La mise en cause du thermomètre est un réflexe très partagé. La tension sur le pouvoir d’achat n’est probablement pas prête de retomber.
Inégalités contenues dans un contexte de croissance certes faible mais toujours positive vu du côté des chiffres ; recul du pouvoir d’achat et montée des inégalités du côté du ressenti. Face à ce hiatus, la mise en cause du thermomètre est un réflexe très partagé. Avant d’y céder, il faut commencer par évaluer la véritable ampleur de cet écart, pour ne pas se tromper de débat.
L’idée de divergence doit beaucoup à une confusion fréquente entre deux façons de mesurer la croissance. Les macroéconomistes s’intéressent à des agrégats : produit intérieur brut, masse du revenu disponible des ménages. Si l’un et l’autre ont connu des phases de recul dans le sillage de la crise des subprimes, l’un et l’autre ont fini par se remettre sur une trajectoire croissante. Ils sont neuf à dix points au-dessus de leurs niveaux de 2007. Mais ce ne sont pas ces chiffres-là qu’il faut comparer au ressenti du pouvoir d’achat. Il faut au minimum les rapporter à l’évolution de la population ou, mieux encore, du nombre d’unités de consommation, afin de tenir compte de la réduction de la taille des ménages : des ménages de plus en plus petits bénéficient de moins d’économies d’échelle que des ménages de plus grandes tailles.
Il se trouve que ces deux facteurs ont absorbé le peu de croissance globale qui a été observé depuis la crise, avec un revenu disponible par unité de consommation qui, en 2018, était très proche de sa valeur de 2007 : sa reprise progressive depuis 2014 a tout juste suffi à effacer la flexion qu’il a connu de 2010 à 2013. Le message s’avère donc finalement très en phase avec le sentiment de stagnation ou de recul du niveau de vie. Un niveau de vie par unité de consommation qui fait du surplace, cela veut dire du surplace ou du quasi-surplace au niveau individuel pour une large partie de la population, et des mouvements symétriques à la baisse et à la hausse pour le reste de cette population, soit donc une majorité d’individus dont le pouvoir d’achat n’a que très peu varié ou bien a régressé. La croissance globale est devenue trop faible pour éviter qu’il en soit ainsi.
Par ricochet, ce constat donne une clé d’explication de l’autre hiatus, celui entre mesure et perception des inégalités. Le constat sur les inégalités dépend de l’indicateur retenu, sans qu’aucun ne suggère la très forte croissance enregistrée outre-atlantique. Mais cette inégalité stable ou contenue sera d’autant plus négativement ressentie que l’arrêt de la croissance ferme les perspectives de progression individuelle. Les inégalités sont mieux tolérées lorsque l’ensemble de la population est prise dans un mouvement généralisé de croissance de niveau de vie. Tel n’est plus le cas quand la croissance se bloque. La sensibilité aux inégalités qui en découle est d’autant plus forte qu’elle se nourrit de la visibilité médiatique d’un nombre réduit de cas situés à l’extrême limite de la distribution des revenus.
Tout ceci n’épuise pas la question de l’écart entre mesure et ressenti. Il ne s’agit pas d’affirmer que les statistiques sont inattaquables et n’ont nul besoin d’évoluer ou d’être complétées. Une question toujours épineuse est celle de la façon dont se fait le passage des revenus nominaux au pouvoir d’achat. Ce sont les premiers qui sont connus avec le plus de fiabilité, grâce à l’appui sur les sources fiscales. La mesure des prix s’appuie aussi sur un nombre considérable de relevés de prix de biens et services, seule façon d’aller au-delà du ressenti subjectif qui surpondère les biens dont la consommation est la plus répétitive et qui tend à juger bien trop favorablement ce qu’était le niveau passé des prix.
L’idée de divergence doit beaucoup à une confusion fréquente entre deux façons de mesurer la croissance
Mais de nombreux sujets n’en existent pas moins. Par exemple, prend-on au mieux en compte l’impact du renouvellement des produits ? Les baisses de prix ou les gains de service rendus à prix constants qui sont permis par les nouvelles technologies profitent-ils bien à tout le monde de la même manière ? Si ce n’est pas le cas, c’est une autre source de fracture possible entre catégories de population. Vieux sujet également : comment bien prendre en compte le logement dont les hausses de prix enrichissent ceux qui en sont détenteurs et contraignent financièrement ceux qui veulent le devenir. Comment aller dans ce cas au-delà de l’affirmation légitime mais réductrice que les deux phénomènes s’équilibrent « en moyenne » ?
Les inégalités sont mieux tolérées lorsque l’ensemble de la population est prise dans un mouvement généralisé de croissance de niveau de vie
Enfin, comment mieux faire comprendre la différence entre mesures des prix et du coût de la vie ? Mesurer les prix, c’est mesurer comment évolue ce qu’il en coûte de se procurer un panier de biens et services rendant un service aussi constant que possible d’une période à l’autre. Mesurer le coût de la vie, c’est calculer ce qu’il en coûte de vivre à un moment donné selon des normes ou obligations de consommation qui évoluent au cours du temps. Une autre clé du sentiment de déclassement, c’est le problème de la course poursuite entre le pouvoir d’achat et ces normes de consommation. Seule une croissance soutenue permet de maintenir la distance entre les deux, or les chances sont très faibles de retrouver la forte croissance qui a caractérisé les Trente Glorieuses. L’impératif est même à une croissance sobre et donc très modérée. La tension sur le ressenti du pouvoir d’achat n’est probablement pas prête de retomber.
Évolutions du PIB, du revenu disponible brut total et par unité de consommation (base 100 en 2007)
Source : Insee, comptes nationaux