Etat des lieux : le développement de l’accès aux services gratuits depuis le début du XXIe siècle
Il semble essentiel de rappeler en avant-propos qu’il est dans la nature même du réseau Internet - inventé par l’armée américaine dans les années 1960-1970 puis repris par les universités et les laboratoires de recherche - que d’être un outil efficace et universel d’échange de la connaissance. La liberté dans l’accès à la connaissance et la gratuité – parfois revendiquées - sont inhérentes à ce réseau. Il a d’abord entraîné le développement de moteurs de recherche gratuits pour le consommateur, comme le gigantesque Google. Au milieu des années 2000, l’évolution du Web devenu « Web 2.0 » vers plus de simplicité, a permis à l’utilisateur, y compris non initié, d’intervenir, de s’approprier des contenus et au final, de partager, d’échanger au-delà du seul développement des réseaux sociaux que l’on envisage le plus souvent. L’accès croissant à Internet a rendu possible le téléchargement d’informations (musique, programmes, sons, vidéos) d’un ordinateur à un autre. Ainsi, il existe plusieurs formes de téléchargement : l’internaute peut mettre à la disposition des autres ses fichiers et obtenir les leurs. Il s’agit des échanges peer-to-peer (P2P), où l’internaute devient alors à la fois offreur et demandeur. C’est sur ce type de téléchargement que s’est concentrée la loi Hadopi. Mais plus récemment s’est développée la lecture en continu (streaming) : procédé par lequel l’internaute visionne un film ou écoute un album sans le télécharger sur disque dur. L’accès aux œuvres libres de droit s’est donc développé mais les difficultés sont apparues avec le détournement de l’utilisation des logiciels de partage de fichiers qui ont permis le piratage, c’est-à-dire le téléchargement illégal d’œuvres sans versement de droits d’auteur. Grâce à la séparation entre une œuvre et son support matériel, la reproduction ne connaît alors plus aucune limite matérielle. Légale ou non, cette pratique correspond à la conviction d’un Internet moteur de liberté, revendiqué par certains groupes comme les « Anonymous », qui ont souvent fait parler d’eux. Lorsqu’en 1995 Internet se généralise, le premier journal gratuit apparaît en Suède : il s’agit de Metro. Un parallèle qui n’est pas le fruit du hasard : les NTIC ont lourdement impacté le secteur de la presse écrite en permettant aux consommateurs de retrouver leurs quotidiens sur support numérique (parfois payant) mais aussi en favorisant l’essor de la presse gratuite d’information, accessible sur papier et sur le Net. Lancés en 2002 en France, les quotidiens gratuits d’information sont aujourd’hui présents dans une vingtaine de pays. Selon l’OID (association pour le contrôle de la diffusion des médias), en France, trois gratuits généralistes à couverture nationale se disputent en tête : avec environ un million d’exemplaires diffusés en 2011, Direct matin créé en 2007 – édité en partenariat entre Bolloré Médias et Le Monde - ; 20 minutes créé en 2002 – par un actionnaire norvégien Schibsted ASA à 50 % et deux filiales de Ouest France ; enfin Metro créé en 2002 – propriété de Métro International à 66 % et de TF1 à 34 % - un peu plus en retrait avec moins de 800 000 exemplaires. Journaux accessibles à une population active, plutôt jeune et urbaine, les « gratuits » ont contribué au bouleversement du secteur de la presse écrite, déjà fortement ébranlé par Internet. En effet, les journaux payants sont à leur tour devenus partiellement … gratuits ! Dès la fin des années 1990, à l’instar de quelques grandes éditions américaines, des quotidiens comme Le Monde, Libération ou Ouest-France ont créé leur site, totalement ou partiellement gratuits. Espérant aguicher le lecteur avec un fonctionnement convivial, ils pensaient pouvoir revenir à un abonnement tarifé ou, à tout le moins, financer ce nouveau support par les recettes publicitaires. Il n’en a rien été : l’internaute du XXIe siècle refuse de payer … deux fois : une fois pour son fournisseur d’accès et une fois pour les pages qu’il visite.
Qui assume le coût de ces services ? L’intérêt des annonceurs sur ces marchés biface
En 2003, on estimait que le lancement d’un « gratuit » coûtait entre 20 et 25 millions d’euros. De même, les sites de téléchargement ont un coût : le coût de la bande passante, celui des serveurs. Qui paye ? En fait, le principe général est simple et connu : un service est offert gratuitement aux consommateurs mais le coût est payé par d’autres (les publicitaires). Qu’il s’agisse de sites Internet ou de journaux, les stratégies marketing des annonceurs ont intégré l’existence de ces nouveaux supports. Concernant les sites de téléchargement, certains sont financés entièrement par des donateurs animés par des motivations apparemment désintéressées (Anonyupload) ; d’autres par la publicité comme le fameux site cité en introduction et dont le fondateur allemand était parvenu à une fortune considérable. Contrairement au double mode de financement de la presse traditionnelle (publicité et lecteurs), la PGI est donc uniquement financée par les agences de publicité. Ainsi, la plupart des médias ont dû eux-mêmes développer leurs sites internet accessibles librement et y intégrer des contenus à un prix dit hédonique : le prix payé par les utilisateurs est leur disposition à accepter la publicité. On peut ici invoquer la notion de marché biface dans le cas des sites ou des journaux gratuits : ce sont des marchés qui supposent l’existence de 2 ou plusieurs effets de réseau indirects (ou externalités). Concrètement, plus les sites gratuits sont consultés, plus les annonceurs ont intérêt à y développer leurs produits atteignant une clientèle potentielle nombreuse ; ce faisant, plus ils développent une publicité informative ou distrayante, plus les Internautes trouvent intérêt à se rendre sur ces sites. La « culture du gratuit » n’a pas gagné massivement et brusquement les consommateurs au XXIe siècle : des études sur ce sujet ont montré qu’ils ne considèrent pas les journaux à la même aune et sont prêts à financer une partie de la publication. Mais c’est bien la structure de ce marché qui oblige les entreprises à développer des contenus non payants en raison d’une part de l’intérêt qu’y trouvent les annonceurs, et d’autre part de la particularité des coûts dans le domaine des médias : une fois produits, les contenus peuvent être dupliqués à un coût nul ou infime. Il apparaît alors inenvisageable de faire payer le consommateur. Soulignons enfin qu’une concurrence exacerbée règne désormais sur ces marchés, qu’il s’agisse de la presse en ligne, des chaînes de télévision ; ou des logiciels de téléchargement : d’un simple clic, en utilisant les moteurs de recherche, il est possible aujourd’hui de retrouver le contenu, limitant ainsi les possibilités de tarification. Cette forme de nécessité qui s’impose désormais au secteur culturel et des médias explique pourquoi les actionnaires acceptent de poursuivre le financement de quotidiens qui restent non rentables à l’heure actuelle ! Seuls 20 minutes et Métro (d’un point de vue international) dégagent de la rentabilité.
Les conséquences du « gratuit » : la « destruction créatrice » à l’œuvre
On peut d’abord envisager la menace bien réelle que fait peser l’accès gratuit aux œuvres ou aux journaux sur les secteurs culturel et de la presse écrite. En baisse 1 à 2 % par an depuis le début des années 2000 en France, les ventes de journaux payants s’essoufflent et peinent à trouver un nouvel équilibre. En effet, ils ont entamé une spirale descendante, la baisse de leurs lecteurs entraînant une baisse des ressources publicitaires donc une hausse des prix, associée à une baisse de la pagination. Par ailleurs, même si les journaux doivent développer leurs sites de presse, il semble qu’aujourd’hui les annonceurs préfèrent associer leurs publicités aux mots-clés tapés sur les moteurs de recherche, identifiant ainsi immédiatement leur cible. Les plus grandes rédactions sont financièrement à bout de souffle. Est-ce provoqué par la diffusion des « gratuits » ? L’impact serait en réalité plutôt limité au regard des effets du numérique en général sur le marché des médias. En réalité, les journaux gratuits peuvent avoir un effet d’émulation sur la presse payante, comme l’indique le rédacteur en chef de La Provence en vantant l’impact positif de son « gratuit » ;(Marseille plus) ;en termes d’infographie par exemple. Au-delà, ils visent en réalité un lectorat différent au point que certains n’hésitent pas à considérer qu’entre presse payante et gratuite, ce ne sont pas les mêmes produits … Sur le segment de la PGI, le lecteur disparaît. En lieu et place, c’est un simple consommateur au profil très précis qui est ciblé : une population jeune, urbaine et qualifiée, également plus féminine comparée au lectorat traditionnel. Il dispose alors d’une information que l’on considère souvent comme pauvre, fruit d’un travail journalistique au rabais, mêlant dans des articles courts et rapides, l’international aux « actus people ». Au demeurant, certains gratuits ont entrepris de s’orienter délibérément vers les jeunes (comme Citato) ou vers les femmes (Femmes en ville). La presse payante ne se situe donc pas réellement en opposition frontale avec les quotidiens gratuits. En revanche, les NTIC l’obligent à repenser son avenir en proposant de nouveaux modèles associant gratuité et paiement. Paradoxalement, certains envisagent les récentes innovations numériques comme possibles moyens de redynamiser la presse payante : les tablettes numériques, apparues en 2010, permettent de rendre l’abonnement à tarif préférentiel plus riche et convivial.
La menace du téléchargement illégal sur l’industrie culturelle
Quelques données bien connues… A l’occasion du Midem (marché international du disque et de l’édition musicale) de janvier dernier, des chiffres récents ont été publiés : le marché de la musique enregistrée affiche un résultat négatif pour la 9è année consécutive ; les ventes de CD ont été divisées par 2,5 depuis 2002. Le marché du DVD est exsangue : la location de DVD est passé de 5500 boutiques et automates en 2004 à 2200 en 2010. Il faut ici porter une exception sur le marché du cinéma qui se porte bien malgré la présence des copies de film facilement accessibles : en effet le réel service offert par les multiplexes construits en masse depuis 2000 et la créativité des productions françaises soutiennent ce secteur. La fréquentation des salles de cinéma est passée de 150 à 200 millions de spectateurs par an. Sur ces marchés, le demandeur n’est plus un mélomane, amateur de musique ou de cinéma mais un consommateur avide de nouveautés qui finance indirectement - en achetant les produits vantés par les publicités - les sites de téléchargement, lesquels ne rémunèrent pas les créateurs à l’origine des connexions ainsi que leurs intermédiaires (producteurs, éditeurs). Le droit d’auteur, nécessaire au fonctionnement du marché selon les économistes institutionnalistes tels que D. North, est quotidiennement bafoué. L’innovation et la création, reconnues comme ressources rares, paraissent alors menacées.
Quelles réponses au déclin de cette industrie ?
La loi française « Création et internet » dite loi Hadopi de 2009 vise à lutter contre le piratage essentiellement par la répression ;molle : c’est le processus de « réponse graduée ». A l’issue de trois avertissements, l’internaute contrevenant peut voir sa connexion suspendue. Fruit de longs débats, cette loi est très tôt apparue décalée face aux pratiques de téléchargement, et aussi stérile tant elle oppose l’artiste à son public. Dans le chapitre de la nécessaire régulation, beaucoup demandent alors aux fournisseurs d’accès à Internet (Free, Orange, …) de faire preuve de vigilance en supprimant les contenus illicites. D’autres réclament aux hébergeurs et opérateurs du numérique de ne pas référencer les sites illégaux. Enfin, une « taxe culturelle » - parfois appelée « taxe Google » - appliquée aux grands opérateurs du Net est réclamée afin de favoriser la création. Si d’aucuns s’accordent à reconnaître une nécessaire régulation sur ce marché, ces solutions paraissent limitées, vaines, face à l’inexorable progression du partage de contenus dématérialisés.
Une révolution en marche ?
Le numérique apparaît parfois comme une source d’opportunités nouvelles. Déjà, de nouveaux services payants concurrencent le téléchargement illégal : c’est le cas du VaD (Vidéo à la Demande) fourni par les principales chaînes de télévision qui permet au consommateur d’obtenir une séance à domicile. Qu’il s’agisse de la vente en lignes, des abonnements ou du streaming financé par la publicité, le numérique représente une ressource pour l’industrie culturelle en forte progression : 21% de la musique enregistrée par exemple, en progression de 5 points par rapport à 2010. Toutefois, la notion d’œuvre ou encore d’artiste a été bousculée, remettant en question un quelconque droit associé. D’une part, les internautes deviennent acteurs à part entière de la promotion de leur artiste avec le développement des labels communautaires (MyMajorCompany) qui peuvent générer une rentabilité élevée ... en cas de succès. En outre, la dématérialisation des œuvres abaisse les barrières à l’entrée du milieu artistique et permet l’autopromotion ou l’autoproduction. Certains artistes (comme le groupe de rock Radiohead) mettent en ligne leur album en laissant le soin aux Internautes d’en fixer le prix (6 $ au final), pour un album qui s’est vendu à 3 millions d’exemplaires. Au-delà, les outils disponibles sur la Toile permettent de transformer, remixer une série, une chanson, de la détourner et d’en faire … un autre produit. L’auteur tend alors à devenir multiple. On considère parfois cette désacralisation de l’artiste comme positive sur le terrain de l’innovation car la protection des auteurs favorise les phénomènes de rente que Schumpeter n’avait pas déniés : un artiste (et ses descendants) peuvent ainsi vivre de nombreuses années grâce à un succès passé.