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(00:03) Nous sommes très contents d'accueillir aujourd'hui Suzanne Berger. J'ai envie de dire Suzanne Berger tant elle fait souvent la navette entre Paris et Boston. Professeure au MIT et politologue, elle est l'auteure de nombreux livres que vous connaissez sans doute sur la mondialisation, les délocalisations et l'industrie. Elle va nous parler justement de la façon dont elle voit l'évolution de cette problématique de la mondialisation, puisque depuis de nombreuses années, elle travaille sur la question.

 

(00:37) Je suis très honorée de votre invitation et de la possibilité de discuter avec vous de l'avenir de la mondialisation. La mondialisation est partout. Mais là, c'est aujourd'hui aux États-Unis, nous avons vu l'élection de Donald Trump suivie d'une vague de renonciations des accords commerciaux et un déferlement de mesures franchement protectionnistes. Nous assistons à la mise en marche de mesures exceptionnelles et cruelles pour bloquer l'entrée des réfugiés et des migrants. En Europe, on voit les victoires électorales des anti-mondialistes en Italie, la montée de l'AfD en Allemagne, et ici en France, la somme des voix de Le Pen plus les voix de Mélenchon indiquent un sentiment grand public anti-mondialisation. Il y a eu une transformation extraordinaire de la scène politique par rapport au passé récent.

 

(02:15) Le mouvement anti-mondialiste, il y a 20 ans, à l'époque de la réunion de l'Organisation mondiale du commerce à Seattle, réunissait des groupes marginaux, certains syndicalistes, certains écologistes inquiets du sort des tortues et des dauphins mis en péril par la pêche au thon. Aujourd'hui, l'anti-mondialisation est un phénomène de masse. Même les économistes néolibéraux, qui autrefois vantaient les gains de productivité réalisables selon eux grâce à l'ouverture des frontières et au libre passage des biens, services et capitaux, admettent aujourd'hui que ces gains ne sont pas aussi grands que ça. Et ces mêmes économistes nous annoncent qu'ils avaient toujours indiqué qu'il y aurait des perdants. Donc, il y a aujourd'hui un grand contrecoup contre la mondialisation avec des conséquences politiques catastrophiques. Ce n'est pas la faute des économistes libéraux selon eux, mais celle des hommes politiques qui n'ont pas su ou n'ont pas voulu compenser les perdants.


 (03:40) Je crois que la mondialisation est réversible. Et pour commencer, voici peut-être ma définition de la mondialisation : je la définis comme toutes les mutations de l'économie internationale qui tendent vers un marché mondial unique pour les biens, les services, les capitaux et le travail. Si le prix du capital est le même partout dans le monde, si le salaire pour un même travail est le même, si le prix d'un produit ou d'un service est le même partout, nous serions face à un marché international unique. Mais pour les capitaux, le facteur de production le plus mobile, il n'existe pas encore aujourd'hui un seul marché mondial. Il y a plutôt des marchés nationaux et régionaux distincts. Il reste des divergences de prix à travers le monde qui sont très grandes pour les salaires et encore pour les prix des services et des produits. La mondialisation n'est donc pas un état du monde déjà réalisé concrètement. La mondialisation, ce sont toutes ces forces de pression compétitive qui tendent à obliger les acteurs - les entreprises, les banques, les gouvernements - à agir comme s'il y avait un tel état du monde.


 (05:14) À envisager avec ma définition de la mondialisation ou avec n'importe quelle autre définition, on constate aujourd'hui un fort rejet dans certains groupes de la population et un grand questionnement même chez les défenseurs d'autrefois. Quel avenir pour la mondialisation ? Si on comprend la mondialisation comme le résultat des nouvelles technologies de communication et de transport qui permettent la fragmentation des économies en chaînes de valeur, la question de réversibilité ne se poserait pas. Cela semblerait inimaginable, un phénomène inscrit dans l'ordre inévitable. Mais la question de réversibilité me paraît tout à fait pertinente, et cela pour deux raisons : d'abord, à partir des leçons de l'histoire de la première mondialisation ; et deuxièmement, à cause des transformations en cours dans les technologies de production, des transformations qui entraînent déjà aujourd'hui une certaine relocalisation de la production.


 (06:44) D'abord, pour les leçons de l'histoire, nous aurions dû apprendre de la mondialisation dans la période 1870-1914 que la réversibilité est bien possible. Les grands avancées technologiques qui ont rendu possible cette phase de mondialisation étaient le télégraphe, le téléphone, les bateaux à vapeur, le chemin de fer, le câble transatlantique. Avant le télégraphe, les Rothschild utilisaient des pigeons voyageurs pour apprendre avant tous les autres investisseurs le résultat de la bataille de Waterloo. Ils ont immédiatement acheté des obligations de l'État anglais et ont tiré grand profit après. Avec le télégraphe, les résultats de tels grands événements étaient immédiatement accessibles à tout le monde. Le prix d'une obligation sur la place de Londres, qui arrivait à New York avec trois semaines de retard en 1850, arrivait pour ainsi dire immédiatement après la mise en œuvre du câble transatlantique en 1860. Or, l'entrée en guerre en 1914 n'a pas produit un retour aux bateaux à voile ou aux pigeons voyageurs. Les technologies les plus avancées n'ont pas disparu, mais au début d'août 1914, les barrières sur les frontières des États se sont relevées et elles n'ont pas été abaissées pendant 70 ans. En fait, les marchés des capitaux étaient encore plus intégrés dans les années 1880 que dans les années 1980. Pour un Européen de 1900, l'idée de la fermeture des frontières était tout aussi incroyable que pour un Américain moyen aujourd'hui.

 

(09:12) John Maynard Keynes avait déjà commenté ce phénomène en écrivant en 1919 que les Anglais avaient regardé l'internationalisation de l'économie comme normale, certaine et permanente. Exception faite des avancées éventuelles dans le sens de l'amélioration, n'importe quelle déviation de cet état de choses paraissait aberrante, scandaleuse et évitable. Personnellement, je crois que jusqu'à tout récemment, nous partagions avec les Anglais de 1900 les mêmes illusions sur l'état normal de l'ordre international économique. Mais aujourd'hui, nous commençons, je crois, à comprendre en 2018 comme en 1918 que les fondations de la mondialisation sont essentiellement politiques. En temps normal, on les voit peu. Au moment de crise, elles redeviennent visibles et opératives. C'est une leçon à laquelle je reviendrai tout à l'heure. Pour l'instant, ma conclusion est simplement une conviction fondée sur l'histoire que la mondialisation peut avoir une fin. Et cette conviction a été exacerbée par ce que nous voyons aujourd'hui.

 

(10:51) Il y a bien sûr des différences entre la mondialisation d'il y a cent ans et celle d'aujourd'hui. Mais mis à part les leçons de l'histoire, il y a une deuxième grande raison de s'interroger sur l'avenir de la mondialisation. Nous voyons déjà aujourd'hui, même dans une période récente de croissance, des tendances de régression dans les volumes de produits et services échangés et une régression du volume des investissements directs à l'étranger et des crédits bancaires qui traversent les frontières. La progression rapide de l'automatisation et de l'intelligence artificielle rendra la relocalisation de la production plus rentable. C'est l'objet de mes recherches actuelles avec des collègues au MIT. Dès que les robots peuvent remplacer le travail humain dans les tâches les plus simples et répétitives, il y aura moins de raisons d'externaliser ces activités en Chine. Les entreprises sont d'ailleurs devenues beaucoup plus réalistes dans leur évaluation du vrai coût de production en Chine et sont aujourd'hui beaucoup plus méfiantes face à la demande des Chinois pour un transfert de technologie comme condition de l'investissement direct en Chine. Pour diverses raisons économiques, technologiques et politiques, les moteurs de la mondialisation opèrent au ralenti par rapport à un passé très récent.


 (13:04) Est-ce que cela doit nous inquiéter ?
Pour exprimer le sentiment de beaucoup de monde, je vais reprendre le message imprimé sur la veste que portait Melania Trump lors de sa visite aux enfants migrants séparés de leurs parents à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Le message était "I really don't care, do u?" ou en français "Je m'en fiche complètement, et vous ?". L'idée d'une fermeture des frontières gagne des défenseurs à droite et à gauche. Après tout, la mondialisation de la finance est à l'origine de la crise financière de 2007-2010. L'ouverture des frontières aux flux de produits et services est à l'origine de la perte de millions d'emplois dans la production. L'ouverture des frontières à l'arrivée massive des immigrés et des réfugiés a produit la crise politique actuelle en Allemagne, en Italie et en Angleterre. Je simplifie, mais je pose la question essentielle : l'arrêt de l'ouverture des frontières nationales doit-il nous inquiéter ?

 

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