Lors des grands fléaux (famines, guerres, épidémies) qui ont frappé régulièrement l’humanité, mais que l’on a eu tendance à oublier dans les pays riches depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les sphères de « solidarités traditionnelles » que sont la famille, l’environnement immédiat ou encore le village, ont toujours permis l’entraide et le soutien aux plus démunis. Ces sphères de solidarité ont décliné du fait du recul de ces grands périls, mais ont été affectées aussi par la mise en place d’une « solidarité institutionnelle » (en France, l’Etat-providence à partir de 1945) qui a permis la prise en charge collective des grands risques de l’existence, à savoir la maladie, le chômage et la vieillesse, et qui s’est peu à peu substituée aux solidarités de proximité. De manière plus conjoncturelle, on pourrait aussi penser que ces solidarités de proximité sont aujourd’hui encore plus menacées par les décrets du gouvernement qui visent à réduire les contacts physiques afin d’endiguer la progression du virus. Mais est-ce vraiment le cas ? Par ailleurs, de nouvelles formes de solidarité, et tout particulièrement les solidarités numériques (réseaux sociaux, messageries instantanées, chats vidéo…) ne s’affirment-elles pas aussi ?
En premier lieu, il importe de voir que les solidarités traditionnelles sont bien vivantes. La famille, par exemple, est passée par les temps qui courent de « valeur refuge » à valeur réaffirmée. Dans de nombreuses familles, dès l’annonce du confinement, la solidarité intergénérationnelle s’est affirmée, permettant d’accueillir autour de la « génération-pivot » aussi bien les parents les plus âgés que les enfants qui ont quitté récemment le foyer. C’est ainsi que les frères et sœurs, les parents, les enfants, voire les vieilles tantes et les cousines, sont nombreux à se serrer les coudes devant cette crise sanitaire. Au-delà de la solidarité familiale, la lutte contre le coronavirus a fait naître à travers toute la France des actions de solidarité inédites. Comme le dit fort justement le sociologue Jean Viard, « alors qu’avant la crise sanitaire, nous étions dans une société où la majorité de nos concitoyens estimaient que le bonheur était dans leur vie privée et le malheur dans la vie publique, ces valeurs sont maintenant en train de s’inverser ». On peut en citer de nombreux exemples comme les solidarités de voisinage qui s’exercent à l’égard des personnes âgées ou isolées, les aides pour les gardes d’enfants ou la promenade d’animaux domestiques, les actions municipales pour apporter de la nourriture ou d’autres formes de soutien aux administrés, etc.
En second lieu, on observe en effet que les nouvelles technologies démultiplient actuellement les liens sociaux, en inventant d’autres formes de communication comme par exemple les repas pris en commun par l’intermédiaire d’écrans, les jeux de société joués à distance, ou encore les activités physiques ou intellectuelles (cours, coaching sportif, leçons de musique…). D’une certaine façon, il semble bien que dans cette période de crise, les Français inventent de nouvelles formes de communication qui renforcent, et même amplifient les relations sociales existantes.
Si on ne peut que se féliciter de ce phénomène qui illustre une fois de plus que les grands bouleversements sont aussi des moments importants d’innovation dans les sphères économique et sociétale, il n’en reste pas moins que la crise approfondit aussi les fractures sociales existantes. Les personnes seules, âgées, fragiles, bref toutes celles qui ne sont pas connectées souffrent plus que les autres de la rupture des liens sociaux, le seul lien avec l’extérieur restant la télévision, qui demeure encore une action de communication à sens unique. Evidemment, les pouvoirs publics sont conscients depuis un certain temps de l’existence d’une « fracture numérique », l’expression étant calquée sur celle de « fracture sociale », employée par Jacques Chirac lors de la campagne présidentielle de 1995. Cette fracture numérique se constate comme le montre le graphique ci-dessous aussi bien au niveau des territoires (fracture numérique géographique) qu’au niveau de l’âge (fracture numérique générationnelle), ou encore selon d’autres variables classiques, comme le niveau d’instruction ou le revenu.
Mais la crise actuelle a accéléré l’action du gouvernement français pour aider les 13 millions de français éloignés du numérique parce qu’ils ne savent pas se servir d’internet ou parce qu’ils ignorent comment réaliser des démarches en ligne. Puisque le numérique est désormais un « bien vital dans notre société », le gouvernement a lancé le 29 mars 2020 le site solidarite-numerique.fr, une sorte de centre pédagogique destiné à accompagner toutes les personnes en souffrance avec internet et à les conseiller dans l’utilisation des outils numériques. L’initiative gouvernementale est d’ailleurs relayée par les collectivités locales, avec les communes en première ligne, qui amplifient désormais de nombreuses initiatives d’inclusion numérique qui ont pris naissance il y a quelques années.