Synthèse
Déroulé du chapitre :
QUESTION 1. COMMENT INTERPRETER LA PARTICIPATION ELECTORALE À PARTIR D’INDICATEURS ?
QUESTION 2. COMMENT COMPRENDRE LA PARTICIPATION ÉLECTORALE?
QUESTION 3. POURQUOI LE VOTE EST-IL A LA FOIS UN ACTE INDIVIDUEL ET UN ACTE COLLECTIF ?
QUESTION 4. COMMENT COMPRENDRE LA VOLATILITE ÉLECTORALE?
Conforme au programme officiel (BO)
Avec la diffusion du modèle démocratique au XX° siècle, les élections se banalisent et se trouvent progressivement cantonnées à une légitimation périodique des gouvernements. Le résultat d’un vote, apparemment simple, traduit un acte de voter très complexe, mobilisant chez l’électeur des motifs et de la part des analystes des explications qui imbriquent l’individuel et le collectif.
1. La constitution socio-historique du citoyen électeur
L’élargissement du droit de suffrage
Celui-ci se traduit par l’accroissement des corps électoraux, qui a connu une progression différenciée selon les cadres nationaux et les types de coalition de classe ayant promu la démocratie. Elle a donc été précoce en Grande-Bretagne, brutale en France et discontinue dans le Reich wilhelmien, et s’est caractérisée par une série d’inclusions/exclusions dans la population et par un rôle rationalisateur joué par l’État. Cet élargissement du corps électoral a fonctionné au XIX° siècle comme une véritable technologie de sortie de crise : il fallait canaliser les pulsions insurrectionnelles – résultant à la fois d’une délégitimation des formes d’autorité liées à l’Ancien Régime et d’une recherche juridique d’autres fondements de la souveraineté - vers le vote.
La construction de l’électeur libre et éclairé
La mobilisation d’électeurs libres n’est pas spontanée, d’où le rôle joué par des tuteurs du suffrage : l’inscription sur les listes électorales activée périodiquement et le déploiement d’une pédagogie du devoir de voter, visant à délégitimer les autres moyens d’expression, orientent l’électeur vers le « bon vote ». Mais celui-ci résulte à la fois de la mobilisation d’idéaux démocratiques (libre discussion, information non contrainte) et de pratiques non-démocratiques (candidatures officielles, clientélisme politique).
La constitution d’électorats
L’addition abstraite de suffrages – formalisée dès la fin du XVIII° siècle par Condorcet – contribue à la nationalisation de la vie politique, laquelle est analysée comme le résultat d’une compétition pour chaque scrutin par les partis politiques, les agents administratifs locaux et les commentateurs spécialisés. Au final, voter combine trois dimensions : participer à une institution démocratique (dimension collective), exprimer des motifs subjectifs (dimension individuelle) et, selon Michel Offerlé « avoir voté pour des enjeux définis par des spécialistes, au vu des résultats agrégés » (reconstitution du sens donné à des additions abstraites de suffrages). La fabrique de ces électorats renvoie aux fonctions sociales du vote.
2. Les fonctions du vote et la traduction des préférences
Les fonctions sociales du vote
On peut d’abord mettre en avant deux fonctions sociales explicites. D’une part, les électeurs expriment des préférences politiques , comme par exemple un vote assumé à Gauche lors de l’élection présidentielle de 1981, une inquiétude à l’égard d’effets présumés négatifs d’une nette orientation économiquement libérale lors du référendum sur le projet de Constitution européenne en 2005, un rejet de la Présidence Sarkozy en 2012. D’autre part, il s’agit de choisir des représentants (ce qui pose le problème de la mauvaise traduction sociologique de la société civile) ou de trancher une question posée par référendum, et, dans les deux cas, le taux de participation est une donnée essentielle. Mais le vote a également quatre fonctions sociales implicites. Il peut traduire un sentiment d’appartenir à un groupe (une classe sociale…) ; Il peut aussi traduire le sentiment, à travers le rituel du bureau de vote, de partager des valeurs collectives nationales et consensuelles. Enfin, le vote renforce la légitimation des gouvernants constitue un test pour la représentativité des forces politiques.
Le résultat du vote. L’importance du mode d’expression des préférences
Nous avons vu (doc. 3) que Condorcet (1743-1794), partant de l’égalité des citoyens résultant du Contrat social de J.-J. Rousseau, explore les difficultés concrètes de mise en œuvre de ce principe en s’intéressant à l’organisation du vote en démocratie : si chaque humain a une voix, comment réaliser le Un (l’unité politique de la nation) à partir du multiple ? Suffit-il d’un calcul arithmétique des suffrages pour qu’on puisse affirmer que le vote est bien la source de la volonté générale ? Selon le paradoxe, sur un plan strictement logique, la préférence collective exprimée peut contredire les préférences individuelles agrégées ; tout dépend du mode d’expression des préférences structuré par un mode de scrutin. Ainsi, François Bayrou a été le « vainqueur de Condorcet » des élections présidentielles de 2007 et 2012 (il aurait vaincu deux à deux chacun des autres candidats) sans passer le cap du second tour, principalement à cause du mode de scrutin majoritaire à deux tours, et Emmanuel Macron a été le « vainqueur de Condorcet » en 2017, malgré ce mode de scrutin.
La communication autour des résultats du vote
Le nuançage politique est une opération de classement des résultats électoraux réalisée par le Ministère de l’Intérieur permettant d’éclairer les citoyens sur la structure de l’offre politique. En pratique, les préfets attribuent une « nuance politique » aux listes et candidats en lice lors d’un scrutin en opérant des regroupements par proximité idéologique Cf. Supra, Question 1 : Comment interpréter la participation électorale à partir d’indicateurs?, dossier sensibilisation, doc.5). Ces informations sont utilisées par les électeurs pour décrypter les enjeux d’un scrutin et par les chercheurs en sciences politiques. Cela explique que la « circulaire Castaner » du 10 décembre 2019 modifiant les règles d’attribution de ces nuances avant les élections municipales de mars 2020 ait été durement critiquée par de nombreux politistes et sanctionnée par le Conseil d’État (doc.4). Cette circulaire a été remplacée par celle du 3 février 2020, le Ministre de l’Intérieur prenant acte de l’enjeu : le principe de transparence en démocratie représentative ne peut être mis à mal.
3. Le vote, acte individuel et collectif. Les modèles explicatifs
Dans leurs comportements électoraux, les citoyens vont se saisir de l’offre politique à travers notamment une identification partisane. Ils vont de ce fait mobiliser une culture, qui a été transmise par le processus de socialisation politique et qui puise ses ressources dans un système d’idées et de valeurs sociétal (par ex., prégnance de l’égalité et de la laïcité en France). Max Weber distingue trois modèles principaux de comportements électoraux : le vote de transaction, le vote identitaire communautaire et le vote identitaire de conviction. Le premier et le troisième modèle correspondent au vote comme acte individuel, le second modèle au vote comme acte collectif. Voyons comment, depuis Weber, les modélisations ont pu se distribuer entre ces deux dimensions du vote.
Les modèles fondés sur la stratégie de l’acteur individuel
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Le vote comme expression de préférences en fonction d’une offre électorale
L’offre électorale est une configuration très complexe qui combine à l’intérieur d’un système politique et pour un scrutin donné un système de partis politiques (degré de fractionnement, niveau de polarisation idéologique, degré de stabilité), un mode scrutin (majoritaire à un ou deux tours, proportionnel), un système d’alliances (coalition minimale, hégémonie), et des programmes incarnés par des candidats. Le juriste et politiste Maurice Duverger (Les partis politiques, 1951) a ainsi synthétisé les enjeux macro et micro-politiques d’une telle offre.
Face à cette offre électorale, le modèle d’Anthony Downs (An Economic Theory of Democracy, 1957) est présenté comme un homo oeconomicus qui cherche à maximiser le profit économique et symbolique qu’il peut retirer du vote : parfaitement informé, il est capable d’évaluer et de hiérarchiser les bénéfices personnels qu’il pourra en tirer.
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Le vote comme préférence en fonction des enjeux contextuels
Dans le prolongement du modèle de Downs, les universitaires américains Norman Nie, Sydney Verba et John Petrocik (The Changing American Voter, 1976) ont produit le modèle du « vote sur enjeux », conçu comme une remise en question du modèle de Michigan, qui était centré sur l’identification partisane et la socialisation primaire. Au contraire, les électeurs effectueraient de plus en plus leurs choix en fonction des débats du moment, étant capables de décrypter l’offre politique et de formuler des préférences.
Les modèles fondés sur les appartenances sociales
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Le vote, expression d’appartenances sociales
L’accroissement des inégalités de niveau de vie et de patrimoine observé depuis la fin des années 1970, accentué par les politiques fiscales libérales menées depuis une quarantaine d’années, rend à nouveau pertinent l’analyse du vote en termes de classes sociales. Jusqu’aux années 1980, la classe ouvrière qui votait traditionnellement à gauche, s’est muée en classe populaire hétéroclite caractérisée par un apolitisme méfiant, un rejet de la classe politique et un vote « hors-système ». La classe moyenne reste orientée vers certaines valeurs de gauche (méritocratie, justice sociale) et témoigne d’une faible attirance pour les extrêmes et d’une sympathie pour les candidats se positionnant hors du clivage gauche-droite (F. Bayrou, puis E. Macron). La classe bourgeoise (noyau dur au sein des 17% formant les PCS supérieures) vote massivement à droite, sans pour autant adhérer aux principes du libéralisme économique, et vise à protéger un patrimoine important.
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L’identification idéologique et partisane
Les identités collectives de gauche (le socialisme a depuis 1848 une histoire trouble avec la gauche politique, et la troisième voie de Tony Blair a dans les années 2000 opéré un recentrage, dont la posture « hors partis » du Président Macron est le prolongement) et de droite (depuis les années 1970, on assiste à une tension permanente entre les avatars de l’orléanisme cherchant un équilibre des institutions, et ceux du bonapartisme orienté vers une concentration pouvoir), de manière plus marquée en France qu’ailleurs, sont mobilisées par les électeurs à travers un processus d’identification partisane, d’intensité variable.
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Les modèles holistes d’explication du vote
Envisagés de manière chronologique, ils s’intéressent soit à l’environnement du citoyen-électeur, soit à ses caractéristiques sociologiques. Le modèle écologique-géographique d’André Siegfried (Tableau de la France de l’Ouest, 1913) a dissocié des comportements électoraux orientés à droite (la Vendée du nord granitique) et à gauche (la Vendée du sud calcaire) en combinant trois données : la nature du sol, le mode d’habitation et le régime de propriété. Selon le modèle de Columbia (Paul Lazarsfeld et alii, The People’s Choice, 1944), le statut socio-économique associé au lieu de résidence (rural ou urbain) permet d’identifier des groupes sociaux dont les comportements électoraux sont prédictibles. Pour le modèle du Michigan (The American Voter, 1960), c’est l’identification à des valeurs - via la socialisation familiale- qui détermine une identification partisane durable. Enfin, en France, des enquêtes du CEVIPOF ont montré dans les années 1980 (Guy Michelat et Michel Simon) deux fortes corrélations, entre culture ouvrière et vote communiste, et entre catholicisme pratiquant et vote à droite.
Au final, les modèles holistes rendent mieux compte de phénomènes récurrents (« bastions géographiques », ainsi l’Ouest vote à gauche, l’Est à droite ; spécificité de comportements de certains groupes sociaux, par exemple le vote conservateur des travailleurs indépendants), et les modèles stratégiques expliquent plus facilement les phénomènes de volatilité électorale.