Kevin O’Rourke est Professeur d’économie au NYU Abu Dhabi.
Entretien réalisé par Béatrice Couairon par téléphone le vendredi 5 juin 2020.
Béatrice Couairon - Voyez-vous dans cette crise du Covid-19 une grande rupture du XXIème siècle ?
Kevin O’Rourke :
Ce n’est pas encore sûr à mon avis. S’ils trouvent un vaccin rapidement, alors peut-être que les choses retourneront vers la normale assez rapidement. Il y aurait des séquelles sur le long terme sans doute mais pas forcément si dramatiques que cela. Mais l’on ne sait pas encore. Nous pourrions peut-être dire qu’il n’y a pas seulement eu cette crise-ci mais qu’il y a eu aussi la crise de 2008 – 2009 qui a duré jusqu’en 2015 en Europe, dans la zone euro. Cette succession de crises très graves l’une après l’autre a montré les limites du marché. On a vu qu’en temps de crise il faut faire appel au gouvernement. On peut penser que cela va marquer les esprits et qu’on ira, même si on trouve un vaccin assez rapidement, vers un monde où le temps du tout-marché sera révolu, où l’on fera encore appel à l’État-Providence, à l’État-assureur.
Pensez-vous que cette crise va modifier profondément le commerce international qui avait par ailleurs déjà été assez marqué par la crise de 2008 ?
Je pense que, rien n’est sûr pour le moment, mais l’on a l’impression que le Covid-19 accélère peut-être des tendances qui étaient déjà là. Même avant le Covid-19, il y avait des tensions auxquelles était soumis l’ordre très libéral international. On a vu depuis une bonne décennie et encore plus loin que cela, qu’il y a des tensions politiques liées au commerce international. Il y a des gagnants, des perdants, surtout à la suite de l’entrée de la Chine dans l’OMC au début du siècle. Tout cela n’a rien à voir avec le Covid-19 mais il y avait déjà des tensions. On l’a vu, avec le résultat des votes de 2016 au Royaume-Uni et aux États-Unis et on le voit aussi sur le continent, en France. Je suppose que le Covid-19 nous révèle l’ampleur des inégalités qui étaient déjà là car l’expérience du confinement a été très différente si l’on était aisé ou non. C’est encore un argument pour ceux qui souhaiteraient qu’il y ait un peu moins de marché dans les relations internationales. Donc je le verrais surtout comme un accélérateur.
Doit-on également craindre une crise des institutions internationales ? Je pense notamment à l’OMS pointée du doigt par les États-Unis. Pensez-vous que c’est la fin du multilatéralisme qui avait émergé avec ces institutions ?
C’est une très bonne question. J’aimerais faire la distinction entre le multilatéralisme et la mondialisation. Je crois que c’est une distinction qui sera très importante dans les années à venir. Commençons par la mondialisation : comme je viens de le dire, il y a eu déjà des tensions pendant un bon moment et on peut se demander si vraiment il faut que les libéraux et ceux qui sont pour le multilatéralisme prennent toujours de nouveaux accords commerciaux puisqu’on vit déjà dans un monde qui est très mondialisé. Est-ce vraiment la bonne voie ? Est-ce que surtout ce sera soutenable politiquement ? Cela est un des deux côtés.
De l’autre côté, lorsque l’on vit une crise comme celle-ci, on voit que la coopération internationale est quand même très importante. Il y a d’autres crises aussi, le réchauffement climatique par exemple, on ne fera rien seul. On peut s’isoler d’un virus, on ne peut pas s’isoler du réchauffement climatique. Donc pour cela, il faut la coopération internationale.
La question est de savoir si ceux qui sont pour le multilatéralisme peuvent bien distinguer entre d’un côté le multilatéralisme et de l’autre côté les marchés et la mondialisation car s’ils font l’amalgame entre les deux, alors à ce moment-là, on pourrait craindre que ce sera le multilatéralisme qui perdra dans l’opinion publique. Vous avez mentionné l’OMS et c’est un bon exemple. On a besoin d’une OMS qui soit performante. J’ai lu avec intérêt par exemple des enquêtes dans Le Monde, qui n’est pas un journal pro-Trump, où l’on a longuement vu les défaillances de l’OMS au début de cette crise. Là aussi il me semble que c’est très important de ne pas tout mélanger, de ne pas faire des amalgames.
Donc c’est vrai que si Trump, qui est raciste ou qui au moins fait appel aux sentiments racistes parmi certains électeurs aux États-Unis, critique l’OMS et la Chine, c’est sans doute pour des raisons peu louables. Le fait que Trump critique l’OMS et la Chine dans cette crise ne doit pas faire en sorte que tous les libéraux se disent que dans ce cas-là, il n’y a rien à reprocher à l’OMS car l’organisation est censée être là pour nous protéger de crises comme celle que nous vivons.
Cette crise-là est quand même la crise la plus grave depuis la Deuxième Guerre mondiale donc il y a eu faute quelque part, il y a eu certainement faute lorsqu’il s’agit de dire des choses que la Chine ne voulait pas qu’ils disent au début de cette crise. Donc il faut réformer l’OMS, c’est ça l’enjeu, ou créer une nouvelle organisation. Il me semble, l’enquête du Monde l’a bien souligné, que le problème pour l’OMS c’est que c’est un organisme qui est très intergouvernemental. Donc ce n’est pas supranational comme l’Union européenne, tous les gouvernements qui y participent doivent être d’accord sur tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait. Or, la Chine est un membre, un membre important, donc si la Chine ne veut pas que l’OMS nous dise qu’il faut par exemple limiter les vols et les voyages internationaux, l’OMS va dire qu’il n’y a pas encore de preuve qui démontre que c’est une bonne idée. Mais le problème, c’est que d’un côté cela représente la vision intergouvernementale, mais que de l’autre côté, cela peut être vu comme une chose purement neutre et scientifique. Cela peut être un moyen par lequel les points de vue d’un gouvernement se confrontent de façon pas forcément optimale. Il y a un chantier là, il faut réformer mais pas abolir. C’est là me semble-t-il, où les Européens peuvent se distancer de Trump.
Mais il ne faut pas être naïf. Il me semble que, surtout si vous êtes pour les organisations multilatérales, en disant que c’est à eux qu’il faut faire confiance lorsque surviennent des crises mondiales. Si on est de ce point de vue-là, il faut vraiment que cette organisation soit performante. Si vous êtes nationalistes et que l’OMS échoue, peu importe. Si vous êtes multilatéraliste, c’est très grave. Donc il me semble que c’est aux Européens d’essayer de réformer cela mais aussi de poursuivre le chantier du changement climatique où vraiment les enjeux sont probablement encore plus graves à long terme que ceux que pose le virus.
Justement vous parlez de l’Europe, est-ce que vous avez une vision optimiste ou pessimiste ? L’Europe a eu du mal à être unie déjà en début de crise du Covid-19, pensez-vous qu’elle va apporter une solution aujourd’hui face aux difficultés économiques dans lesquelles les pays vont être plongés ?
Le bilan de l’Europe est mitigé, je crois que probablement, on aurait une crise beaucoup grave s’il n’y avait pas l’Europe mais quand même, l’Europe, semble-t-il, a eu un bilan mitigé au début. Il y a eu, par exemple, ce scandale où des équipements médicaux qui étaient en provenance de Suède et qui allaient être acheminés vers l’Italie et l’Espagne se trouvaient en France et dont l’exportation a été bloquée par la France. C’était vraiment un grand scandale. Mais, de l’autre côté, on voit que lorsque les gouvernements ont fermé leurs frontières pour des raisons sanitaires, grâce à l’Europe on a su conserver les liens commerciaux entre les pays. L’Europe a eu un rôle assez utile là-dedans. Donc d’un côté comme de l’autre il y a du pour et du contre, des plus et des moins.
Maintenant, tout le monde parle de financement, peut-être que cela peut être un peu utile pour le moment. Je crois qu’à long terme, si on pense à cette crise et aux leçons qu’on pourra en tirer, la grande leçon c’est qu’on habite un monde qui est quand même dangereux. On l’a oublié parce que depuis 1945 quasiment, on n’a pas eu vraiment d’énorme crise en Europe occidentale. Il y a eu des crises, mais pas de façon à faire trembler la Terre entière, qui pose des risques à notre style de vie habituel.
Là, on voit que quand même il y a de très mauvaises choses qui peuvent survenir et donc quand Macron dit qu’il faut une Europe qui protège, il le disait déjà avant cette crise, je crois qu’il a bien vu politiquement, on aura besoin d’État qui protège et dans ce cadre-là l’Europe aide les États à protéger. C’était ça le but original de l’Europe, ce n’était pas seulement un marché, c’était un marché mais encadré qui protégeait en même temps. Si vous lisez le Traité de Rome, vous verrez qu’il y a des choses là-dedans concernant l’égalité de salaire hommes - femmes, concernant les vacances, concernant toute sorte de choses qui aidait la classe ouvrière à mieux vivre après le traumatisme des deux guerres et de l’entre-deux-guerres. C’était là pour encadrer le marché et pour qu’il n’y ait pas une course vers le bas. Le but n’est pas seulement un grand marché, cela n’a jamais été cela, il me semble que si l’on souhaite qu’il y ait des États qui protègent l’Europe, il faut qu’il y ait par exemple des stocks d’équipements ou qu’il faut qu’il y ait une capacité de production d’équipements au cas où on en aurait besoin dans le futur. Il me semble que tout cela peut se faire bien plus efficacement au niveau européen que si chaque pays a des usines pour fabriquer des équipements au cas où.
S’agissant du changement climatique, bien sûr que l’Europe peut aider. On a le marché le plus grand du monde donc on a un poids commercial et on peut utiliser ce poids commercial pour inciter les autres à jouer le jeu et à limiter leur production de carbone. Oui je crois que l’Europe a un rôle à jouer dans le futur, certainement, il faut seulement qu’il y ait la volonté politique. Là, il me semble que cette crise-là a été d’une telle ampleur que je crois que les politiques vont quand même en tirer des leçons.
Peut-être en tirer des leçons qui justement seront utiles pour d’autres crises comme celle du réchauffement climatique ?
Exactement. Et on espère aussi que le public en tire des leçons parce que sans le public on ne peut rien faire. On vit en démocratie mais là on a vu que parfois il y a des menaces qui ne peuvent être combattues qu’à l’échelle d’une société entière. Donc, ce n’est pas toujours possible que chaque individu fasse ce qu’il souhaite sans prendre en compte la collectivité, on l’a vu avec le virus, il faut agir collectivement concernant le climat également, sinon, cela ne marchera jamais. Peut-être que les citoyens comprendront qu’il y a des problèmes que seul l’État peut résoudre, il y a alors un quiproquo : il y a le devoir des citoyens d’aider l’État à les protéger et cela peut être utile, ces leçons-là, s’agissant de crise collective dans le futur.