En 2024, le prix Nobel d’économie a été décerné à Daron Acemoglu, Simon Johnson et James A. Robinson « pour leurs travaux sur la manière dont les institutions se forment et affectent la prospérité ».
En économie, le courant institutionnaliste s’inscrit dans la ligne des travaux de Douglass North (prix Nobel d’économie en 1993 avec Robert William Fogel) à partir de 1970 qui expliquait notamment la révolution industrielle de la Grande-Bretagne par la législation sur les droits de propriété intellectuelle que les Britanniques ont mis en place à la fin du XVIIIème siècle, et qui ont incité les individus à innover, puisqu’ils étaient certains de pouvoir garder les bénéfices liés à l’utilisation de leurs inventions.
Les travaux des trois auteurs portent initialement sur l’influence de la colonisation sur le développement économique des différentes régions du monde. Ils sont exprimés pour l’essentiel dans leur article fondateur de 2001 : « Colonial Origins of Comparative Development. An Empirical Investigation », American Economic Review.
L’hypothèse institutionnelle
L’hypothèse institutionnelle des trois auteurs est que les écarts de prospérité entre les pays reposent sur l’intervention humaine : certaines sociétés reposent sur de bonnes institutions qui encouragent l’investissement dans l’équipement, le capital humain et les technologies performantes. De bonnes institutions présentent trois caractéristiques : elles garantissent le respect des droits de propriété à une grande partie de la population, incitant par là-même une large palette d’individus à investir et à participer à la vie économique ; elles limitent l’action des élites et des groupes puissants en les empêchant de s’accaparer la plus grande partie des richesses ; elles mettent en avant l’égalité des chances pour de vastes pans de la société en encourageant l’investissement dans le capital humain.
Voir la notion Institution
Cette hypothèse s’oppose à l’hypothèse géographique selon laquelle la géographie, le climat et l’écologie déterminent le niveau technologique d’une société et la motivation de ses habitants. L’hypothèse géographique s’appuie notamment sur les Travaux de Jared Diamond (Guns, germs and steel. The fates oh human sociétés, 1997) qui rend compte de la domination historique des Eurasiens (et particulièrement des Européens) par sa théorie des dotations biogéographiques (au passage, Montesquieu dans De l’Esprit des lois (1748) avait déjà une intuition analogue quand il énonçait que le tempérament des hommes et des femmes variait considérablement selon le climat dans lequel ils évoluaient).
Pour faire la part entre ces deux hypothèses, Acemoglu et ses co-auteurs étudient l’histoire de la colonisation d’une partie du globe par les Européens à la fin du XVème siècle. La colonisation a transformé les institutions de nombreux pays conquis ou contrôlés par les Européens, mais de manière générale, sans effet sur la géographie. Par conséquent, si la géographie était le principal déterminant du potentiel économique d’une région ou d’un pays, les endroits prospères avant l’arrivée des Européens auraient dû le rester après la colonisation, et devraient l’être encore aujourd’hui. Si, au contraire, ce sont les institutions qui sont essentielles, les régions où de bonnes institutions ont été mises en place devraient être plus riches que celles où les Européens ont établi ou maintenu des institutions qui pillent les ressources de la population non européenne ou exploitent celle-ci.
L’histoire montre que les Européens ont mené des politiques de colonisation très diverses, avec pour résultat des institutions très différentes selon les pays. A un extrême, ils ont mis en place des institutions dont le seul but était le pillage ou l’exploitation (ce que l’on appelle des institutions « extractives ») : la colonisation belge au Congo, l’esclavagisme dans les plantations caribéennes, le travail forcé dans les mines en Amérique centrale… Dans ces zones géographiques, les institutions ne protègent pas les droits de propriété des citoyens ordinaires et ne limitent pas le pouvoir. A l’autre extrême, les Européens ont fondé des colonies en reproduisant, et souvent en améliorant le modèle économique d’institutions protégeant la propriété privée et en limitant le pouvoir des élites et des politiciens. Les principaux exemples sont l’Australie, le Canada, les Etats-Unis et la Nouvelle-Zélande.
Qu’est-il advenu du développement économique après la colonisation ? Les données historiques ne confirment en rien la continuité suggérée par l’hypothèse géographique. Au contraire, elles font état de spectaculaires renversements de fortune (voir graphique ci-dessous).
Source : Daron Acemoglu, « Causes profondes de la pauvreté », Finance et Développement, juin 2003.
En 1500, les civilisations moghole, en Inde, ou aztèque et inca, en Amérique, étaient parmi les plus riches. Ces sociétés sont aujourd’hui parmi les plus pauvres du monde et, par contraste, nettement moins prospères que celles des pays situés sur les territoires d’anciennes civilisations moins développées en Amérique du Nord, en Nouvelle-Zélande et en Australie. Comme on le voit ci-dessus, il y a une solide relation négative entre l’urbanisation en 1500 et le revenu par habitant actuel : les anciennes colonies européennes qui sont aujourd’hui prospères étaient pauvres avant l’arrivée des colons européens.
Il existe donc des institutions qui peuvent compromettre le développement, et rien ne porte à croire que les sociétés gravitent naturellement vers de bonnes institutions. En effet, les institutions jouent un rôle essentiel dans la répartition du revenu entre les individus et les groupes sociaux. Or, une transition vers des institutions de meilleure qualité qui augmente la taille du gâteau social peut être bloquée si les groupes au pouvoir anticipent une réduction de leur part de ce gâteau. L’absence de ce que Acemoglu appelle la « gravitation naturelle » vers de bonnes institutions est illustrée par l’attitude des élites terriennes et des empereurs d’Autriche-Hongrie et de Russie au XIXème siècle, qui ont bloqué l’industrialisation pour protéger l’Ancien régime. De la même façon, les colons européens n’ont opté pour de bonnes institutions que s’ils prévoyaient d’en être les principaux bénéficiaires, comme ce fut le cas aux Etats-Unis. En revanche, ils ont mis en place des institutions de pillage quand il était de leur intérêt d’exploiter les ressources des populations indigènes, et ces institutions de pillage ont tendance à persister même après l’indépendance, parce que les élites des sociétés concernées préfèrent préserver des situations de rente économique. L’évolution des institutions est indispensable pour le développement économique, mais celles-ci n’évoluent que lorsque les groupes qui y sont favorables deviennent suffisamment puissants pour l’imposer aux perdants éventuels.
Technologie et progrès
L’analyse institutionnelle des prix Nobel 2024 permet d’éclairer les relations entre la technologie et la prospérité générale. Au cours du XXème siècle, l’optimisme autour des bénéfices partagés du progrès technologique a été fondé sur la locomotive de la productivité. Selon cette idée, de nouvelles machines et méthodes de production qui augmentent la productivité mènent à de meilleurs salaires et à la création de nouveaux emplois. Quand la technologie avance, la locomotive tire tout le monde, et par uniquement les entrepreneurs et les détenteurs de capitaux.
Malheureusement, la locomotive de la productivité n’est pas immuable, et cela pour deux raisons. D’une part, le lien productivité-emploi n’a rien de mécanique (même dans le long terme) parce que l’augmentation de la productivité ne rime pas toujours avec une demande accrue de travailleurs, car lorsque ces technologies élargissent les tâches réalisées par les machines et les algorithmes, elles ne créent pas nécessairement de nouvelles tâches. D’autre part, l’augmentation de la productivité ne suffit pas à augmenter les salaires, ne serait-ce qu’en raison du fait que la relation entre l’employeur et l’employé est asymétrique : dans un certain nombre de cas, l’introduction de nouvelles technologies augmente le degré de coercition et appauvrit une partie des travailleurs. En fait, tout dépend de la vision technologique dominante, et ce choix est une question de pouvoir. Les acteurs qui ont le plus de pouvoir ont plus de chances de persuader les autres de leur point de vue, aligné sur leurs propres intérêts. Et les acteurs dominants réussissent alors à transformer leurs idées en vision commune, gagnant ainsi en pouvoir et en statut social.
On peut illustrer cela à partir du cas de l’intelligence artificielle (IA). L’IA est la branche de l’informatique qui développe des machines « intelligentes », c’est-à-dire des machines capables de réaliser des tâches difficiles. Les machines modernes accomplissent des tâches que beaucoup auraient jugé impossibles il y a quelques décennies. Les programmes d’IA mettent en avant des réalisations impressionnantes : ils peuvent reconnaître des milliers d’objets et d’images différentes et faire des traductions basiques dans une centaine de langues ; ils aident à identifier les erreurs ; ils aident aussi les avocats dans leur travail, transforment les instructions du langage naturel en code informatique, et peuvent même composer de la musique et rédiger des articles de journaux. Pour les « techno-optimistes », l’IA va affecter tous les aspects de notre vie, et pour le meilleur. Elle devrait rendre l’humanité plus prospère, améliorant la santé et permettant d’atteindre toute une série d’objectifs louables.
Mais un tel avenir n’est pas inéluctable. Et si l’IA perturbait fondamentalement le marché du travail en accroissant les inégalités et en laissant subsister un chômage important ? Et si son principal impact n’était pas d’augmenter la productivité, mais d’augmenter le pouvoir de ceux qui contrôlent les données et prennent les décisions dans les entreprises ? Et si l’IA finissait par détruire les institutions démocratiques ? En réalité, ce à quoi nous commençons à assister aujourd’hui n’est pas un progrès inexorable vers le bien commun, mais une vision partagée par les leaders de la technologie les plus puissants. Cette vision est axée sur l’automatisation, la surveillance et la collecte des données à grande échelle, sapant la prospérité partagée et affaiblissant les démocraties. Elle amplifie le pouvoir et la richesse d’une élite restreinte, au détriment de la plupart des gens.
La dynamique de l’IA a déjà donné naissance à une oligarchie restreinte composée d’un groupe social partageant la même mentalité, et monopolisant le pouvoir social. Selon Acemoglu et Johnson, il est essentiel de freiner cette oligarchie moderne. Les nouvelles technologies peuvent amplifier notre potentiel, mais cela ne se produira que si elles sont mises au service de la population. La voie actuelle de l’IA n’est bonne ni pour l’économie, ni pour la démocratie, ces deux problèmes se renforçant l’un l’autre. Et pour remettre en cause la vision du monde qui pourrait amplifier les dangers actuels de la technologie, il faut recentrer le changement technologique dans le sens de l’intérêt du plus grand nombre, ce qui nécessite la mise en œuvre d’un cadre institutionnel adéquat et des politiques publiques adaptées pour inciter le secteur privé à s’éloigner de l’automatisation et de la surveillance accrues, et à s’orienter vers des technologies plus respectueuses des travailleurs;
Voir la note de lecture du livre de Daron Acemoglu et Simon Johnson « Pouvoir et progrès »
Le cas de la Chine
Le cas de la Chine, pays non-démocratique, et aux institutions que l’on peut qualifier d’ « extractives » au sens de trois prix Nobel, mais ayant connu un développement économique sans précédent au cours des 50 dernières années, ne constitue-t-il pas de fait une remise en cause du courant de pensée institutionnaliste ?
Quand on examine les formes institutionnelles de l’économie chinoise, on constate qu’elles s’éloignent du cadre des « institutions inclusives » décrit par Acemoglu, Johnson et Robinson. En effet, malgré l’adoption d’institutions qui s’apparentent au marché comme les privatisations et libéralisations, les incitations à l’implantation d’entreprises étrangères, ou encore la réforme du système financier et l’ouverture extérieure, on observe que l’Etat chinois reste propriétaire de grandes entreprises qui sont le fer de lance de sa politique industrielle. Cette politique industrielle s’appuie notamment sur l’incitation à l’investissement étranger organisé en fonction d’une insertion active dans l’économie mondiale et sur des dispositifs de stimulation de l’investissement (fourniture de terrains à bas prix, exonération de redevances en matière d’utilisation d’équipements publics, subvention de produits intermédiaires, …). A ces avantages s’ajoute le surcroît de compétitivité en faveur des exportations consécutif à la politique de change. Dans ces conditions, la politique industrielle ne s’apparente en rien à la politique de la concurrence, et cela d’autant plus que la libéralisation des prix ne s’effectue qu’à la marge. Par ailleurs, du côté du financement, le contrôle du système financier reste assuré par les banques publiques, qui assurent une allocation des crédits en fonction des objectifs jugés prioritaires. Ainsi les entreprises d’Etat bénéficient-elles de crédits à taux bonifiés tandis que les dépôts, qui constituent la majorité des ressources bancaires, sont rémunérés à des taux administrés. Dans tout ce contexte, on peut dire que l’action multiforme de l’Etat chinois conditionne l’activité productive, et que les marchés et le système des prix restent pour une large part sous tutelle publique. La configuration des marchés du crédit, des produits et du travail, relèvent donc de « mauvaises institutions ».
Selon Acemoglu, dans la conférence de presse donnée le 14 octobre 2024 à l’occasion de la remise duprix Nobel, il arrive que des Etats extractifs, en orientant l’économie par contrainte, connaissent une forte croissance économique. Mais il n’en reste pas moins que le manque d’inclusivité reste un frein à la croissance de long terme. La situation actuelle délicate de l’économie chinoise serait la manifestation d’un tel frein.