L'étude de cas proposée ici est la synthèse d'une étude réalisée par Karin Bakhti, et présentée dans le cadre des Entretiens Louis le Grand 2003 consacrés au thème "Les entreprises dans la mondialisation". Le texte complet et le PowerPoint associés sont disponibles sur le site de l'Institut de l'entreprise.
Si le groupe Siemens appartient à la catégorie des firmes multinationales, en position de force dans l'économie mondialisée, son activité de production de faisceaux de câblage automobile le place du côté des sous-traitants, qui doivent s'adopter en permanence aux desiderata de leurs clients. Quand les constructeurs automobiles ont demandé à leurs fournisseurs de câblage une forte baisse de leurs prix à la fin des années 1990, Siemens a choisi de délocaliser son usine en Lituanie, afin d'économiser sur le coût de la main-d'œuvre.
Cet épisode, de plus en plus fréquent dans la vie des grandes entreprises, offre un angle d'approche pour aborder la question des délocalisations. La fermeture d'usines dans les pays d'Europe occidentale et leur transfert vers des pays au coût du travail moins élevé sont-ils des phénomènes inéluctables? Pour quelles raisons les entreprises procèdent-elles à ce choix? Quels sont les critères qui président au choix d'un pays d'accueil? En quoi l'arrivée de centres de production d'entreprises multinationales affecte-elle l'économie de ces pays?
Cette étude de cas vise à apporter un début de réponse à ces questions, en analysant tour à tour les conditions, les retombées et l'avenir de l'implantation de Siemens en Lituanie.
Les raisons d'une délocalisation
Le contexte industriel
Présentation du groupe Siemens et de son activité de câblage automobile
Fondée en 1847 par l'ingénieur allemand Werner von Siemens pour commercialiser des lignes de télégraphes, la société Siemens n'a cessé depuis de se diversifier et de s'internationaliser. Aujourd'hui, les activités du groupe sont regroupées en 10 pôles : Information et communication, Automatisme et contrôle, Energie, Transports; Médical, Eclairage, Composants, Electroménager, Formation et Finance. En 2002, le groupe était implanté dans 190 pays, employait 426 000 collaborateurs et réalisait 79% de ses ventes hors d'Allemagne. Cette même année, son chiffre d'affaire s'élevait à 84 milliards d'euros, contre 48,2 milliards en 1996. Siemens est leader mondial dans le secteur de la construction électrique et électronique.
Le pôle Transports de Siemens regroupe principalement des activités d'équipementier, dont celle de développement et de fabrication de faisceaux électriques automobiles. Siemens y est implanté au travers de Systech, une joint venture entre Siemens VDO et Yazaki, un groupe japonais spécialisé dans l'équipement électrique. L'univers des équipementiers est fortement concurrentiel et soumis à une pression constante de la part des constructeurs automobiles. Cette structure de marché explique que la prime à l'innovation y soit importante : 70% des produits commercialisés par Siemens au sein de sa branche Transports ont moins de 3 ans. Elle implique aussi que les attentes et les exigences des clients pèsent fortement sur les stratégies de développement des fournisseurs.
La pression des clients
A la fin des années 1990, les constructeurs automobiles demandent à leurs fournisseurs de câblages automobiles une baisse annuelle de leurs prix de 5%. Siemens se devait donc de trouver une stratégie lui permettant de répercuter en amont cette baisse du prix de vente. Le choix a été fait de jouer principalement sur la variable du coût du travail. L'opération qui consiste à monter à installer d'un véhicule est en effet une tâche complexe, qui ne peut pas être automatisée. Le faisceau électrique d'une automobile au pour fonctions principales d'alimenter en énergie ses équipements de confort (lève-vitres, autoradio, climatisation) et certains équipements de sécurité (Airbag, éclairage), mais aussi de transmettre les informations aux calculateurs, de plus en plus nombreux avec l'intégration massive de l'électronique dans l'automobile. Ce produit est constitué de fils électriques et d'éléments de connectique. Le parcours du câblage[1] dans le véhicule définit ainsi une architecture complexe, qui varie selon le type de véhicule. L'installation prend en moyenne 6 heures[2] par véhicule, et la masse salariale compte pour 40% dans la valeur ajoutée du produit. Comme Siemens ne pouvait pas baisser les salaires des employés de son usine au Portugal, le choix a été fait de délocaliser la production vers un pays à faible coût salarial.
Le choix de la Lituanie
Les exigences de Siemens
Le choix du lieu de délocalisation prend en compte de nombreux paramètres, liés à l'entreprise, au secteur, et aux caractéristiques du pays d'accueil. En ce sens, chaque délocalisation répond à des contraintes et à des exigences spécifiques.
La raison première de la délocalisation de Siemens était liée à l'augmentation régulière des coûts de la main d'œuvre au Portugal, liée au rattrapage des salaires avec ceux des autres pays de l'Union européenne. Cette situation mettait Siemens en difficulté face à ceux de ces concurrents qui avaient déjà entrepris de relocaliser leur production vers des pays à bas salaires. L'importance du facteur salarial ne doit cependant pas faire oublier d'autres éléments qui ont présidé au choix du Siemens. L'industrie automobile présente ainsi des exigences en termes de qualité et de délais qui déterminent en grande partie la sélection d'un site de production. L'organisation en flux tendus de la production de faisceaux électriques suppose qu'il n'y ait aucune rupture d'approvisionnement pour le client. Cette contrainte nécessite la mise en œuvre de solutions logistiques complexes, afin de permettre la livraison directe au client et sans entrepôt intermédiaire. L'installation des faisceaux électriques est en outre compliquée par le fait que les spécifications des véhicules évoluent régulièrement, au gré des changements techniques ou marketing apportés par les constructeurs tout au long de la vie d'un modèle.
En conséquence, l'équipementier doit maîtriser 1500 références de composants pour 500 références de faisceaux et d'engager sur des délais de livraison de 3 à 4 jours à un centre de support logistique avancé. Dans ce cadre, l'échéancier du transfert de production prenait toute son importance. On devait être vigilant au temps pris à chaque étape. Ainsi, le développement et l'intégration des nouvelles technologies de l'information et de communication constituent dans ce type de décision une réelle opportunité pour optimiser les flux logistiques. Ces technologies jouent d'ailleurs aujourd'hui un rôle majeur dans la structuration de la mondialisation.
Les atouts de la Lituanie
La décision finale de Siemens de s'implanter en Lituanie s'est fondé à la fois sur les caractéristiques propres de ce pays et sur l'histoire du groupe.
D'une part, en effet, la Lituanie[3] présentait des atouts indéniables
1. une main d'œuvre hautement qualifiée (la Lituanie était le pôle électronique de l'URSS) pour un coût salarial deux fois inférieur à celui du Portugal[4]
2. des infrastructures de transports de bon niveau et l'ouverture du pays sur la mer Baltique,
3. des tarifs douaniers faibles, voire inexistants
4. une monnaie stable, surtout depuis l'indexation de la litas sur l'euro.
5. une situation politique stable
D'autre part, Siemens disposait déjà d'un site de production de câblages électriques automobile en Lituanie, ce qui permettait de réduire fortement les risques et les coûts de la délocalisation car les négociations avec les autorités lituaniennes[5] quant aux conditions d'implantation étaient nettement diminués;
1. Siemens pouvait compter sur une main d'œuvre déjà formée aux conditions de productions des câblages.
2. Les investissements pouvaient être concentrés sur l'accroissement des capacités de production
Le bilan de la délocalisation
A court terme : un partenariat "gagnant-gagnant"
Une réduction des coûts pour l'entreprise
Le transfert de la production de câblage en Lituanie a permis une réduction du coût de fabrication de 12%. L'accroissement des coûts de logistique a été minimisé grâce à la mise en place d'un double circuit d'approvisionnement : l'un pour les fournisseurs amont ; l'autre, en aval, pour les livraisons vers les clients, via des sites avancés proches des usines de fabrication des constructeurs automobiles (comme les usines Renault à Douai et à Palencia). Le léger surcoût logistique (2%) a de surcroît été intégralement compensé par une meilleure gestion des stocks et une modernisation de l'information, comme le montre la schéma ci-dessous.
Les retombées pour le pays d'accueil
L'usine Systech est implantée à Klaïpeda, deuxième ville et premier port marchand de la Lituanie. Le transfert de production et la sortie de la Mégane II a engendré des retombées économiques[6] notables pour la Lituanie : les effectifs de l'usine ont atteint 3 000 personnes et le groupe Siemens a réalisé un investissement de 4 millions d'euros pour accroître les capacités de production de l'usine
Une étude de l'OMC montre justement que les investissements directs étrangers (IDE) ont un effet positif sur la concurrence, l'innovation, la productivité dans le pays d'accueil. Le pays hôte est gagnant aussi longtemps que les IDE augmentent la production nationale et que cette augmentation n'est pas totalement récupérée par l'investisseur. Ces avantages peuvent prendre la forme
· d'une hausse des salaires réels pour la main d'œuvre locale
· d'une baisse des prix et/ou d'une amélioration de la qualité des produits qui profitent aux consommateurs
· d'une augmentation des recettes fiscales pour l'Etat
· d'externalités positives, en particulier sous la forme de transferts de technologies
Dans le cas de l'usine de Klaïpeda, les exigences des constructeurs automobiles ont contribué à l'amélioration des techniques de production. D'une part, les normes draconiennes de l'industrie automobile ont exigé la mise en place d'un contrôle de qualité à tout les stades de la fabrication. D'autre part, l'organisation en flux tendus nécessaire pour répondre en juste à temps à la demande client, a contribué à la modernisation de l'appareil de production lituanien hérité du système de planification de l'ère soviétique.
A moyen terme : l'avenir de l'implantation de Siemens en Lituanie
Les limites : la disparition de l'avantage compétitif
En contribuant au développement économique de la Lituanie, Siemens participe à l'élévation générale du niveau de vie des Lituaniens et, par conséquent, à l'augmentation graduelle des coûts salariaux. La réduction totale de 12 % des coûts de production permise par la délocalisation s'avère être en deçà des espérances initiales : les coûts n'ont pu être baissé que de 2 à 4% par an. Ce gain est appréciable et a permis à l'activité de rester profitable. Il reste néanmoins insuffisant en regard de l'objectif initial d'une réduction annuelle de 5% des coûts de production. En outre, l'entrée de la Lituanie dans l'UE au 1er mai 2004 devrait encore accentuer la hausse des salaires. Le coût global de la production en Lituanie s'en trouverait renchéri, et malgré les aides accordées par les autorités en faveur des investisseurs internationaux. Systech avait donc à choisir entre deux solutions pour maintenir sa compétitivité : soit délocaliser une nouvelle fois, vers un pays où les coûts salariaux seraient inférieurs à ceux de la Lituanie, soit mettre à profit le niveau de qualification de la main-d'œuvre lituanienne pour accomplir localement des tâches à plus forte valeur ajoutée.
Les perspectives : le pari des nouvelles technologies
C'est cette dernière option qui a été retenue avec la délocalisation d'une partie des tâches d'industrialisation du faisceau (élaboration des plans industriels et chiffrage). Les ingénieurs travaillent désormais au sein des sites de production et travaillent en collaboration avec siège parisien, où les fonctions de recherche, de développement produits et de marketing restent localisées. Cette nouvelle organisation a permis un important transfert technologique[7] vers la Lituanie. Des salariés du site lituanien ont ainsi passé plusieurs mois en France afin d'acquérir les savoir-faire nécessaires aux tâches d'industrialisation : ils ont notamment été formés l'utilisation d'un logiciel de CAO (Conception Assistée par Ordinateur). Le rôle des nouvelles technologies a été fondamental, non seulement en facilitant les relations entre le siège et les sites de production, mais aussi en permettant de maintenir, malgré l'éloignement géographique, les partenariats[8] entre l'équipementier et ses différents clients.
Cette opération a constitué une étape d'optimisation des coûts industriels et logistiques, ainsi que d'enrichissement de la valeur ajoutée générée par le nouveau site dans l'ingénierie des faisceaux, activité également réductrice de coûts. Cependant, cette réorganisation ne tardera pas, elle aussi, en rencontrer ces limites. C'est en effet le produit lui-même (le câblage filaire) qui devient désormais non-compétitif. Il faut alors développer d'autres solutions qui font appel à de nouvelles technologies moins coûteuses. C'est pourquoi l'innovation se concentre aujourd'hui sur le développement de câbles plats, dont la fabrication pourrait permettre un plus haut degré d'automatisation.
Conclusion
L'expérience de Siemens en Lituanie permet de tirer deux leçons principales.
D'une part, le recours aux délocalisations pour améliorer la compétitivité-prix n'est pas une recette miracle. Le transfert d'une partie des activités de Systech en Lituanie a certes permis, dans un premier temps, de réduire significativement le coût de production des câblages automobiles. Mais les gains liés au moindre coût de la main-d'œuvre ont été plus faibles qu'escomptés. De surcroît, l'attractivité de la Lituanie a contribué à attirer des flux importants de capitaux étrangers, déclenchant ainsi un cercle vertueux de développement économique qui se traduit la hausse des salaires. Enfin, une nouvelle délocalisation pour baisser les coûts de production n'est pas envisageable pour Siemens, qui doit rester relativement proche de ses clients. L'argument selon lequel les délocalisations seraient une fuite en avant trouve ici (provisoirement?) ses limites.
D'autre part, c'est aujourd'hui l'innovation technologique qui constitue le facteur le plus solide et le plus durable de la compétitivité des entreprises. La nécessité de compenser les coûts logistiques induit par le transfert de la production a ainsi conduit Siemens à restructurer l'ensemble de sa chaîne d'approvisionnement. Dans le même temps, l'éloignement des sites de production et de recherche a impliqué un usage intensif des nouvelles technologies de l'information. Enfin, la perspective d'une croissance continue des coûts salariaux en Lituanie l'oblige aujourd'hui à s'interroger la pérennité de ses produits, et à envisager l'introduction de nouveaux procédés de fabrication.
[1] Architecture des faisceaux de câblages automobile. cf.D01
[2] Photos du process de production. cf.D02
[3] Cartes géographiques. Cf.D03
[4] Les coûts du travail en France, Portugal, Lituanie. Cf.D04
[5] Les négociations avec les autorités publiques lituaniennes. Cf.D07
[6] Carte d'identité de la Lituanie. Cf.D05
[7] Extraits de rapport sur la technologie et les délocalisations Cf D06
[8] Implantation des sites de production de Yasaki, SY Wiring et Renault. Cf.DO8