La question du risque apparaît en Europe avec la Renaissance, au moment où les premiers armateurs ont décidé de se protéger des périls maritimes en mettant en place des mécanismes d’assurance, c’est-à-dire à l’époque de la première modernité, où l’humanité se met à concevoir la politique en fonction de critères rationnels (économiques, démographiques…), et non plus, comme par le passé, en fonction de considérations religieuses. A partir de là va progressivement se mettre en place une société assurantielle, dont François Ewald (L’Etat providence, 1986) situe le point de départ avec la loi de 1898 sur les accidents du travail qui crée la notion de risque professionnel. Alors que jusque-là l’accident du travail était pensé comme la conséquence d’une faute individuelle, il devient un risque inhérent au développement industriel (un « risque social »). Et en même temps que la réparation de l’accident du travail devient pensée comme la réparation des dommages consécutifs à l’existence d’un risque calculable (ce qui suppose l’émergence préalable d’une science de la statistique, notamment avec Adolphe Quételet au milieu du XIXème siècle), le principe libéral de responsabilité est désormais remplacé par un principe de solidarité au sein d’une nouvelle entité qu’est la « société » : le risque est désormais socialisé.
La reconnaissance du risque social engendre une nouvelle ère, celle où la société se trouve fondée à intervenir dans le champ économique avec des visées sociales. C’est sur cette base que se sont développés les Etats providence bismarckien (en Allemagne dès la fin du XIXème siècle) et beveridgien (du nom de William Beveridge qui en énonce les principes en 1942 dans son rapport remis au Parlement britannique), permettant la mise en place d’un système de protection sociale qui assure les individus contre la maladie, fournit un régime de retraite, et aussi une assistance aux personnes sans ressources. De cette manière, les risques individuels, qu’il s’agisse de la maladie, de la vieillesse ou du chômage, ont été progressivement évacués et transférés sur la collectivité.
Voir le chapitre de première « Comment l’assurance et la protection sociale contribuent-elles à la gestion des risques dans les sociétés développées ? »
Si ce que l’on appelle la « publicisation des risques » affecte tous les risques de l’existence individuelle précédemment décrits, le champ de ceux-ci s’étend désormais aussi à de nouvelles strates de risques collectifs que sont les catastrophes naturelles, le terrorisme, ou encore les épidémies. Dans ces domaines, l’Etat contemporain essaie de se comporter en bon gestionnaire, appliquant des politiques dont les champs d’action les plus variés vont de la prévention à l’administration, en passant par l’assurance et l’indemnisation. On assiste ainsi progressivement au XXème siècle à une « mise en risque du monde », ce qui signifie que les événements que l’on attribuait naguère à des facteurs indépendants de l’action humaine font désormais l’objet de mesures de la part des pouvoirs publics pour les prévenir et essayer de les enrayer lorsqu’ils sont survenus. Ce changement d’attitude de la part de l’Etat est très net quand on compare par exemple la gestion de la crise du Covid-19 et celle de la grippe espagnole de 1918 (voir le décryptage « Peut-on comparer le Coronavirus avec la grippe espagnole ? »).
Or, dans la période actuelle, la production sociale de richesses est de plus en plus corrélée avec la production de risques (Ulrich Beck, La société du risque, 2001). Les risques de la « nouvelle modernité » sont nombreux, parce-que nos sociétés produisent de plus en plus de biens matériels, et que ces risques peuvent être considérés comme des externalités d’activités productives : en même temps que l’on accumule les marchandises et que le bien-être de chacun s’accroît, les nuisances prolifèrent, qu’il s’agisse de la pollution, du risque nucléaire, du dérèglement climatique et de ses conséquences, ou encore de la propagation des virus comme dans la période actuelle, rendue plus facile avec l’intensification des échanges internationaux et le progrès des moyens de transport. Et les risques progressent d’autant plus que, au moins jusqu’à présent, il y a dans nos sociétés capitalistes un consensus pour viser avant tout l’accroissement des richesses matérielles.
Jusqu’à un certain point, les nouveaux dangers sont maîtrisés grâce au progrès scientifique et technologique, et grâce aussi à l’efficacité de l’action de la puissance publique qui s’appuie grandement sur ceux-ci. Mais la crise actuelle révèle bien les limites de notre capacité collective à gérer ces risques majeurs. Dans la crise du Coronavirus, le doute atteint la science elle-même, sur laquelle s’appuie l’action des pouvoirs publics. En matière de risque épidémiologique, le doute ne date d’ailleurs pas de la crise du Covid-19. Pour ne prendre qu’un exemple récent, l’épidémie de grippe H1N1 en 2009 a suscité bien des controverses, les pouvoirs publics ayant pris très au sérieux la menace, alors que des spécialistes réputés affirmaient sa bénignité, avec des propos relayés dans les médias. De même, aujourd’hui, on ne connaît pas vraiment le degré de gravité du Coronavirus (même si les chiffres sont alarmants, ils n’ont rien à voir avec ceux de la grippe espagnole de 1918), on ne sait pas vraiment quelle peut être son évolution (saisonnier ou pas, passager ou récurrent…), et une grande incertitude existe également sur le traitement de la maladie, comme le montre la controverse scientifique sur l’efficacité de la chloroquine.
L’incertitude affecte la science, et elle affecte aussi le facteur humain, dont les pouvoirs publics n’ont pas la maîtrise, et tout particulièrement dans les démocraties libérales (voir Peretti-Watel, La société du risque, 2010) Le plan mis en place par les gouvernements suppose que la population coopère, mais la coopération ne va pas toujours dans le sens attendu. Actuellement, la stratégie du confinement généralisé de la population appliquée en France comme dans un certain nombre de pays a fonctionné. Mais comment la population va-t-elle réagir si le confinement se prolonge, suite à une deuxième vague dont l’éventualité demeure possible ? Par ailleurs, si la crise dure longtemps, les mesures prises pour prévenir le risque sanitaire ne peuvent-elles pas engendrer d’autres risques, au moins aussi importants que le risque initial ? On pense évidemment au risque économique, que les pouvoirs publics ont tenté de limiter par le soutien aux entreprises et un dispositif de chômage partiel, mais ces mesures n’empêcheront pas certaines faillites, et cela d’autant plus que le confinement va durer, sans compter bien sûr sur les difficultés de gérer l’accroissement des déficits et de la dette publics qui vont en résulter, et l’incertitude déjà présente dans les esprits sur la gestion post-crise (va-t-on accentuer la pression fiscale ? Pour quelles catégories de contribuables ?). Tous ces éléments font que le plan de crise risque d’être la première victime de la crise.
Dans ces conditions, pour éviter que la société contemporaine ne devienne un lieu de méfiance généralisée (envers l’Etat, envers la science, envers les « élites »), Beck plaide pour une « modernité réflexive », à savoir une modernité où la société civile se repense elle-même, ce qui suppose que les connaissances minimales nécessaires à la compréhension des risques et des alternatives envisageables soient acquises par tous les individus. Cela nécessite l’extension du « subpolitique », à savoir un déplacement des lieux de production du politique, des institutions traditionnelles comme le gouvernement ou le parlement vers des lieux décentralisés comme l’hôpital, l’entreprise, dans lesquels la politique se déconcentre dans des réseaux de discussion, de négociation et de résistance individuelle, bref des lieux où s’invente une nouvelle forme de légitimité démocratique. Ce renouvellement de la démocratie sous la forme d’une « démocratie délibérative » semble bien s’accélérer au cours de la crise du Coronavirus.