Une difficulté de mesure qui mène à une surestimation des musulmans
Si les études scientifiques solides paraissent assez peu diffusées dans les médias, la mesure de la religiosité fait l’objet de nombreuses enquêtes, en particulier à l’échelle européenne. Ainsi, des données très riches peuvent être tirées des European Values Studies (EVS) (1981-2009) ou encore de l’European Social Survey entre 2002 et 2008. Ce sont des enquêtes comparatives qui, depuis 1981, s’emploient à examiner notamment la réalité de valeurs communes sur le continent. Comme l’indique Hugues LAGRANGE1, les renseignements fournis sont très précis puisqu’ils abordent l’assistance au culte, la prière, les pratiques antérieures ou celles des parents et des indices de l’importance accordée à la religion.
En France, les enquêtes de la statistique publique achoppent sur une difficulté majeure : dans une volonté d’affirmation de l’esprit républicain intégrateur, la question de l’appartenance religieuse a été supprimée du recensement depuis 1872 au nom de son caractère privé et elle est aujourd’hui qualifiée de « sensible ». Ainsi, les enquêtes de l’Insee ou de l’Ined peuvent interroger sur l’appartenance religieuse et la fréquence des pratiques mais sans demander laquelle … Une autorisation expresse a toutefois été accordée par la CNIL à ces deux instituts pour mener l’enquête Etude des Relations familiales et intergénérationnelles en 2005 donnant lieu à différentes analyses vers 2008. Derrière un modèle d’intégration parfois qualifié de « color-blind » par les anglo-saxons, on trouve ici certaines limites : la pauvreté des statistiques, la difficulté de décrire avec recul le paysage religieux français. Cela peut avoir pour conséquence néfaste une surestimation du nombre de musulmans en France comme l’a montré Michèle TRIBALAT en s’appuyant sur une enquête de l’IPSOS menée l’an dernier dans plusieurs pays de l’OCDE :
Michèle Tribalat, Le Figaro, 3 novembre 2014.
Lorsqu’il s’agit de mettre en évidence l’évolution du religieux en France à l’issue des différentes vagues d’immigration, de nombreux travaux sociologiques prennent néanmoins appui sur l’enquête TeO (Trajectoires et Origines) qui s’est déroulée entre septembre 2008 et février 2009 auprès de 22 000 répondants entre 18 et 60 ans : elle vise à identifier l’impact des origines sur les conditions de vie et les trajectoires sociales, en portant un intérêt particulier aux immigrés et à leurs descendants. Elle peut être comparée à l’enquête Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS) menée en 1992. Sont observés, en mobilisant des questions proches, l’identité religieuse, le niveau de pratiques et l’éducation religieuse des immigrés en France.
Un déclin général du sentiment religieux
Comme le montrent les deux documents ci-après tirés de l’enquête citée précédemment, la France fait partie des pays voisins les plus sécularisés, au sens de Peter BERGER2, proche du « désenchantement du monde » weberien : « la religion cesse de fournir aux individus et aux groupes l’ensemble des références, des normes, des valeurs et des symboles qui leur permettent de donner sens aux situations qu’ils vivent et aux expériences qu’ils font : la religion ne constitue plus le code de sens global qui s’impose à tous ».
Selon une échelle allant de 1 à 10, l’importance de Dieu apparaît faible en France, située entre 4 et 5, à l’instar des pays protestants, anglicans ou bi-confessionnels (la Grande-Bretagne, les Pays-Bas ou la Suède). On notera aussi sur cette carte l’importance de la proportion déclarée d’athées en France, comparée aux autres pays (15 % environ). D’autres études estiment ce chiffre à 45 % lorsqu’on réduit les tranches d’âge étudiées aux 18-50 ans (voir plus loin).
L’une des dernières enquêtes françaises abonde en ce sens comme le montre la figure 2.
Figure 2 - Religion déclarée selon l'âge et le sexe
En 2005, environ 35 millions des 18-79 ans (80 %) ont ainsi pour religion d’origine ou d’appartenance le catholicisme, un peu plus de 2 millions (5 %) se déclarent musulmans, 900000 (2 %) protestants et 800 000 (2 %) d’une autre confession ; 5 millions (11 %) disent n’avoir aucune religion.
Au-delà, quelques faits saillants émergent. On constate tout d’abord un très net effet d’âge : seulement 65 % des hommes de 18-24 ans déclarent leur appartenance à la religion catholique contre 91 % des hommes de 65 à 79 ans en 2005. Face à l’affaiblissement de la religion catholique majoritaire en France, le vieillissement de la société n’induira donc pas de renouveau. Toutefois, on pourra s’interroger ici sur la pertinence d’un effet génération, eu égard au renouveau de l’Islam parmi les plus jeunes (voir plus loin).
Il existe aussi un effet de genre puisque quel que soit l’âge, la religiosité des femmes apparaît toujours plus élevée que celle des hommes. On atteint 80 % de catholiques après 35 ans chez les femmes mais après 45 ans seulement parmi les hommes par exemple. La proportion d’athées est beaucoup plus forte chez les jeunes hommes, 28 % contre 22 % pour les femmes.
Ce déclin de la religion s’accompagne d’une redistribution des confessions, issue des différentes vagues d’immigration en France. Parmi les personnes déclarant une religion, 95% des 65-79 ans se disent catholiques contre 88 % des 18-24 ans ; dans le même temps, la religion musulmane est de plus en plus représentée (moins de 2 % des 65-79 ans contre 7 % des 18-24 ans).
La sécularisation : cinq axes d’explication sociologique
Dans un petit ouvrage consacré à la sociologie des religions3, on trouve recensés plusieurs axes explicatifs à la sécularisation de la société : en premier lieu, la division du travail social énoncée par Durkheim conduit à déposséder les institutions religieuses de l’éducation, mais aussi du politique ou de la santé, conduisant à un affaiblissement de leur poids.
Incontournable sur le sujet, Max Weber a montré dans Ethique protestante et esprit du capitalisme les effets de la mondanisation, « processus par lequel une société, un groupe ou une organisation cesse de s’intéresser au monde surnaturel pour s’intéresser aux affaires de ce monde-ci ». Si les fidèles calvinistes recherchent dans les signes terrestres les preuves de leur élection, ils se détournent de la spiritualité pour voir progressivement leur horizon borné par les éléments réels. On regardera ici avec intérêt cette citation de Thomas LUCKMANN : « La proportion du Produit intérieur brut consacré au surnaturel a diminué au cours des siècles (…). On peut considérer comme une hypothèse plausible que plus les techniques économiques d’une société sont développées, et plus celle-ci connaît l’abondance, plus la proportion de son pouvoir productif consacré au surnaturel sera faible ».
En suivant un principe explicatif plus économique repris par Peter BERGER, l’affaiblissement de la tradition religieuse peut être également associé à la pluralité des offres religieuses. Si le panel de confessions disponibles offert au « consommateur » est plus large, alors les églises sont en quelque sorte mises en compétition, ce qui dessert les plus ancrées, y compris dans la complexité du message théologique délivré, qui tend à s’appauvrir.
On observe également une dissociation entre adhésion et pratiques : s’étant retirée dans la sphère privée à la faveur du processus d’individualisation général des sociétés modernes, la religion peut devenir « invisible » et se rapprocher des croyances, terme plus général et moins institutionnel. C’est la thèse de Thomas LUCKMANN qui considère que chaque religion fait désormais l’objet d’interprétations personnelles et d’un moindre conformisme manifesté à l’extérieur.
Enfin, dans la filiation wébérienne, si les domaines de la vie sociale fonctionnent davantage sur le modèle de la rationalité en finalité, la religion voit ses rôles (d’intégration, de contrôle social, de canalisation des émotions) s’amenuiser progressivement. Elle ne conserve alors que ses fonctions manifestes, plus réduites, qui gravitent autour du réconfort apporté aux hommes.
Figure 3 – Fréquence de la pratique religieuse selon le sexe et la religion déclarée (en %) Mais la progression des religions dites minoritaires en France comme l’Islam nuance nettement ce tableau : alors que l’assiduité des croyants est en chute d’une manière générale, elle ne correspond pas aux comportements des musulmans. Ainsi, comme le montre la figure 3, alors que 78 % des hommes disent ne jamais assister à un service religieux en 2008, la proportion descend à 55 % parmi les musulmans. On constatera ici que les femmes de cette confession se situent plus en retrait puisqu’elles ne sont pas tenues de se rendre sur les lieux de culte, pratique inverse à celle des catholiques …
Quelle pratique religieuse parmi les immigrés et leurs descendants en France ?
On peut très justement s’interroger sur les effets de la migration dans ce domaine : les immigrés et leurs descendants conservent-ils une plus grande religiosité ? Cherchent-ils à maintenir des liens communautaires au travers de ce rassemblement, suivant en cela la définition de Weber qui considère la religion comme « une espèce particulière d’agir en communauté » ?
Si l’on se réfère à l’enquête TeO, précédemment citée, menée en France à la fin des années 1990, Patrick SIMON et Vincent TIBERJ apportent un certain nombre d’éclairages essentiels4. En premier lieu, si 45 % des personnes de 18 à 50 ans se déclarent athées (inexistence de Dieu) ou agnostiques (scepticisme), plus des ¾ des immigrés ou de leurs descendants au même âge déclarent avoir une religion. L’expérience de l’immigration n’est pas nécessairement déterminante toutefois, c’est la religion en question qui prime car une distinction très nette apparaît entre les populations musulmanes et les autres. En effet, seuls les immigrés du Portugal maintiennent une forte référence au catholicisme (ce sont aussi les plus récemment arrivés) à l’inverse des Italiens et des Espagnols qui se rapprochent de la population majoritaire. En revanche, parmi les groupes musulmans, la religion reste très présente (43 %), y compris parmi les descendants (45 %) : ici, la transmission semble plus fréquente.
Figure 4 - Dénominations religieuses selon le lien à la migration (en %)
Quel rôle joue ici la vie en France, dans le pays hôte ? Il semble que la naissance et la socialisation parmi une population majoritairement catholique n’ait pas eu pour effet de provoquer une désaffection. Plus la religion a d’importance dans la vie des parents, plus les descendants la conservent. Dans cette enquête, des variables ont été neutralisées. Il s’avère que l’âge et le niveau de diplôme n’ont pas d’influence. Paradoxalement, on constate ainsi que l’école n’a pas joué le rôle de rationalisation de la perception du monde parmi les descendants d’immigrés. En revanche, le sexe (plutôt les femmes), le milieu social (plutôt modeste), le fait de résider en Zone Urbaine Sensible (ZUS) accroissent la religiosité des plus jeunes générations. Ces auteurs contestent néanmoins l’idée d’un « retour du religieux » que l’on peut rencontrer ici ou là : seulement 7 % de la population ici étudiée (soit un panel de 15 000 personnes représentant les 18-25 ans ayant déclaré une religion) se situe sur un niveau de religiosité supérieur à celui de ses parents quand la transmission intergénérationnelle est à 66 % une reproduction et à 25 %, une sécularisation. Ce n’est pas précisément l’avis de ceux qui se sont penchés plus récemment sur certaines populations, en fonction de leur origine géographique …
Comment analyser le renouveau de la religiosité chez les jeunes musulmans, à l’inverse du reste de la population ?
Dans la Revue Française de Sociologie, Hugues LAGRANGE avance quant à lui un renouveau religieux des immigrés et de leurs descendants. Il semble associé aux difficultés matérielles, aux discriminations ressenties dans les conditions d’existence et au contraste d’avec les valeurs de l’espace de référence. Les immigrés et leurs descendants sont ici analysés comme des acteurs pourvus de ressources minimes, dont la religion fait partie et qui leur permet d’atteindre leurs buts.
Il montre que l’importance de la religion évolue en proportion inversée de l’âge parmi les musulmans ! On peut ici présenter l’un des nombreux graphiques proposés : on constate nettement une assistance au culte plus élevée aux âges les plus jeunes contrairement à la population majoritaire. Autres exemples : les interdits alimentaires sont respectés à 90 % par les très jeunes contre 60 à 90 % chez les plus âgés ; la fréquence de ports de signes religieux ayant migré est la même que dans le pays d’origine alors qu’elle augmente de 20 points chez les plus jeunes. Il ajoute que ce sont davantage les hommes qui sont ici concernés.
Figure 5 – Assistance au culte, au moins une fois par mois : immigrés, descendants d’immigrés du Maghreb, du Sahel et de Turquie et groupe majoritaire en France, en 2008, en % Pour lui, la plupart des groupes de jeunes immigrés venus de pays musulmans renversent ainsi la tendance au déclin des attitudes religieuses et il avance trois registres d’explication.
Il s’interroge d’abord sur l’hypothèse de la religion en tant que réponse à la pauvreté et à la précarité individuelle, invoquant la logique d’une protection méta-sociale aux difficultés économiques. Toutefois, les liens de corrélation qu’il étudie ne sont aucunement probants ici. En revanche, les mêmes caractéristiques collectives le sont : autrement dit, l’habitat dans les quartiers sensibles (Z.U.S), pauvres et marqués par une forte ségrégation ethnique élève nettement le niveau de religiosité. C’est le degré de ségrégation du quartier qui est déterminant, à conditions économiques apparentées pour les individus originaires de Turquie ou du Maghreb.
Figure 6 – Importance accordée à la religion selon que l’on a un seul ou deux parents immigrés, selon le quartier de résidence et l’origine culturelle : descendants d’immigrés, en 2008, en %.
L’hypothèse de la socialisation familiale est étudiée également : conformément aux analyses décrites précédemment, il y a une moindre dilution de la religiosité parmi les enfants d’un ou plusieurs musulmans mais c’est surtout la date d’arrivée en France qui est déterminante.
Il rappelle qu’il est nécessaire de tenir compte du changement de contexte politique dans les pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Les régimes laïques ont laissé souvent place à un retour de l’Islam y compris dans son expression politique que manifestent la montée du port du voile ou encore la multiplication des candidatures de pèlerinage à La Mecque.
Les parents arrivés avant 1974, ayant quitté leur pays avant le renouveau islamique, manifestent un certain détachement religieux qu’ils transmettent à leurs enfants tandis que la tonalité religieuse est nettement plus forte pour les arrivées plus récentes.
Enfin, la religiosité est associée à une affirmation identitaire. Ce sont des minorités qui ne cherchent pas nécessairement à affirmer leur sentiment de discrimination mais bien plutôt leur altérité. Ici, les influences des pays d’origine jouent un rôle considérable, via les chaînes comme Al-Jazeera ou les sites Internet du Maghreb par exemple. « Plus les influences de l’origine sont redondantes, plus la religiosité est affirmée. Cependant, elle ne se donne pas à voir uniquement comme une expression passive de la socialisation du sujet qui n’aurait qu’un rôle de filtre des influences reçues. L’analyse convie à s’écarter de ce déterminisme passif et à prendre en compte la religiosité, non comme seule empreinte de la socialisation, mais aussi comme réponse et affirmation ». Selon lui, l’affirmation de la religion ne peut plus être associée à un inachèvement de l’intégration mais elle contribue à forger une identité à la fois intégrée et distincte. Ces jeunes que nous venons de décrire cherchent à la fois à s’accomplir dans les pays du Nord au travers d’une scolarisation réussie - que ne cessent de montrer les travaux de l’Insee, à origine sociale neutralisée - et à se distinguer au travers de différentes références culturelles et ethniques.
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Hugues LAGRANGE, « Le renouveau religieux des immigrés et de leurs descendants en France », Revue Française de Sociologie, vol. 55, 2014.
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Peter BERGER, Le réenchantement du monde, Bayard, 2001.
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Olivier BOBINEAU, Sébastien TANK-STORPER, Sociologie des religions, A. Colin, Coll. 128, 2è éd., mai 2012
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Trajectoires et origines, enquête sur la diversité des populations en France , Documents de travail, octobre 2010.