Un processus d'individualisation à l’œuvre dans la société
L'individu est capable de faire des choix en fonction de ses goûts et affinités. L’individu moderne est moins marqué dans ses choix par les institutions qui l’entourent. Par exemple, la religion qui exerçaient une pression importante sur ses actions dans les sociétés traditionnelles est mises en concurrence avec de nouvelles instances de lien social (amis, réseaux sociaux, médias, groupes de pairs, associations…). L’individu est davantage capable de faire des choix et va peu à peu s’autonomiser en dehors de son groupe d’appartenance. On parle d’un processus d’individualisation.
Ainsi l’individu peut être confronté à des normes, valeurs en opposition ou en contradiction les unes avec les autres. Celles-ci sont en effet dépendantes des univers sociaux dans lesquels il est intégré et qu’il côtoie. Le sociologue Bernard Lahire fait référence à un « Homme pluriel » possédant de multiples dispositions à agir dans des groupes qu’il n’aura pas toujours l’occasion d’exprimer ou d’utiliser. Tout dépendra des circonstances et de ses choix de vie.
La forme du lien social dépend du type de société
D'une société à solidarité mécanique…
Dans les sociétés traditionnelles à solidarité mécanique. Le poids du groupe s’exerce fortement sur les individus. Les comportements de chacun sont dictés par la société et leur marge d’autonomie est réduite. Pour Emile Durkheim, la conscience collective domine la conscience individuelle. Le lien social est fondé sur la ressemblance des individus entre eux, il s’agit d’une solidarité mécanique qui explique le « vivre-ensemble ».
… à une société à solidarité organique
Dans les sociétés modernes, la conscience individuelle peut se développer. Les individus occupent, en effet, des fonctions distinctes (grâce à la division du travail). Ainsi les comportements peuvent être différents sans remettre en cause l’existence de la société. Les individus vivent ensemble en comptant sur leur complémentarité qui naît de leurs fonctions spécifiques (corps de métiers différents notamment). Chacun amène quelque chose aux autres en échangeant le fruit de son travail contre le résultat du travail des autres. On parle alors d’une société à solidarité organique.
Des liens sociaux plus complexes existent :
L’émergence des sociétés modernes, caractérisées par la division du travail n’a pas fait disparaître les formes de solidarité mécanique. De nombreux liens sociaux existent encore en raison des ressemblances entre les individus. Par exemple, au travail, le collectif de salariés défend d’autant mieux ses intérêts communs qu’ils se ressemblent tous et peuvent construire des revendications autour d’enjeux communs. Les participants à une manifestation se regroupent autour de causes communes à défendre et se reconnaissent entre eux par les slogans qu’ils scandent ou les tenues qu’ils portent (à l’exemple des gilets jaunes en novembre 2018).
Documents et exercices
Document 1. L'individualisation
L’individualisation désigne le processus par lequel les individus ont peu à peu acquis une capacité à se définir par eux-mêmes et non en fonction de leur appartenance à telle ou telle entité collective. Elle a d’abord pris la forme d’un lent processus d’émancipation […] petit à petit, en particulier sous l’effet de la division du travail et de l’urbanisation, les individus se sont émancipés des dépendances qui les liaient étroitement au collectif, qu’il s’agisse de la famille, du clan, de la communauté villageoise ou de la société dans son ensemble.
Cusset Yves, « Les évolutions du lien social, un état des lieux », Horizons stratégiques, 2006/2 (n° 2), p. 21-36
Questions :
1. Quels facteurs semblent avoir atténué le poids de la société sur l’individu ?
2. Comment définit-on le processus d’individualisation dans ce document ?
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- Tout d’abord, la division du travail a nécessité la spécialisation des individus dans des corps de métiers différents les uns des autres. Chacun met son savoir-faire au profit de la société mais chacun exerce aussi des fonctions différentes ce qui rend possible le processus de différenciation. L’urbanisation va aider à développer cette autonomie de l’individu dans des grands ensembles anonymes, le poids du groupe apparaît moins fort et l’individu s’émancipe.
- Le processus d’individualisation est défini ici comme un processus d’émancipation car l’individu se libère des contraintes qui pesaient autrefois sur ses pratiques et ses manières d’être et de penser.
Document 2. Dans les sociétés contemporaines
Dans les sociétés contemporaines, en revanche, les sphères d'activité, les institutions, les produits culturels et les modèles sociaux sont fortement différenciés, et les conditions de socialisation sont beaucoup moins stables. Il arrive même qu'un individu soit inséré dans des réseaux ou des institutions qui diffusent des valeurs et des modèles en opposition radicale les uns aux autres. Entre la famille, l'école, les groupes d'amis, les clubs ou associations, les médias... les enfants sont de plus en plus confrontés à des situations disparates, concurrentes. La cohérence des habitudes ou schèmes d'action dépend donc de la cohérence des principes de socialisation auxquels l'acteur a été soumis.
Bernard Lahire, L’homme pluriel, la sociologie à l’épreuve de l’individu, Sciences Humaines n°91, février 1999
Questions :
-
Montrez qu’un individu est placé aujourd’hui sous des influences diverses.
-
Pourquoi les valeurs et normes diffusées par le groupe de pairs peuvent être différentes de celles qui proviennent de la famille. Trouvez des exemples.
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- Les sociétés modernes offrent aux individus des sphères multiples dans lesquelles ils se construisent au sein d’une diversité de communautés et de groupes. Parfois les normes et valeurs diffusées sont en opposition ou en contradiction d’une instance de socialisation à une autre.
- Exemple : un individu issu d’une famille traditionnelle rejoint un groupe d’individus anti-spécistes : la norme primordiale devient le refus de toute exploitation animale ce qui oblige à changer de mode d’alimentation (véganisme), de manière de se vêtir (pas de cuir, ni fourrure…). L’opposition de modes de vie marque profondément l’individu qui se trouve alors en contradiction avec les normes familiales.
Document 3. La solidarité
La solidarité mécanique est dominée par la primauté de la conscience collective définie comme « l’ensemble des croyances et de sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société ». Dans les sociétés à solidarité mécanique, les individus ont des pratiques similaires et partagent les mêmes valeurs, croyances et sentiments. Dans ce type de société, la conscience collective est maximale et la conscience individuelle réduite à presque rien. La solidarité est maintenue par la sanction pénale qui exprime la réaction de la collectivité contre quiconque offense les sentiments collectifs. L’individu est donc soumis à une forte pression du groupe et ne peut développer une personnalité propre.
H Mendras, J Etienne (dir.), Les grands auteurs de la sociologie, Hatier, coll. Initial, 1996
Questions :
- Quelles sont les caractéristiques d’une société à solidarité mécanique.
- Expliquez la dernière phrase du document.
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- La solidarité mécanique décrit une forme de lien social dans laquelle les individus sont soudés par leurs ressemblances. Ils ont des pratiques, des croyances, des valeurs et des codes qui les rapprochent les uns et des autres. Les individus sont peu différenciés dans leurs comportements. On parle d’une conscience collective qui s’impose à eux. Le type de droit qui les encadre est de type répressif c’est-à-dire qu’il sanctionne lourdement ceux qui dévient de la règle prévue (droit pénal).
- L’ensemble de la société participe au respect des règles. Les individus se côtoient et se surveillent directement ou indirectement, ils participent aux mêmes rites, sont reliés par le même rythme (celui des fêtes de villages, autour d’un calendrier religieux précis). Personne ne peut s’échapper de la pression du groupe et la conscience individuelle ne peut se développer réellement dans ce type de société.
Document 4. Division du travail
Mais si la division du travail produit la solidarité, ce n'est pas seulement parce qu'elle fait de chaque individu un échangiste, comme disent les économistes ; c'est qu'elle crée entre les hommes tout un système de droits et de devoirs qui les lient les uns aux autres d'une manière durable. De même que les similitudes sociales donnent naissance à un droit et à une morale qui les protègent, la division du travail donne naissance à des règles qui assurent le concours pacifique et régulier des fonctions divisées. Si les économistes ont cru qu'elle engendrait une solidarité suffisante, de quelque manière qu'elle se fît, et si, par suite, ils ont soutenu que les sociétés humaines pouvaient et devaient se résoudre en des associations purement économiques, c'est qu'ils ont cru qu'elle n'affectait que des intérêts individuels et temporaires. Par conséquent, pour estimer les intérêts en conflit et la manière dont ils doivent s'équilibrer, c'est-à-dire pour déterminer les conditions dans lesquelles l'échange doit se faire, les individus seuls sont compétents; et comme ces intérêts sont dans un perpétuel devenir, il n'y a place pour aucune réglementation permanente. Mais une telle conception est, de tous points, inadéquate aux faits. La division du travail ne met pas en présence des individus mais des fonctions sociales. Or la société est intéressée au jeu de ces dernières : suivant qu'elles concourent régulièrement ou non, elle sera saine ou malade. Son existence en dépend donc, et d'autant plus étroitement qu'elles sont plus divisées. C'est pourquoi elle ne peut les laisser dans un état d'indétermination, et d'ailleurs elles se déterminent d'elles-mêmes. Ainsi se forment ces règles dont le nombre s'accroît à mesure que le travail se divise et dont l'absence rend la solidarité organique ou impossible ou imparfaite.
Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 1991 (1893)
Questions :
- Pourquoi la division du travail crée-t-elle un nouveau type de solidarité selon Emile Durkheim ?
- En quoi le sociologue s’oppose-t-il ici aux économistes sur la division du travail ?
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- La division du travail produit la solidarité organique selon Durkheim. En affectant à chaque individu une fonction spécifique elle permet de donner une place à chacun et fonde un lien social de complémentarité. Chacun échange le fruit de son travail contre le travail des autres dans une société complètement organisée autour de cet objectif.
- Cependant, Durkheim n’estime pas, contrairement aux économistes, que le bienfait est le résultat des forces du marché et des liens marchands. Des formes anormales de la division du travail provoquent des désagréments qu’il convient à la société de réguler par l’élaboration de règles pour conserver la qualité des liens entre individus (et non entre fonctions sociales).
Exercice 1. L’individualisation est-elle synonyme d’individualisme ?
S’il y a montée de l’individualisation, on ne peut pas par contre affirmer que la société française est plus individualiste qu’autrefois. L’individualisme, c’est le culte du « chacun pour soi ». Les Français n’ont jamais été très altruistes ni solidaires. Mais ils ne semblent pas l’être moins qu’avant. […]
L’individualisation peut aussi se lire dans les valeurs familiales. La famille signifiait autrefois insertion dans une lignée, l’idéal était de s’insérer dans une tradition et de reprendre le flambeau des ascendants. Aujourd’hui les individus veulent construire une famille à travers leurs relations et leurs efforts de communication dans un couple égalitaire, accueillant et dialoguant avec des enfants dont il faut aussi respecter la personnalité. Attendant un épanouissement personnel de ces chaudes relations affectives, l’expérience de l’échec du couple conduit à de nouvelles expériences, dans l’espoir de trouver enfin une relation stable.
Pierre Bréchon, Tribune Le Monde, 24 avril 2009
Question :
Proposez une définition de l’individualisme en sociologie en l’opposant au sens courant donné à ce mot habituellement.
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L’individualisme en sociologie n’est pas défini par une forme d’égoïsme, de chacun pour soi. Il s’inscrit dans une démarche d’émancipation à l’égard de contraintes qui pesaient précédemment sur les individus. La famille par exemple est revendiquée aujourd’hui comme un lieu d’épanouissement personnel, d’autonomie, d’écoute et de participation de tous. Vision en décalage avec les contraintes qu’elle faisait peser sur chacun dans sa forme traditionnelle.
Exercice 2. SUJET TYPE E3C
SUJET : A partir de vos connaissances et du dossier documentaire, montrez que les formes de solidarité ont évolué.
Document 1
Il y a dans chacune de nos consciences, avons-nous dit, deux consciences : l'une, qui nous est commune avec notre groupe tout entier, qui, par conséquent, n'est pas nous-même, mais la société vivant et agissant en nous ; l'autre qui ne représente au contraire que nous dans ce que nous avons de personnel et de distinct, dans ce qui fait de nous un individu. La solidarité qui dérive des ressemblances est à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment, notre individualité est nulle. […] Dans les sociétés où cette solidarité est très développée, l'individu ne s'appartient pas [...] ; c'est littéralement une chose dont dispose la société. Aussi, dans ces mêmes types sociaux, les droits personnels ne sont-ils pas encore distingués des droits réels. Il en est tout autrement de la solidarité que produit la division du travail.
Source : De la division du travail social, Émile DURKHEIM, 1893
Document 2. Aides reçues des proches* selon l’âge en 2011 en France