. Les implications au niveau de l'organisation.

Lafarge est une entreprise qui produit du ciment et du plâtre depuis plus de 150 ans. Ses métiers se sont construits autour des métiers de l'ingénieur. Si elle a toujours eu le souci de fournir des ciments de bonne qualité, elle n'a jamais eu trop à se préoccuper de près des clients (produit de base et marché oligopolistique).  Pour que l'entreprise soit réellement en mesure de prendre le tournant marketing (promouvoir les solutions produit) il faut faire évoluer la culture. C'est l'objectif du programme "orientation client" construit autour de plusieurs modules de formation. Certains ont pour objectif de renforcer les capacités d'observation, de diagnostic et d'action face à la complexité du marché. D'autres visent à l'acquisition et à la mise en œuvre de méthodes et d'outils pour vendre mieux. Le "stage produit", quant à lui, est un module qui  met les salariés en situation de mise en œuvre des produits Lafarge (construction d'un mur, pose de cloisons de plâtre, ...).  Ceci doit conduire à une meilleure compréhension des problèmes des clients et doit permettre l'identification des solutions-produits adaptées. Passer d'une culture d'ingénieur à une culture client, ce n'est pas, pour Lafarge, abandonner l'une au profit de l'autre, c'est simplement développer dans l'esprit de chaque salarié la certitude que l'entreprise doit créer conjointement de la valeur pour le client et pour l'entreprise.

Vouloir orienter l'entreprise entière vers le client implique, pour une entreprise de la dimension d'AXA France, de modifier son organisation globale, avec la volonté de mettre l'accent sur "l'opérationnel" c'est à dire l'action sur le terrain, en contact avec le client. Le groupe était jusqu'alors organisé autour de ses réseaux de distribution. Les trois principales sociétés étaient AXA conseil (salariés commerciaux), AXA courtage (courtiers) et AXA assurance (agents généraux)3 .

Dans la nouvelle organisation, les deux plus importantes sociétés sont désormais fondées non plus sur le mode de distribution mais sur la segmentation du marché (en fonction du client) : AXA particuliers/ professionnels et AXA entreprises.

Chaque entité de ces sociétés a pour point commun la connaissance de son client (particulier ou entreprise) et non un même réseau de distribution. 

Cette profonde modification doit permettre de gagner en cohérence : les produits vendus seront les mêmes quel que soit le réseau de distribution et ils seront adaptés a un type de client dont on aura cerné précisément les besoins grâce au CRM. On passe d'une logique de distribution à une logique de client (roi ?) dans laquelle une part croissante des collaborateurs fonctionnels (par exemple le gestionnaire de sinistre) doit devenir opérationnelle (gestion du sinistre et contact téléphonique avec le client) .

Une des conséquences majeures de cette réorganisation concerne le champ de la compétences des salariés. Dans quelle mesure un "collaborateur" pourra-t-il être raccordé à une nouvelle fonction lui demandant , au delà de la simple gestion d'un sinistre, un contact direct avec le client ?

De plus, ce travail de longue haleine n'est pas facile pour une entreprise pressée par des impératifs de court terme (être réactif vis à vis de la concurrence, des fluctuations du marché financier…). (document 3)

Pour Air Liquide, ces évolutions ont entraîné des changements dans l'organisation des équipes avec comme corollaire des nécessités de formation. La culture "ingénieur" de nombreux collaborateurs est révélatrice d'une histoire séculaire de l'activité : la recherche, le développement ou la mise en place d'installations de type industriel imposaient aux dirigeants un recrutement essentiellement axé sur des diplômés de grandes écoles d'ingénieurs. Pour répondre aux évolutions dans la stratégie des "services", des collaborateurs d'autres horizons ont été cooptés (écoles de commerce, sciences humaines...). L'élargissement des compétences est aujourd'hui un objectif important.

De plus, les filiales développent entre elles des relations de "clients internes". Par exemple une formation organisée par le groupe sera facturée aux filiales au prorata du nombre de participants. Faire adhérer un manager à ce type de raisonnement constitue une révolution culturelle : il s'agit d'intégrer le rapport qualité-prix et de service-client à tous les niveaux de l'entreprise. If you want, ... you pay ! (document 5).


 

[1] La chaîne de valeur décompose la firme en ses diverses activités (conception, production, services associés etc.) afin de pouvoir analyser la contribution de chaque étape à la création de valeur.

[2] Les adresses des quatre sites sont disponibles sur www.lafarge.com 

[3] Les courtiers sont des indépendants qui peuvent vendre des produits de différentes sociétés (AXA, AGF, GMF, ...) alors que les agents généraux sont mandatés exclusivement par une seule société.

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